INTRODUCTION

« Vous n’êtes pas nombreux, me direz-vous » 1  : voilà comment Florence Delay décrit la réaction quasi-unanime des réfractaires à la littérature de Jean Giraudoux, quand elle leur exprime son affection pour cet écrivain. En effet, nous ne nommes pas nombreux. Excepté les membres de l’Association des Amis de Jean Giraudoux, on s’accorde à dire qu’il y a de moins en moins de gens qui goûtent encore ses textes.

« Cocteau-Giraudoux-Anouilh-Sartre ». Le quatuor est évoqué par Jean-Pierre Sarrazac, qui le cite comme exemple de dramaturges « routiniers » 2 . L’art « routinier » n’est pas routinier dans le sens étroit du terme parce qu’il aime « des allures de grandeur esthétique » ; selon cet art, les grands genres classiques tels que la tragédie et la comédie restent l’esthétique théâtrale vivante ; une espèce de fétichisme des « formes académiques déjà mortes » s’opère, non pas « le renvoi au réel » que l’écrivain moderne « ne peut pas ne pas vouloir affronter » 3 . Alors que la dramaturgie de détour est un procédé par lequel le théâtre se positionne « en tant que fiction, par rapport à l’ici et maintenant, par rapport à l’‘‘actualité vivante’’ », l’art « routinier » tient au carcan de la dramaturgie traditionnelle « comblée par des débordements de psychologie, de mythologie, de romanesque » 4 . Effectivement, Giraudoux suit les consignes de Benjamin Crémieux pour faire de sa première pièce Siegfried une pièce « bien faite » ; il préfère travailler à l’adaptation de l’hypotexte littéraire ou mythologique plutôt que de poursuivre le chemin d’affrontement avec la réalité contemporaine, alors qu’il ose parler de l’actualité vivante lors de Siegfried. Le théâtre de Giraudoux est qualifié de « routinier » sur le plan non seulement du fonds mais aussi de la forme. A cela s’ajoute le fait que le « retour à la vraie tradition du théâtre » 5 dont Louis Jouvet le metteur en scène de Giraudoux réclame la nécessité nous semble correspondre parfaitement à une des particularités du théâtre « routinier » : « La routine s’empare généralement d’oeuvres dont les auteurs ambitionnent de ‘‘poursuivre’’ ou de ‘‘restaurer’’ une de ces grandes formes ou un de ces genres consacrés » 6 . Serait-ce le naturalisme faisant face au réel ou le théâtre de Jean Giraudoux serait-il « déjà mort-né à sa naissance » 7 ?

Sur le plan esthétique, ce n’est pas depuis hier que l’on dit que l’aspect « précieux » du théâtre de Giraudoux est déconcertant. Les nombreux détails et ornementations dominent l’ensemble de l’écriture. Au lieu de maintenir le fil conducteur de l’intrigue, le personnage de Giraudoux s’attarde à expliquer de petits détails et déroute son interlocuteur ainsi que le spectateur. Rien d’étonnant si son théâtre est jugé difficile à comprendre. Dans L’Impromptu de Paris, Giraudoux fait parler ses personnages comme s’il voulait riposter à ceux qui critiquent son théâtre pour son inintelligibilité : « ceux qui veulent comprendre au théâtre sont ceux qui ne comprennent pas le théâtre » 8 .

La situation est sans doute pire au Japon qu’en France. Pour le juger « routinier » il faut comprendre ce que sont les grands genres dramatiques auxquels les dramaturges « routiniers » essayent de revenir ; pour le juger « précieux » il faut savoir ce que c’est qu’un style clair et sans trop de recherches. Pourtant on ne peut pas traduire tous ces arrières-plans esthétiques ou dramaturgiques. C’est pourquoi c’est seulement le côté mièvre qui est souligné dans la traduction japonaise des pièces de Giraudoux. Des jeunes filles évoluent sur la scène en prononçant des propos fades et enfantins ; le décor et le costume sont kitchs ; l’outrance des expressions et des sentiments donnent l’impression qu’il s’agit d’un mélodrame ennuyeux. Le pire est que c’est grâce à cette image péjorative que le nom de Giraudoux échappe de justesse à un oubli complet au Japon. Depuis quelques décennies, son nom ne vas pas sans évoquer le nom d’un autre auteur dramatique : « Jirodo-Anui » (Giraudoux-Anouillh 9 ). Il y a une connotation assez péjorative dans l’expression « Jirodo-Anui » : le théâtre franco-français, mièvre, démodé et passéiste, même si l’on perçoit un peu de nostalgie. Ces deux auteurs qui ne sont normalement pas rapprochés en France sont désormais mis sur le même plan à cause de la jeunesse et la molle joliesse des protagonistes féminines : Ondine, Isabelle, Antigone et Jeanne D’Arc sont traitées en bloc ici. Ni l’aspect onirique basé sur le romantisme allemand d’Ondine, ni les réflexions en profondeur sur la mort dans Intermezzo, ni l’aspect politique et idéologique que certaines pièces d’Anouillh contiennent ne sont pris en compte par la plupart des amateurs de théâtre au Japon.

