La ERAN et la N5

La MMN évoquée par des stimuli violant les régularités du système tonal a été nommée ERAN (early-right anterior negativity) par Koelsch et collaborateurs, dans une série d’études utilisant des séquences d’accords contenant un accord « déviant » n’appartenant pas à la tonalité de la séquence (Koelsch, Gunter, Friederici, & Schröger, 2000 ; Koelsch, Schröger, & Gunter, 2002 ; Koelsch & Mulder, 2002 ; Koelsch, Jentschke, Sammler, & Mietchen, 2007 ; Koelsch et Sammler, 2008). D’après Koelsch (sous presse), la ERAN est une « MMN associée à la syntaxe musicale ». Comme la MMN, la ERAN est une onde négative plus ample frontalement, de latence comprise entre 150 et 250 ms, parfois plus ample à droite mais pas toujours. Toujours d’après Koelsch (sous presse), la raison de l’appellation ERAN était de faire un parallèle avec la ELAN (early left anterior negativity) évoquée par des irrégularités syntaxiques en perception du langage (Friederici, 2002). L’appellation ERAN permettait de mettre l’accent sur le fait que cette MMN serait associée au traitement des régularités tonales de la musique (la structuration de la musique occidentale par le système tonal ayant souvent été comparé à une « syntaxe » musicale). Dans les études de Koelsch et al., la ERAN évoquée par les accords déviants était suivie d’une N5 (potentiel négatif frontal vers 500 ms), qui était interprétée comme reflétant la difficulté d’intégration des accords déviants au contexte. La ERAN et la N5 seront présentées conjointement dans cette partie.

Koelsch et al. (2000) ont utilisé des séquences de cinq accords qui, soit étaient construites selon les règles du système tonal, soit contenaient un accord « déviant ». L’accord « déviant » utilisé était un accord de sixte napolitaine placé, dans une séquence en tonalité majeure, en 3ème ou en 5ème position (e.g., accord final). Cet accord contenait deux notes n’appartenant pas à la tonalité de la séquence, et constituait une violation forte des régularités tonales, spécialement quand il était placé en 5ème position. Les participants écoutaient les séquences sans être informés que certains accords étaient déviants. Par contre, de temps en temps, un accord était joué par un instrument différent et les participants devaient compter ces accords. Les accords déviants évoquaient une ERAN suivie d’une N5. Ces ondes étaient plus faibles pour les accords déviants placés en 3ème position que pour les accords déviants placés en 5ème position (position finale), ce qui suggère que la ERAN et la N5 sont sensibles à la force de la violation. Cette interprétation était corroborée par une expérience supplémentaire dans laquelle l’accord napolitain était remplacé par un accord « cluster » : l’amplitude de la ERAN et de la N5 augmentait avec la force de la violation.

Koelsch et al. (2002) ont montré que la ERAN et la N5 pouvaient être observées même lorsque les sujets ne prêtaient pas attention aux stimuli. Les séquences de Koelsch et al. (2000) étaient réutilisées, mais les participants étaient des non-musiciens qui devaient lire un livre avec instruction d’ignorer la musique. Les auteurs ont de nouveau observé une ERAN et une N5.

Koelsch et Mulder (2002) ont voulu vérifier si la ERAN et la N5 étaient aussi observables dans des conditions plus écologiques. Des participants non musiciens écoutaient des extraits de sonates pour pianos de Beethoven, Haydn, Mozart, et Schubert (les extraits étaient tirés d’enregistrements du commerce). L’analyse portait sur les potentiels associés à des accords de toniques ou à des accords déviants obtenus en transposant d’un demi-ton ces accords de toniques. La transposition d’un demi-ton créait une déviation importante : les accords déviants obtenus appartenaient à une tonalité opposée sur le cycle des quintes, et une forte dissonance acoustique était créée entre ces accords et leur contexte. Les participants étaient informés de la présence d’accords transposés et devaient les détecter. Les accords transposés ont entraîné une ERAN, mais un peu plus tardive (entre 180 et 350 ms, maximale à 250 ms), et localisée plus temporalement. Cette ERAN était suivie de deux potentiels positifs : une P3a (frontale, 345-450 ms) et une P3b (pariétale, à partir de 500 ms jusqu’à 1500 ms), que les auteurs interprétaient comme reflétant respectivement des processus attentionnels (P3a) et des processus décisionnels liés à la tâche (P3b). Enfin, les accords transposés provoquaient également une négativité tardive (800-1200 ms) que les auteurs interprétaient comme une N5. Ces résultats suggèrent que les potentiels évoqués par des violations de régularité ne sont pas limités à des contextes artificiels.

Les accords déviants utilisés dans les trois études présentées introduisaient à la fois une violation des régularités du système tonal et une violation acoustique (i.e., les événements déviants étaient dissonants dans le contexte). Les résultats de ces études ne permettent donc pas de conclure que les potentiels observés sont liés à des traitements de type syntaxiques, reflétant des connaissances implicites des régularités du système tonal (Bigand, Tillmann, & Poulin-Charronnat, 2006). Poulin-Charronnat, Bigand, et Koelsch (2006) ont utilisé des violations plus fines, en réutilisant les séquences d’accords de Bigand et al. (2003). Ces séquences étaient terminées par un accord de tonique ou de sous-dominante, l’accord de sous-dominante étant un accord « déviant », mais ne contenant que des notes diatoniques. Une N5 plus large pour la sous-dominante que pour la tonique était observée, reflétant une intégration plus difficile de la sous-dominante en tant que note finale et confirmant les résultats de Koelsch et al. pour la N5. Par contre, la violation fine utilisée (tonique vs. sous-dominante) n’évoquait pas de ERAN. Ce résultat suggère que la ERAN ne reflèterait que des violations fortes, impliquant la détection de notes non-diatoniques. Ce résultat pose un problème d’interprétation de la ERAN car il n’est pas nécessaire de supposer l’existence de connaissances implicites des régularités tonales pour expliquer la détection de notes non-diatoniques ; des processus de détection des dissonances acoustiques suffiraient.

