Attentes facilitatrices ou inhibitrices ?

Un deuxième point concernant la nature de l’influence des connaissances tonales est la nature facilitatrice ou inhibitrice des attentes développées par les auditeurs. Les facilitations de traitement observées avec le paradigme d’amorçage reflètent-elles une facilitation pour les cibles reliées ou une inhibition (i.e., coût cognitif) pour les cibles non reliées ? Tillmann et al. (2003, 2008) ont proposé une adaptation du paradigme d’amorçage afin de répondre à cette question. Ces auteurs ont ajouté aux conditions reliées et non reliées une condition de « ligne de base », atonale, n’entraînant donc pas d’attentes tonales pour la cible. La comparaison de cibles présentées dans un contexte tonal avec les mêmes cibles présentées dans le contexte « ligne de base » a montré une facilitation de traitement lorsque la cible était la tonique, mais une inhibition lorsque la cible était la sous-dominante (Tillmann et al., 2003). La dominante n’était, elle, ni facilitée ni inhibée par rapport à la condition « ligne de base » (Tillmann et al., 2008). Ces résultats peuvent sembler étonnants du point de vue de la théorie musicale : la sous-dominante et la dominante étant des degrés importants dans la hiérarchie tonale, on aurait pu s’attendre à une facilitation de traitement pour ces degrés par rapport aux mêmes accords présentés en contexte atonal. Là encore, il serait intéressant de systématiser cette approche à tous les degrés de la hiérarchie tonale afin de déterminer le type de processus, facilitateurs ou inhibiteurs, mis en jeu par chacun de ces degrés.

Une hypothèse avancée par Tillmann et al. (2008) pour expliquer les différences de facilitation/inhibition observées repose sur les progressions harmoniques entre avant-dernier accord et dernier accord dans les trois conditions tonales (cible : tonique, dominante, et sous-dominante). Indépendamment du degré tonal du dernier accord, les deux derniers accords forment une progression qui, selon les conditions, est ou n’est pas conforme aux cadences qui terminent habituellement une pièce de musique. En effet, la cible est précédée par l’accord de dominante (V) quand elle est la tonique (I), par la sus-tonique (ii) quand elle est la dominante (V), et par la tonique (I) quand elle est la sous-dominante (IV). Les patrons facilitateurs, neutres, et inhibiteurs observés correspondent donc respectivement aux progressions V-I, ii-V, et I-IV. La première (V-I) correspond à une cadence parfaite, c’est-à-dire à la progression la plus conclusive pour une pièce de musique. La deuxième (ii-V), laisse l’auditeur en suspens sur la dominante, et la troisième (I-IV) est peu conclusive et est rare à la fin d’une pièce de musique. Bien que de précédentes expériences d’amorçage plaident contre une influence des progressions d’accords deux à deux sur l’effet d’amorçage global (Tillmann & Bigand, 2001), l’hypothèse que les patrons de facilitation/inhibition observés reflèteraient plus une influence des progressions locales entre avant-dernier et dernier accords que l’importance du dernier accord dans la hiérarchie tonale ne peut pas être écartée. Adapter le paradigme de « ligne de base » de Tillmann et al. (2003, 2008) aux mélodies développées pendant cette thèse permettrait de s’affranchir de l’influence des progressions locales car cette notion de progressions plus ou moins attendues à la fin d’une pièce de musique s’applique moins fortement aux notes.

Une autre façon de s’affranchir de l’influence des progressions locales serait de varier la position de la cible dans les séquences expérimentales. Le paragraphe suivant présente une adaptation du paradigme d’amorçage harmonique par Tillmann et Marmel (soumis pour publication) où la position de l’accord cible variait au sein des séquences d’accords. Cette adaptation du paradigme d’amorçage pourrait permettre d’étudier différents phénomènes liés à la modulation des attentes tonales par la position temporelle des cibles (dont l’influence des progressions locales sur les attentes, la part des effets d’amorçage due au statut spécial de la tonique comme degré final d’une séquence, ou l’influence de la position métrique sur les attentes tonales).