Par ailleurs, il nous semble que les études giralduciennes connaissent une rupture en 1953 au Japon. Rappelons que quelques hommes de théâtre japonais étaient venus en France avant la guerre ; certains ont assisté à la représentation de pièces de Giraudoux 10 . Ils deviennent dès leur retour au pays des pionniers dans le domaine scientifique des études théâtrales et de la pratique du théâtre et enseignent le théâtre français à de jeunes acteurs et chercheurs. Dans les années 1950, le théâtre de Giraudoux est définitivement introduit au Japon grâce à la publication du Théâtre complet en 1957. Parmi les jeunes traducteurs du Théâtre complet, on trouve Shinya Ando (1927-2000). Ce jeune membre de la troupe Bungakuza (Théâtre littéraire)  fondée par Kunio Kishida (1890-1954), auteur dramatique et romancier, ancien disciple de Jacques Copeau au Vieux-Colombier pendant quelques années jusqu’en 1922, était un des spectateurs du Théâtre de Babylone en 1953, lors de la création d’En attendant Godot. Ando s’oriente vers le théâtre contemporain et va traduire Le Théâtre et son double en 1965; il ne parle plus que rarement du théâtre de l’entre-deux-guerres désormais. Il va sans dire que les chercheurs et les gens de théâtre francophiles qui ont connu la rupture de 1968 sourient avec condescendance en entendant prononcer le nom de Giraudoux.

En fin de compte, en France ainsi qu’au Japon, on ne revisite plus Giraudoux. Et ironiquement, c’est grâce à son image péjorative que son nom n’est pas complètement tombé dans l’oubli, au moins pour le moment. Mais, en réalité, la lecture des textes originaux de Giraudoux serait révélatrice pour les Japonais qui ne le connaissent que par la traduction. Ceux-ci se rendraient compte avec étonnement que l’héroïsme naïf et la mièvrerie que les personnages féminins montrent sur la scène japonaise ne sont que des visions superficielles de son théâtre.

Ce qui frappe le plus est une forte prédilection pour le détail chez Giraudoux. C’est justement ce qui s’appelle « préciosité » en France. Pourtant, quand cela est délocalisé vers le contexte culturel et spirituel du Japon, ce style jugé « précieux » se révèle autrement : la description détaillée de petites choses mineures, fréquente dans l’écriture de Giraudoux renvoie à certains aspects de la mentalité japonaise, tels que le shintoisme et le panthéisme. L’imagination débridée du Mendiant d’Electre parlant sur la vie et la mort d’un hérisson en est un bon exemple. Il dit : « ce qui est vrai pour les hérissons, c’est vrai pour les autres espèces » 11 . L’idée qu’un petit animal sauvage s’égale aux autres espèces y compris les humains ne déroute pas la mentalité traditionnelle au Japon où il y a un culte d’animaux. Quant au chien qui attend sagement le retour de son maître évoqué par Geneviève dans Siegfried, il fait penser tout de suite à l’histoire vraie du chien fidèle, Hachiko, que tous les Japonais connaissent : Hachiko allait chercher son maître à la gare de Shibuya à Tokyo tous les jours. Mais un jour le patron est mort. Hachiko qui ne comprenait pas la disparition de son maître continuait à y venir le chercher tous les jours. Les gens admiraient la fidélité et le courage de ce petit chien et lui ont érigé une statue devant la gare. Ce que Geneviève et Eva appellent « ridicules » est pris au sérieux par les Japonais... 12 Ainsi donc la relecture sans préjugé de Giraudoux éclaire de nouvelles facettes de son oeuvre.

Or, c’est justement cette tendance à faire ressortir le détail qui rend difficile le travail de transposition théâtrale de Siegfried et le Limousin. Le roman est fait d’un tas de descriptions de petites gens et de petits objets en Allemagne. Les choses ainsi décrites sont englobées par le regard d’un certain « je » qui s’appelle Jean, ami de Forestier-Siegfried. Cette conscience narratrice est impossible à transposer dans la forme canonique du genre dramatique, parce qu’elle est une simple forme d’énonciation plutôt qu’un personnage. Comme le dit Peter Szondi, le drame est formé par la dialectique des rapports interhumains et intersubjectifs au présent médiatisée par le dialogue. Pourtant, dans Siegfried et le Limousin, le « moi » de chaque personnage est souvent dilué dans cette grande conscience narrative. Pour rendre nettes les relations interpersonnelles, il faut rendre net d’abord ce « moi ». Mais si on découpe le « moi » de chaque personnage dans la narration, la structure du récit romanesque dominé par le « moi » narratif est détruite. Ce qui nous rappelle que Mikhaïl Bakhtine distingue le genre poétique du roman : « le langage du genre poétique, c’est un monde ptoléméen, seul et unique, en dehors duquel il n’y a rien, il n’y a besoin de rien. L’idée d’une multitude de mondes linguistiques, à la fois significatifs et expressifs, est organiquement inaccessible au style poétique » 13 . Le genre poétique bakhtinien doit « ne rien connaître », de même que le drame absolu szondien, doit ne connaître « que lui-même » 14 , alors que le genre romanesque accepte d’être polyphonique et « découvre des langages et non un langage » 15 . Le drame nécessite l’univocité identitaire du personnage alors que dans le roman le récit est tramé par la participation de plusieurs « moi ». Tel est exactement le cas de Giraudoux, notamment en ce qui concerne Siegfried et le Limousin.

