1.3.1.2. Influence du contexte tonal et attentes cognitives

Afin de prendre en compte la redondance entre régularités acoustiques et tonales, des études ont cherché à contrôler les régularités acoustiques dans les stimuli musicaux utilisés, soit en analysant a posteriori l’influence respective de ces régularités dans leurs résultats expérimentaux, soit en contrôlant directement les régularités acoustiques dans leur matériel expérimental. Les études optant pour l’analyse a posteriori ont effectué des analyses de régression sur leurs données expérimentales pour séparer la variance expliquée par les régularités acoustiques et tonales. Par exemple, Bigand et Pineau (1997) ont étudié l’amorçage d’un accord cible par un contexte de séquence d’accords. Les accords du contexte étaient variés de sorte que l’accord cible était soit tonalement relié (accord de tonique, I) soit moins relié (accord de sous-dominante, IV). Les résultats montraient un amorçage des accords de tonique par rapport aux accords de sous-dominante. Or, la tonique était plus fréquente dans le contexte que la sous-dominante. Pour s’assurer que ce résultat n’était pas dû à un amorçage sensoriel (dû à la plus grande fréquence de la tonique dans le contexte), une analyse de régression a été effectuée sur les temps de réponse, avec comme variables les valeurs de similarités de hauteur (pitch commonality : Parncutt, 1989), la fréquence d’occurrence et les moments d’occurrence dans le contexte de l’accord cible, et la fonction tonale de l’accord cible. La fonction tonale de l’accord cible était la seule variable contribuant directement aux temps de réponse, ce qui plaide pour une influence prépondérante de la tonalité sur l’effet d’amorçage observé. Un autre exemple est l’étude de Hébert, Peretz et Gagnon (1995), qui a évalué la sensibilité des auditeurs aux relations tonales en utilisant une tâche de « note sonde » avec des mélodies. Des analyses de régression sur les jugements de complétion des participants ont montré que ceux-ci reflétaient principalement la hiérarchie tonale, même si la répétition (i.e., le fait que les notes sondes apparaissaient ou pas dans les mélodies) avait également une influence sur les jugements de complétion.

Une approche expérimentale plus stricte consiste à contrôler les régularités acoustiques (comme la répétition) dans les stimuli. Comme vu au 1.2.1.3, Krumhansl (1979, Expérience 2) a montré avec une tâche de mémoire que les notes les plus importantes dans la hiérarchie tonale étaient plus stables en mémoire. Dans cette expérience, les participants devaient mémoriser une première note (note « standard »), puis après intervention d’une courte séquence mélodique, la comparer à une deuxième note (note « test »). Krumhansl a observé qu’une note « standard » non-diatonique était plus souvent confondue avec une note diatonique « test » que l’inverse. Cependant, l’interprétation de ce résultat était affaiblie par le fait que les notes à comparer étaient répétées dans la mélodie interférente lorsqu’elles étaient diatoniques mais pas lorsqu’elles étaient non-diatoniques, et donc le renforcement en mémoire induit par la répétition aurait pu expliquer l’asymétrie observée. Krumhansl (1979, Expérience 3) a pu rejeter cette interprétation alternative en utilisant des mélodies interférentes ne contenant aucune des notes à comparer (donc en contrôlant la répétition). La réplication des résultats a permis de confirmer l’interprétation de l’asymétrie contextuelle comme témoignant d’une représentation plus stable en mémoire des notes diatoniques que des notes non-diatoniques. Un deuxième exemple de contrôle des facteurs sensoriels (répétition, similarité acoustique) dans le matériel expérimental est l’étude de Bigand (1997) qui s’est intéressée aux jugements de stabilité des notes en fonction de leur contexte mélodique. Dans cette étude, des paires de mélodies étaient construites de façon à ce que les deux mélodies d’une paire soient dans des tonalités différentes tout en ne différant que par quelques notes. Les participants devaient juger le degré de stabilité des notes des mélodies. Les profils de stabilité ainsi obtenus étaient significativement différents entre les deux mélodies et suivaient la hiérarchie tonale de la tonalité des mélodies.

