4.1. L’expertise musicale implicite

4.1.1. Etat préalable des connaissances

De nombreuses recherches ont suggéré que les auditeurs occidentaux internalisent, par simple exposition passive à leur environnement musical, les régularités du système tonal. Il en résulte que les auditeurs possèdent des connaissances des régularités du système tonal, même lorsqu’ils n’ont reçu aucune formation musicale. Les non-musiciens et les musiciens partagent donc une expertise implicite de la musique tonale (cf. Bigand & Poulin-Charronnat, 2006 pour une revue).

Bien que les auditeurs n’ayant pas reçu de formation musicale soient incapables de verbaliser ces connaissances, il est possible d’étudier celles-ci via leur influence sur la perception musicale. Francès (1958, Expérience 3) a mis en évidence qu’un changement de note à l’intérieur d’une mélodie est mieux détecté lorsque la mélodie est tonale qu’atonale, y compris par des auditeurs n’ayant jamais reçu de formation musicale. Les connaissances implicites tonales ne se limitent pas à une distinction tonale/atonale : le développement de la méthode de la « note sonde » (Krumhansl, 1990) a permis de montrer que les auditeurs sont sensibles à la hiérarchie tonale existant entre éléments (notes ou accords) d’une tonalité, et ce qu’ils soient musiciens (Krumhansl & Shepard, 1979) ou non (Hebert et al., 1995). Les auditeurs sont également sensibles aux structures tonales sous-tendant des séquences musicales complexes, indépendamment de la surface (contour, intervalle, rythme) de ces séquences. Les musiciens, mais également les non-musiciens (dans une moindre mesure cependant), sont ainsi capables de rattacher des variations au thème dont elles sont issues (Bigand, 1990). De plus, les auditeurs montrent la même capacité à structurer en continu une séquence harmonique ou mélodique tonale selon qu’ils sont musiciens ou non (Bigand, 1997 ; Bigand & Parncutt, 1999). L’ensemble de ces éléments indique que les auditeurs développent des représentations abstraites de la musique qui sont structurées suivant les régularités du système tonal et qui influencent leurs jugements musicaux.

L’expertise musicale implicite a également été étudiée sous l’angle des attentes perceptives que les auditeurs développent pendant l’écoute d’un contexte musical. Le paradigme d’amorçage est très utile pour étudier les attentes des auditeurs car c’est un paradigme implicite, qui utilise une tâche comportementale portant sur une autre dimension sonore que la dimension manipulée. Ceci permet d’évaluer l’influence des attentes des auditeurs sans que ces derniers aient à expliciter leurs attentes, ce qui avantagerait les musiciens par rapport aux musiciens. Le paradigme d’amorçage a permis de montrer que la présentation d’un seul accord entraîne le développement d’attentes plus fortes pour des accords proches sur le cercle des quintes que pour des accords distants (Bharucha & Stoeckig, 1986, 1987). À l’écoute d’une séquence plus longue, les auditeurs développent des attentes plus fortes pour l’accord le plus fortement relié à la tonalité du contexte (accord de tonique, I) que pour un accord moins fortement relié (accord de sous-dominante, IV) (Bigand & Pineau, 1997). Plus précisément, les attentes perceptives développées à l’écoute d’un contexte harmonique entraînent une facilitation de traitement de l’accord I, attendu, et une inhibition pour l’accord IV, moins attendu (Tillmann, Janata, Birk, & Bharucha, 2003). Les études d’amorçage plaident pour une absence de différences entre les attentes développées par des musiciens et des non-musiciens (Bigand & Poulin-Charronnat, 2006). Enfin, Bigand et al. (2003) a montré que les attentes développées par les auditeurs étaient principalement des attentes cognitives descendantes et non pas des attentes sensorielles ascendantes. L’ensemble de ces études suggère donc que les auditeurs musiciens et non musiciens réagissent de façon similaire aux sons musicaux ; en les interprétant selon le « cadre » du système tonal. Cette expertise implicite des auditeurs souligne la force des processus d’apprentissage implicite : la simple exposition à un environnement musical structuré suffit à faire des auditeurs des « experts » musicaux.