Interaction entre hauteur et timbre : une influence de la hiérarchie tonale ?

Les premières études d’amorçage harmonique (Bharucha & Stoeckig, 1986, 1987 ; Bigand & Pineau, 1997) ont utilisé une tâche de jugement de consonance/dissonance. Une interaction entre relation tonale et consonance/dissonance a été observée : l’effet d’amorçage était atténué (Bigand & Pineau, 1997) voire renversé (Bharucha & Stoeckig, 1986, 1987) pour les accords dissonants. L’interaction a été interprétée comme la conséquence d’un biais de réponse : les participants auraient tendance à juger les accords non reliés comme dissonants et les accords reliés comme consonants. Le biais de réponse des participants viendrait de la congruence entre la consonance/dissonance acoustique qu’ils doivent juger et la manipulation de la relation tonale qui fait que la cible « sonne bien » ou pas dans le contexte (cf. Tillmann et al., 2006). Les accords cibles consonant et tonalement reliés seraient congruents et donc plus facilement traités que les accords cibles consonants mais tonalement non reliés. Les accords cibles dissonants et tonalement non reliés seraient congruents et donc plus facilement traités que les accords cibles dissonants mais tonalement reliés. Ce biais de congruence influence plus ou moins fortement le patron de résultats selon les études ; les patrons de réponse ne sont pas toujours inversés entre consonants et dissonants (e.g., Bigand & Pineau, 1997). Des études d’amorçage ultérieures ont considéré que les accords consonants et dissonants n’impliquaient pas les mêmes processus cognitifs et n’ont gardé que les consonants dans l’analyse des résultats, car les attentes des auditeurs concernent seulement ces accords (Bigand et al., 2003).

Dans ce travail de thèse, deux types de tâches d’amorçage ont été utilisées : des tâches de jugement d’intonation (adaptation aux mélodies de la tâche de Bharucha et Stoeckig, 1986, 1987) et des tâches de discrimination de timbre. Ces dernières ont été utilisées dans le but de s’affranchir du biais de congruence et du patron interactif observé avec les tâches de consonance/dissonance. Les Etudes I, II et III ont cependant observé un patron d’interaction avec les tâches de timbre. De plus, les effets d’amorçage pour les timbres étaient plus faibles que les effets d’amorçage pour les cibles consonantes dans les tâches d’intonation. Pour l’amorçage tonique/sous-dominante, l’effet observé était de taille moyenne avec une tâche de timbre (d = .66 pour le timbre mat de l’Exp.1 de l’Etude II) alors qu’il était de taille forte avec une tâche d’intonation (d = .97 pour les notes consonantes dans l’Exp.2 de l’Etude III). Pour l’amorçage harmonique, Tillmann et al. (2006) ont également observé des effets d’amorçage tonique/sous-dominante de taille moyenne dans une tâche de timbre (d = .68 pour le timbre A de l’Exp.1, d = .60 pour le timbre A de l’Exp.2), alors que des effets forts ont été observés pour des cibles consonantes (d =1.42, Tillmann et al., 2003).

Trois hypothèses peuvent être faites pour expliquer la différence de taille des effets d’amorçage. La première est que les changements de timbre pourraient rompre la continuité sonore du contexte, puisque des modifications spectrales d’un son contribuent à le séparer du flux auditif courant (Bregman, 1990). La cible serait alors perçue comme appartenant à un flux auditif différent du contexte. Une deuxième hypothèse est que les effets d’amorçage en tâche de timbre seraient plus faibles que ceux obtenus avec des tâches d’intonation ou de jugements de consonance/dissonance car la modification de timbre détournerait l’attention des auditeurs sur une dimension acoustique différente de la dimension de la hauteur, qui est la dimension affectée par la relation tonale. Une troisième hypothèse est qu’il semble difficile de choisir deux timbres cibles qui soient perçus à une distance égale du timbre du contexte. L’un des deux timbres cibles serait perçu comme plus saillant que l’autre et les participants réaliseraient une tâche de détection du timbre saillant, ce qui affaiblirait globalement l’effet d’amorçage.

L’hypothèse d’un timbre cible plus saillant pourrait également expliquer la persistance d’un patron interactif pour la tâche de timbres. Si les participants cherchent à détecter un timbre plus saillant pour répondre, c’est-à-dire un son qui « sort » du contexte, il est possible qu’ils basent aussi leur réponse sur la détection d’une « déviance » tonale qui ferait sortir encore plus la cible du contexte. Les cibles non reliées permettraient alors aux participants d’identifier plus vite le timbre « saillant». Il y aurait donc un biais de réponse facilitant l’identification d’un des deux timbres (le plus sailant) lorsque la cible est moins reliée tonalement, et ce biais diminuerait (e.g., Etude III, Exp.2) voire annulerait (e.g., Etude I, Exp.1) l’effet d’amorçage pour ce timbre.

Le caractère plus ou moins saillant des timbres est difficile à contrôler car il n’y a pas de mesure objective de la distance perçue entre deux timbres. Des quantifications des distances perçues entre timbres ont été proposées par des approches de jugements de similarité et construction d’espaces multidimensionnels de timbre (Hajda, Kendall, Carterette, & Harshberger, 1997 ; McAdams, Winsberg, Donnadieu, De Soete, & Krimphoff, 1995 ; Wedin & Goude, 1972), mais elles ne s’appliquent qu’aux timbres utilisés par ces études et ne permettent pas de quantifier les distances entre les timbres de nos études. Une hypothèse plus simple à vérifier que la « distance » entre timbres serait d’expliquer l’interaction par une différence de brillance entre les timbres cibles ; le timbre cible le plus brillant serait plus saillant perceptivement et serait traité plus rapidement, indépendamment de la relation tonale. Le corrélat acoustique de la brillance est la fréquence du centroïde spectral (Schubert & Wolfe, 2006). Une analyse des timbres utilisés dans nos études a confirmé que, pour chaque jeu de timbres, le timbre « déviant » était bien celui pour lequel la fréquence du centroïde était la plus élevée. Cependant, une expérience d’amorçage avec deux timbres cibles dont nous avions égalisés les centroïdes à l’aide de filtres passe-haut et passe-bas a également donné un patron interactif.

Notre incapacité à éliminer le patron interactif suggère que, quels que soient les timbres cibles, les participants se seraient focalisés sur un timbre perçu comme plus saillant. Ils auraient effectué une tâche de catégorisation par rapport à ce timbre de référence et la détection de ce timbre de référence aurait été facilitée par la « saillance » supplémentaire de la violation des régularités tonales. Des études futures devront s’attacher à contrôler ce biais de réponse. Il est possible que l’utilisation de timbres trop proches, donc de tâches trop difficiles, ait pu encourager les participants à utiliser ce biais de réponse. Le choix d’utiliser des timbres cibles proches venait en partie de la volonté d’utiliser des timbres cibles aux attaques similaires (pour ne pas avoir de différences de temps de réponse basés sur les temps d’attaques), mais il est envisageable utiliser des timbres cibles le plus différent possible du timbre du contexte afin de simplifier la tâche. Enfin, la persistance du patron interactif pourrait suggérer que l’influence de la relation tonale sur la perception du timbre ne se limite pas à des processus décisionnels tels que ceux impliqués dans un biais de réponse : la relation tonale pourrait moduler le traitement spectral à des niveaux perceptuels.