Les facteurs sensoriels ont également été contrôlés dans des études utilisant le paradigme d’amorçage. Bharucha et Stoeckig (1987, Expérience 1) ont pris soin d’utiliser des accords amorces et cibles qui n’avaient pas de notes en commun. Par exemple, si l’accord amorce était l’accord de Do Majeur (do-mi-sol), la cible reliée était l’accord de Sib Majeur (sib--fa) et la cible non reliée l’accord de Fa# Majeur (fa#-la#-do#). Cette absence de notes en commun assurait le contrôle de la répétition de notes. La tâche expérimentale était un jugement de consonance/dissonance (les accords dissonants étaient créés en abaissant la hauteur d’une note de l’accord cible). Pour les cibles consonantes, les pourcentages de réponses correctes étaient plus élevés et les temps de réponse étaient plus rapides pour les cibles reliées que non reliées, ce qui indique que la relation tonale entre deux accords facilite le traitement du deuxième. Cependant, le contrôle de la répétition ne suffit pas à contrôler entièrement la redondance acoustique : les sons musicaux sont des sons complexes et deux événements reliés tonalement partagent plus d’harmoniques que deux événements non reliés (Bigand, Tillmann, & Poulin-Charronnat, 2006). Bharucha et Stoeckig (1987, Expérience 2) ont contrôlé la redondance acoustique en éliminant des accords utilisés les harmoniques autres que les octaves des fondamentales des notes. Les résultats de l’expérience 1 étaient répliqués, ce qui confirme l’influence des relations tonales sur la perception de paires d’accords.

La répétition d’accords a été contrôlée dans des expériences d’amorçage harmoniques en contexte long. Bigand, Tillmann, Poulin, D’Adamo, et Madurell (2001) ont construit des séquences de 8 accords qui différaient par les 2 derniers. Dans la condition reliée, ces deux derniers accords formaient la progression harmonique V-I (cadence parfaite), et dans la condition moins reliée ils formaient la progression I-IV (cadence plagale). Les 6 premiers accords étaient les mêmes pour les deux conditions, et le dernier accord (accord cible) n’apparaissait jamais dans le contexte des accords précédents (dans la condition relié comme dans la condition non reliée). Les accords étaient chantés avec des phonèmes, et la tâche des participants était une discrimination de phonème (/di/ ou /du/) sur l’accord cible. Les jugements des participants étaient plus corrects et plus rapides dans la condition reliée que dans la condition non reliée, ce qui indique que le contexte d’un accord cible influence son traitement, qui est facilité s’il est tonalement relié au contexte. En plus de contrôler la répétition, Bigand, Poulin, Tillmann, Madurell, et D’Adamo (2003) se sont placés dans des conditions plus favorables à l’amorçage sensoriel par répétition qu’à l’amorçage cognitif tonal afin d’affirmer la prédominance du cognitif pour la perception. Toujours avec des séquences de 8 accords mais avec une tâche de jugement de consonance/dissonance, ils ont montré qu’un accord cible rélié tonalement au contexte (tonique, I) était amorcé par rapport à un accord moins relié (sous-dominante, IV), et ce même lorsque l’accord cible relié avait moins de notes en commun avec le contexte que l’accord cible moins relié. Enfin, Bigand, Tillmann, Poulin-Charronnat, et Manderlier (2005) ont montré, toujours avec des séquences de 8 accords et une tâche de jugement de consonance/dissonance, qu’un accord cible rélié tonalement (tonique, I) au contexte était amorcé par rapport à un accord moins relié (sous-dominante, IV) même lorsque l’accord cible moins relié était immédiatement précédé du même accord.

Un ensemble de données expérimentales indiquent, par le contrôle des facteurs acoustiques dans les analyses ou dans le matériel expérimental, que des connaissances tonales influencent la perception des auditeurs. Ce travail de thèse va plus loin dans le contrôle des facteurs acoustiques que les études présentées. Cette thèse utilise comme matériel expérimental des séquences mélodiques dans lesquelles la tonalité est manipulée par la modification d’une seule note (éventuellement répétée) dans le début des séquences, ce qui assure un contrôle des facteurs sensoriels que sont le contour mélodique, les intervalles, et la répétition de notes (Chapitre 2 et 3). La richesse acoustique des notes utilisées est également contrôlée dans une étude qui confronte des données expérimentales d’amorçage et les simulations de ces données par le modèle de Leman (Chapitre 2, Etude I). Cette étude montre qu’un effet d’amorçage tonal peut être observé même dans des conditions où le modèle de Leman (2000) ne simule pas d’effet de la manipulation tonale. Ce travail de thèse apporte donc de nouveaux résultats expérimentaux qui plaident pour une origine cognitive des attentes tonales.

La deuxième problématique abordée par ce travail de thèse est la question des traitements cognitifs influencés par les attentes tonales. Les études d’amorçage ont montré une facilitation de traitement d’accords cibles tonalement reliés, mais cette facilitation résulte-t-elle d’une influence de la relation tonale sur des processus décisionnels ou perceptuels ? Le Chapitre 3 de ce travail de thèse se focalisera sur l’influence des attentes tonales à un niveau perceptuel, la perception de la hauteur, avec des méthodes comportementales et électrophysiologiques. La partie 1.3.2 présentera une revue de résultats expérimentaux sur la nature des traitements influencés par le contexte. La partie 1.3.2.1 présentera des études qui se sont intéressées à la perception de la hauteur en contexte avec des approches comportementales et électrophysiologiques, et la partie 1.3.2.2 présentera des études qui se sont intéressées aux marqueurs électrophysiologiques des attentes tonales.