Influence des connaissances tonales et attention auditive

Le paradigme d’amorçage a permis d’observer une influence des connaissances implicites tonales dans des tâches de jugement de consonance/dissonance ou d’intonation (Bharucha & Stoeckig, 1986, 1987 ; Bigand et al., 2003 ; Etudes I et II), dans des tâches de jugement de timbre (Tillmann et al., 2006 ; Etudes I et III), d’identification de phonèmes et de mots chantés (Bigand et al., 2001 ; Poulin-Charronnat et al., 2005), et d’identification de syllabes visuelles et de formes géométriques (Escoffier & Tillmann, 2008). Les connaissances implicites tonales exercent donc un spectre d’influences perceptives très large, ce qui indique que ces influences ne sont pas spécifiques d’un type de traitement mais proviennent de processus attentionnels généraux. Les régularités du système tonal orienteraient l’attention vers des événements musicaux tonalement reliés, de sorte que plus de ressources attentionnelles seraient disponibles lorsque l’événement cible est tonalement relié. Ce travail de thèse contribue à l’étude de l’attention dirigée par les régularités tonales en montrant qu’une manipulation fine des régularités tonales (i.e., tonique vs. sous-dominante, c’est-à-dire de deux degrés diatoniques) module les ressources attentionnelles à un niveau de traitement musical précoce, le traitement de la hauteur.

Cependant, l’écoute de la musique ne se limite pas à traiter des événements de hauteur : percevoir la musique, c’est aussi intégrer les événements musicaux dans le temps et percevoir les relations entre les différents plans sonores (i.e., les différents instruments, distinguables par leur timbre, la hauteur des notes jouées, et leur localisation spatiale en concert). La perception de la musique met donc en œuvre différents types de processus attentionnels : attention de hauteur, attention temporelle, et analyse des plans sonores. Des manipulations des régularités tonales similaires aux manipulations utilisées en amorçage harmonique et dans ce travail de thèse pourraient permettre d’étudier les différents processus attentionnels impliqués dans la perception musicale, avec des stimuli plus écologiques que beaucoup de stimuli utilisés en attention (comme les séries de sons purs brefs présentés en écoute dichotique).

L’attention temporelle a été étudiée avec des petites séquences de notes (des accords arpégés, c’est-à-dire les notes d’un accord jouées successivement et non pas simultanément), et des effets attentionnels précoces ont été observés (Lange & Heil, 2008). Dans une tâche de comparaison de deux mélodies, un éventuel changement de note était mieux détecté et entraînait une onde N1 plus large lorsque les deux mélodies à comparer avaient la même structure temporelle. L’attention temporelle dans des mélodies a également été étudiée par Trost et Schön (2008), qui ont montré avec une tâche de discrimination entre deux symboles visuels (X et O) que la position métrique des notes modulait l’attention temporelle, conformément au modèle de Jones (1987) et Large et Jones (1999).

La musique occidentale fait le plus souvent intervenir plusieurs sources sonores, de sorte que l’étude de la musique peut être un moyen d’étudier l’attention auditive spatiale. Le problème de l’attention spatiale en musique a été abordé en étudiant les compétences spatiales de chefs d’orchestres. La capacité de chefs d’orchestres, de pianistes, et de non-musiciens à localiser des sons rares déviants (sons large-bande) selon leur source sonore (6 haut-parleurs disposés en arc de cercle, dont 3 centraux et 3 périphériques) a été comparée dans une étude d’ERPs (Nager, Kohlmetz, Altenmüller, Rodriguez-Fornells, & Münte, 2003). Les chefs d’orchestre montraient une meilleure sélectivité spatiale : ils détectaient plus finement la source des sons déviants présentés en périphérie, et l’onde attentionnelle Nd induite par les sons déviants était modulée de façon spécifique pour chacune des 3 sources périphériques. Une suite possible serait d’étudier si les attentes tonales modulent les ressources attentionnelles spatiales des chefs d’orchestre.

La tâche d’un chef d’orchestre est bien plus large que la localisation spatiale de fausses notes ; il doit aussi combiner les différentes parties des instrumentistes en un tout cohérent. Les pièces de musique occidentale sont très souvent polyphoniques, c’est-à-dire que ce sont des entremêlements complexes de flux sonores. L’écoute de pièces musicales passe par des phases d’écoute globale et des phases d’écoute sélective où l’attention se focalise sur un flux en particulier. Dans une étude d’IRMf, Janata, Tillmann et Bharucha (2002) ont étudié les activations cérébrales concomitantes à l’écoute de musique polyphonique : ils ont observé que l’attention sélective à un flux sonore (sur la base du timbre) s’accompagnait d’activations plus fortes dans des régions frontales (aire motrice supplémentaire, opercule frontal, gyrus frontal inférieur), temporales (gyrus temporal supérieur), et pariétales (sulcus intrapariétal). La focalisation attentionnelle se faisait sur la base du timbre ; il serait intéressant de tester si les mêmes aires cérébrales sont activées lorsque la focalisation attentionnelle se base sur la hauteur, le rythme, ou la localisation spatiale, si les attentes tonales peuvent moduler la focalisation sur un flux et, si oui, si la modulation par les attentes tonales est plus moins forte suivant l’indice acoustique (timbre, hauteur, rythme, localisation) sur lequel l’attention est dirigée.

La compréhension des processus attentionnels en musique pose les mêmes problèmes que l’analyse des scènes auditives dans l’étude de la parole. Suivre une conversation dans un environnement où plusieurs personnes se parlent suppose de séparer le flux sonore émanant de son interlocuteur des sons émis par les autres personnes. En parole, le sens émerge de la séparation des flux alors que, en musique, la perception musicale passe par des phases de séparation (écoute analytique) mais aussi par des phases d’intégration des flux (écoute holistique) qui permettent de percevoir les flux musicaux comme un tout cohérent. L’étude de la perception musicale s’est beaucoup inspirée de l’étude du langage pour mettre en évidence l’existence de processus descendants liés à des connaissances implicites (cf. 1.1.3). En ce qui concerne l’étude de l’attention auditive, parole et musique offrent deux angles d’approche complémentaires qui sont deux manières d’aborder le problème des scènes auditives ; la compréhension de la parole nécessite de ségréger les scènes auditives en flux distincts, alors qu’entendre la musique suppose d’intégrer les flux sonores en une seule œuvre musicale.