Koelsch et al. (2007) ont modifié leur matériel expérimental afin de s’affranchir de la confusion entre violation des régularités tonales et acoustiques. Des séquences de cinq accords étaient utilisées ; elles se terminaient par un accord de dominante (V) suivi soit par un accord de tonique (I), soit par un accord de dominante de dominante (V/V, correspondant à l’accord majeur construit sur le second degré de la gamme), soit par un accord de sus-tonique (second degré de la gamme, ii). L’enchaînement V-I est le plus attendu à la fin d’une séquence musicale ; les séquences terminées par I constituaient donc la condition tonalement reliée. L’enchaînement V-ii était une condition non reliée, mais avec la cible (ii) appartenant à la tonalité du contexte. L’enchaînement V-V/V constituait une condition non reliée, avec la cible (V/V) n’appartenant pas à la tonalité du contexte mais à la tonalité voisine sur le cercle des quintes. Les auteurs se sont assurés du contrôle des facteurs acoustiques en appliquant le modèle de Leman (2000) à leurs séquences, et en calculant les similarités de hauteur(pitch commonality : Parncutt, 1989)entre les deux derniers accords des séquences. Le modèle de Leman (2000) indiquait des valeurs de contextualité supérieures pour la condition V/V et pour la condition ii que pour la condition I. Les valeurs de similarité de hauteur étaient les plus grandes pour la condition ii, puis pour la condition V/V, et les plus faibles pour la condition I. Si les régularités acoustiques avaient été confondues avec les régularités tonales, les patrons de valeurs de contextualité et de similarité auraient dû être inverses ; ces valeurs auraient dû être plus élevées pour la condition I que pour les autres. Les valeurs de contextualité et de similarité obtenues indiquent que les auteurs ont réussi à contraster dans leur matériel les régularités acoustiques, qui entraîneraient des attentes favorisant les conditions tonalement  non reliées (V/V et II), et les régularités tonales, qui entraîneraient des attentes favorisant la condition tonalement reliée (I)5. Les résultats EEG montrent que les conditions tonalement non reliées évoquaient une ERAN et une N5. Ce résultat semble confirmer que la ERAN et la N5 représentent le traitement d’une violation de régularités tonales et non pas acoustiques.

Cette interprétation pouvait néanmoins être critiquée pour la condition V/V car cet accord présente une note non-diatonique, de sorte que même avec les doublure de notes il pouvait être contesté que les facteurs sensoriels favoriseraient la condition « non reliée » V/V par rapport à la condition reliée. Koelsch et Sammler (2008) ont contrôlé ce biais en étoffant la réalisation de leurs séquences d’accords de sorte que la note non-diatonique de l’accord V/V était jouée dans le contexte (comme note de passage, donc sans changer la tonalité perçue pour la séquence). L’accord V/V n’introduisait donc plus de nouvelle note par rapport au contexte. Avec ce matériel, la ERAN et la N5 ont de nouveau été observées, même si leurs amplitudes étaient moins larges que pour les séquences où le V/V introduisait une nouvelle note. La ERAN semble donc bien refléter, au moins en partie, des processus de détection d’irrégularités tonales, détection rendue possible par des connaissances implicites des auditeurs.

Notes
5.

Une observation attentive des exemples de séquences données dans Koelsch et al. (2007, Fig.2) permet de comprendre comment les régularités acoustiques et tonales ont été contrastées. Les auteurs ont utilisé des accords écrits sur 4 voix, c’est-à-dire avec 4 sons par accord. Les accords n’ont que 3 notes différentes (par exemple, -fa#-la pour l’accord de Ré Majeur), mais, dans chaque accord, l’une de ces notes était doublée (i.e., répétée) à l’octave (e.g., l’accord de Ré Majeur était réalisé en ré2-la3-ré4-fa#4). Si on ne tient pas compte de ce phénomène de doublure, les deux derniers accords choisis pour chacune des trois conditions n’avaient qu’une note en commun. Mais les doublures ont été faites de telle sorte que, dans les conditions V/V et ii, la note doublée était la même pour les deux derniers accords, ce qui fait que ces deux derniers accords partageaient deux fois leur note commune (e.g., dans la condition V/V l’accord de La Majeur « la2-mi3-do#4-mi4 » était suivi de l’accord de Mi Majeur « mi2-si3-mi4-sol#4 », le mi étant donc partagé deux fois). À l’inverse, dans la condition I, la note doublée n’était pas la même dans les deux derniers accord, qui n’avaient par conséquent qu’un seul exemplaire de leur note commune (e.g., l’accord de La Majeur « la2-mi3-do#4-mi4 » était suivi de l’accord de Ré Majeur « ré2-la3-ré4-fa#4, le la n’étant donc partagé qu’une seule fois). Il n’est donc pas étonnant que le modèle de Leman et le calcul de similarités de hauteur aient suggéré que des attentes perceptives basées sur les régularités acoustiques favoriseraient les deux conditions tonalement non reliées par rapport à la condition tonalement reliée.