Perception de la hauteur et contextes musicaux

L’étude psychologique de la musique rejoint les données de psychoacoustique présentées ci-dessus. Les premières données sur l’influence d’un contexte musical sur la perception de la hauteur de notes se trouvent dans l’ouvrage de Francès (1958). Dans sa deuxième expérience, Francès met en évidence que des erreurs de justesse sont plus ou moins bien tolérées selon les fonctions mélodiques et harmoniques des notes sur lesquelles elles se produisent. Pour Francès, cela signifie que « les vections qui résultent de la structure tonale d’une mélodie agissent sur son organisation […] lorsqu’elle est perçue ». Cette interprétation revient à dire que la perception de hauteur des auditeurs occidentaux est biaisée par les régularités tonales de leur environnement musical (la musique occidentale tonale).

Les données de Shepard et Jordan (1984) rejoignent ces conclusions. Shepard et Jordan ont manipulé une gamme majeure composée de huit sons purs en modifiant la taille de ses intervalles. Les intervalles d’une gamme majeure sont normalement ton -> ton -> demi-ton -> ton -> ton -> ton -> demi-ton. Une première modification a été de diminuer la taille des intervalles de tons et d’augmenter la taille des demi-tons de façon à ce que les sept intervalles consécutifs aient la même taille, tout en restant dans une octave juste. En présentant cette « gamme » modifiée, ils ont observé une tendance des auditeurs à juger les intervalles entre la 3ème et la 4ème note et entre la 7ème et la 8ème note (i.e., les « demi-tons » augmentés) plus grands que les autres intervalles (i.e., les « tons » diminués), alors que la modification de la gamme avait au contraire égalisé la taille de tous les intervalles. Ceci indique que la perception des auditeurs était biaisée par leur représentation interne de la gamme majeure : les intervalles ne correspondant plus au rapport de taille demi-ton/ton de la gamme majeure ont été jugés plus grands que les autres car le cadre de la gamme majeure implique qu’ils soient plus petits, et non pas de même taille. Une deuxième modification a consisté à agrandir tous les intervalles, de façon homogène, d’un facteur 13/12. La « gamme » s’étendait alors sur une neuvième mineure et non plus sur une octave (i.e., de do à do# au lieu de do à do). En présentant cette « gamme » modifiée suivie soit de la note de départ (do) soit d’une note décalée d’un demi-ton (do#), les auteurs ont observé une tendance des auditeurs à juger que la note de départ n’était pas le do mais le do#. Les auditeurs « déplaçaient » donc la note de départ d’un demi-ton de façon à ce qu’elle corresponde à la note d’arrivée. Ceci indique que les auditeurs ont ajusté leur perception de la « gamme » présentée de façon à la faire correspondre au mieux au schéma de la gamme majeure, au prix d’un biais de perception de la hauteur de la note de départ.

Les études de Lynch et collaborateurs (Lynch & Eilers, 1992 ; Lynch, Eilers, Oller, Urbano, & Wilson, 1991) ont corroboré et étendu ce résultat. Dans leur étude de 1991, ces auteurs ont comparé les seuils de détection de déviation de hauteur (i.e., quelle est la plus petite déviation de hauteur détectable) dans des contextes de musique occidentale tonale (gamme majeure, gamme mineure) et dans des contextes non tonals (gamme augmentée, gamme javanaise). Des seuils plus petits ont été observés dans les contextes tonals que dans les contextes non tonals, ce qui permettait aux auteurs d’attribuer l’influence du contexte sur la perception de la hauteur à l’acculturation pour le système tonal (Lynch et al., 1991). Lynch et Eilers (1992) ont étendu ce résultat en mesurant la détectabilité de déviations de hauteurs chez de très jeunes enfants. Ils ont observé des différences entre contextes tonals et non tonals similaires aux différences observées chez les adultes dès l’âge de 1 an (Lynch & Eilers, 1992).

La présence d’un contexte tonal améliore également la détection de déviations de hauteur quand la perception de la hauteur est rendue plus difficile par des manipulations de timbre (Warrier & Zatorre, 2002). Des paires de notes qui différaient légèrement par leur hauteur (17, 35 ou 52 centièmes de demi-ton) ou par leur timbre étaient présentées en isolation ou à la suite d’un contexte mélodique tonal. Lorsque ces notes étaient présentées dans un contexte mélodique tonal, elles avaient la fonction de tonique (1er degré). Les participants jugeaient le degré de différence entre les deux notes (pour les paires isolées) ou le degré de fausseté de la dernière note (pour les mélodies). La présence d’un contexte tonal améliorait la détection des déviations de hauteur. La comparaison du contexte tonal avec un contexte de notes répétées et un contexte de notes aléatoires (contexte atonal) indiquait que l’amélioration de la détection n’était pas due à la simple présence d’autres notes mais bien à la structure tonale du contexte (Warrier, Belin, Merlet, & Zatorre, 1999 ; Warrier & Zatorre, 2002). Les Etudes III et IV de cette thèse s’inspirent des études de Warrier et Zatorre, dont elles reprennent l’utilisation de contextes mélodiques terminés par des paires de notes identiques ou légèrement différentes en hauteur. L’influence du contexte tonal est cependant étudiée à un niveau plus fin que Warrier et Zatorre (2002) car les Etudes III et IV contrastent deux degrés tonals (la tonique, i.e. le 1er degré, et la sous-dominante, i.e. le 4ème degré).