Interaction ou indépendance des dimensions de hauteur et de temps ?

La question de l’interaction ou de l’indépendance entre attentes tonales et attentes temporelles a été étudiée avec le paradigme d’amorçage par Géraldine Lebrun-Guillaud (2006). Une des approches développées a été de tester si les influences des régularités tonales et temporelles étaient indépendantes ou interactives à différents niveaux de traitement. Tillmann et Lebrun-Guillaud (2006) ont contrasté les régularités tonales et temporelles dans des séquences d’accords où le dernier accord était soit la tonique soit la sous-dominante (dimension de hauteur), et était joué soit de manière isochrone, soit un peu trop tôt, soit un peu trop tard (dimension temporelle). Dans une tâche d’amorçage où les participants jugeaient le timbre du dernier accord, des effets d’amorçage étaient observés dans les deux dimensions de hauteur et de temps : les participants jugeaient plus rapidement les cibles reliées (tonique) que les cibles moins reliées (sous-dominante), et plus rapidement les cibles isochrones et trop tard que les cibles trop tôt. Cependant, les résultats ne montraient pas d’interaction entre les deux dimensions manipulées. Au contraire, dans une tâche de jugements d’achèvement portant sur les mêmes séquences, une interaction était observée en plus des effets principaux des dimensions de hauteur et de temps. Les séquences étaient jugées plus achevées lorsqu’elles étaient terminées par la tonique que par la sous-dominante (effet des régularités tonales), plus achevées lorsque les cibles étaient isochrones ou arrivaient trop tard que lorsqu’elles arrivaient trop tôt (effet des régularités temporelles), et l’effet des régularités tonales était plus fort lorsque les cibles étaient isochrones ou arrivaient trop tard que lorsqu’elles arrivaient trop tôt (effet d’interaction). Ces résultats ont été interprétés comme indiquant une influence du niveau de traitement (local pour l’amorçage, global pour les jugements d’achèvement) sur le mode de traitement (indépendant, interactif), ce qui est cohérent avec l’hypothèse d’une intégration tardive des dimensions de hauteur et de temps (Peretz & Kolinsky, 1993).

La même hypothèse peut être faite avec des notes et des contextes mélodiques. Boltz (1989b) a observé un effet d’interaction entre attentes temporelles et attentes tonales dans une tâche de jugement d’achèvement utilisant des mélodies (cf. 1.2.3.3). Deux expérience menées au cours de cette thèse ont tenté de transposer les résultats de Tillmann et Lebrun-Guillaud (2006, Exp.3 & 4) aux séquences mélodiques terminées par la tonique ou la sous-dominante. Une expérience d’amorçage et une expérience de jugement d’achèvement ont été menées avec les mélodies de l’Etude I (Exp.1) modifiées pour que la dernière note soit jouée sur le temps, 1/8ème de temps trop tard, ou 1/8ème de temps trop tôt. Les deux expériences d’amorçage et de jugements d’achèvement montrent des différences entre tonique et sous-dominante d’une part, et entre notes jouées sur le temps, trop tard ou trop tôt, d’autre part, qui sont semblables aux différences observées par Tillmann et Lebrun-Guillaud (2006). Cependant, ni l’amorçage ni les jugements d’achèvement n’ont montré d’interaction entre relation tonale et dimension de temps.

Le fait qu’une interaction pour les jugements de complétion ait été observée avec des séquences d’accords mais pas avec nos mélodies est peut-être lié au fait que les séquences d’accords étaient régulières (i.e., homorythmiques) alors que nos mélodies étaient rythmiquement complexes. Dans une autre expérience de Tillmann et Lebrun-Guillaud (2006, Exp.2) où les séquences d’accords étaient soit régulières soit irrégulières, une modulation de l’effet de la relation tonale sur les jugements de complétion n’était observé que pour les séquences régulières. Or, dans une séquence régulière, la rythmique et la métrique sont confondus alors qu’il s’agit de deux niveaux hiérarchiques différents de la dimension temporelle. La rythmique décrit la surface acoustique des séquences musicales alors que la métrique décrit une structuration abstraite de la séquence en temps forts et faibles. Comme la relation tonale entre la cible et le contexte s’inscrit également dans une structuration abstraite de la séquence, on peut supposer que les attentes liées aux relations tonales et aux régularités métriques font appel à des traitements similaires (traitements « cognitifs ») et sont donc susceptibles d’influencer la perception de manière interactive. Au contraire, la détection d’une irrégularité rythmique ferait appel à des traitements plus « sensoriels », moins susceptibles d’interagir avec le traitement cognitif des relations tonales. Les jugements d’achèvement montreraient une interaction entre le traitement des régularités tonales et le traitement des régularités métriques (Tillmann & Lebrun-Guillaud, 2006), mais pas entre le traitement des régularités tonales et le traitement de la rythmique (notre étude avec les mélodies). L’interaction observée par Boltz (1989b) est cohérente avec cette hypothèse car la manipulation de la dimension temporelle était une manipulation des régularités métriques des mélodies. Cette hypothèse demanderait à être confirmée, soit en utilisant des mélodies homorythmiques (qui installeraient des attentes métriques plus fortes que nos mélodies), soit par une étude contrastant les niveaux rythmiques et métriques (par exemple en jouant sur les hémioles, qui sont des rythmes décalés métriquement).