4.3. Conclusion

Ce travail de thèse a étudié l’influence de contextes mélodiques tonals sur la perception musicale en se focalisant sur les attentes cognitives que les auditeurs développent à partir de connaissances implicites des régularités tonales. Le Chapitre 2 a adapté le paradigme d’amorçage harmonique (Bharucha & Steockig, 1986, 1987 ; Bigand & Pineau, 1997) à l’étude des mélodies. Cette adaptation nous a permis d’étudier les attentes cognitives tonales des auditeurs avec un niveau de contrôle des attentes sensorielles plus strict que les recherches précédentes. Dans nos mélodies, la relation tonale était manipulée par le changement d’une seule note (éventuellement répétée) dans la première mesure des mélodies. Cette construction nous permettait de contrôler les facteurs sensoriels (la répétition de notes, les intervalles, le contour mélodique). De plus, l’Etude I a également contrôlé la richesse de l’information spectrale des notes des mélodies. Le contrôle très strict des facteurs sensoriels dans l’Etude I, et le fait qu’un effet d’amorçage ait été observé malgré ce contrôle souligne l’importance des attentes cognitives dans la perception musicale. Nos résultats indiquent que les attentes cognitives sont suffisamment fortes pour influencer le traitement des notes indépendamment des attentes sensorielles, c’est-à-dire même quand les stimuli ne sont pas assez riches acoustiquement pour que des attentes sensorielles renforcent les attentes cognitives. La force des attentes cognitives a également été soulignée par l’Etude II, qui a montré que l’amorçage musical n’est pas limité à des paires de degrés opposant la tonique aux autres degrés tonals. Les études précédentes d’amorçage avaient toujours utilisé des paires de degrés tonals incluant la tonique. Or, le statut de point de référence cognitif de la tonique ainsi que son rôle conclusif dans la musique tonale laissent supposer que les attentes tonales pourraient être particulièrement fortes pour la tonique. Les effets d’amorçage observés pour la tonique pourraient alors ne refléter que des connaissances grossières de la hiérarchie tonale, limitées au statut particulier de la tonique. L’Etude II a montré que des médiantes (3ème degré) étaient amorcées par rapport à des notes sensibles (7ème degré), et cet effet d’amorçage montre que les auditeurs ont des connaissances suffisamment détaillées de la hiérarchie tonale pour développer des attentes différenciées pour deux degrés autres que la tonique. Enfin, les Etudes I et II soulignent la capacité des auditeurs à extraire un cadre tonal du contexte musical. Les mélodies reliées et non reliées étant presque identiques, il est remarquable que des auditeurs même non-musiciens aient pu y trouver suffisamment d’informations pour développer des attentes cognitives différenciées dans les conditions reliées et non-reliées.

Les études d’amorçage ont mis en évidence une influence des attentes tonales sur des traitements concernant la perception musicale (traitement de consonance/dissonance et d’intonation, traitement de timbre : Bharucha & Stoeckig, 1986, 1987 ; Bigand & Pineau, 1997 ; Bigand et al., 2003 ; Tillmann et al., 2006 ; Etude I et II), la perception du langage (traitement de phonèmes et de mots : Bigand et al., 2001 ; Poulin-Charronnat et al., 2005), et la perception visuelle (Escoffier & Tillmann, 2008). Cette diversité des traitements influencés par les attentes tonales pose la question des niveaux de traitement sur lesquels s’exerce cette influence : niveaux tardifs uniquement (i.e., processus décisionnels), ou également niveaux plus précoces (i.e., traitements bas niveau). Le Chapitre 3 a étudié l’influence des attentes tonales sur le traitement de la hauteur. L’Etude III suggérait, en utilisant la théorie de la détection du signal, que les attentes tonales influençaient le traitement de petites déviations de hauteur à un niveau perceptuel, et non pas seulement décisionnel. L’Etude IV indiquait, par l’analyse de potentiels évoqués, que les attentes tonales influencent la perception des notes dès le niveau de la sélection attentionnelle précoce. Ces résultats soulignent l’importance des attentes tonales dans la perception auditive.

Ce travail de thèse suggère deux types de perspectives. L’observation en EEG d’une influence précoce des attentes tonales incite à rebondir sur des travaux récents qui ont montré une influence de l’expertise musicale explicite (i.e., les différences musiciens/non-musiciens) sur l’encodage de la hauteur au niveau du tronc cérébral (Musacchia et al., 2007). Observer une influence des attentes tonales au niveau du tronc cérébral mettrait en évidence l’importance de l’acculturation tonale dans la perception auditive. L’observation d’effets attentionnels des attentes tonales incite également à rapprocher l’étude de ces attentes de l’étude des attentes temporelles en musique, afin de déboucher sur une compréhension globale des attentes musicales. Le modèle de l’attention dynamique de Jones (1987) et le concept d’oscillateurs attentionnels de Large et Jones (1999) constituent un cadre théorique qui pourrait stimuler l’étude de la dynamique de la perception musicale, c’est-à-dire comment les auditeurs anticipent et réagissent au déroulement des œuvres musicales.