D’où notre question : la rédaction de Siegfried ne provoque-t-elle pas simultanément deux mouvements contradictoires : d’un côté, la dramatisation de l’écriture romanesque et, de l’autre côté, la romanisation de l’écriture normative du genre dramatique à laquelle Giraudoux cherche à appliquer son style romanesque. Il est bien probable que, dans la mesure où Siegfried est fondé sur le roman, des éléments « épiques » au sens szondien ne soient pas totalement absents du texte dramatique. Szondi explique la notion d’« épique »  :

‘Comme l’évolution de la dramaturgie moderne éloigne du drame lui-même, l’analyse ne peut se passer d’un concept antithétique qui lui est fourni par le terme d’« épique » désignant un trait commun à la structure de l’épopée, de la narration, du roman et d’autres genres, où l’on constate la présence d’un élément que l’on a appelé « sujet de la forme épique » ou « moi épique ». 16

Il évoque ainsi comme exemples de manifestations épiques « la narration » et « le roman ». Paradoxalement, la pièce « bien faite » de Giraudoux est romanisée au sens bakhtinien... Lorsque la volonté de l’auteur s’oriente vers le dramatique, des éléments inhérents à son écriture romanesque essayent, peut-être, de se tenir encore.

Il est vrai que Giraudoux cherche volontairement les formes académiques et traditionnelles de la composition théâtrale et que c’est dans ce sens-là qu’il est « routinier ». Mais, vraisemblablement, la prédilection pour le détail quasi-shintoïste s’intègre au fur et à mesure dans l’écriture dramatique, à côté de cet effort spontané de l’auteur pour revisiter la tradition. C’est pourquoi dans ce présent travail, nous nous intéresserons à l’évolution de la coexistence et de l’interférence de l’épique et du dramatique dans l’écriture dramatique de Giraudoux. Cette problématique nous paraît d’autant plus captivante que nous constatons une différence importante sur le plan stylistique et dramaturgique entre deux pièces par lesquelles Giraudoux s’affronte avec l’ « actualité vivante » : Siegfried et La Folle de Chaillot. Il est étonnant de savoir que les deux extrémités de sa carrière théâtrale sont marquées par la transposition de la réalité quotidienne, supposée indigne d’un dramaturge « routinier » comme Giraudoux. La comparaison approximative entre ces deux pièces est déjà intéressante : comme beaucoup de critiques théâtraux le font remarquer lors de sa création en 1945, La Folle de Chaillot n’est pas une pièce « bien faite ». Elle commence par la représentation d’un réel extérieur et finit dans un onirisme extraordinaire. À la différence de Siegfried qui est applaudi à l’unanimité par le public en 1928 en raison du mélange harmonieux du style « poétique » et de la cohérence de l’action,  dans cette dernière pièce la notion de cohérence et d’intelligibilité est presque perdue tant la romanisation de l’écriture y est redoublée : une vieille dame appelée « folle » flâne dans les rues parisiennes et bavarde avec ses amis ; les personnages sont très nombreux et leurs discours sont divagants ; le principe de liaison entre les scènes est partout rompu à cause de leur caractère pittoresque et bohême et, surtout, en raison du langage à la fois verbal et corporel de la protagoniste qui crée un effet de grotesque quasi irréaliste.

Notre analyse sur l’interférence de l’épique et du dramatique dans l’écriture théâtrale se réalisera dans l’ordre chronologique dans le but de mettre en relief l’écart dramaturgique radical entre Siegfried et La Folle de Chaillot. Siegfried est le vrai point de départ du dramaturge, non seulement au niveau de la composition théâtrale mais aussi en ce qui concerne la collaboration avec les gens de théâtre. Giraudoux se met à écrire pour le théâtre sans savoir ce que c’est que la composition dramatique. La pièceest la première tentative – d’ailleurs très réussie – de travail commun entre l’auteur et son metteur en scène, Louis Jouvet. En suivant un ordre chronologique, nous pourrons suivre non seulement l’interaction graduelle entre l’épique et le dramatique mais aussi l’intégration d’éléments spécifiquement théâtraux : le rapport entre le rôle et son acteur, les contraintes matérielles inhérentes à l’espace scénique, le regard du spectateur qui fait exister la production théâtrale... Il se peut que ces éléments issus du travail théâtral viennent aider des aspects abandonnés lors de l’adaptation de Siegfried à s’incorporer dans le texte dramatique.

Le but de ce présent travail consiste, en un mot, à regarder de près l’émergence de formes narratives dans l’écriture dramatique durant toute la carrière professionnelle de Giraudoux. Nous observerons cette émergence qui se produit à la suite du mélange de trois « écritures » : romanesque, dramatique et scénique.

La première partie sera consacrée à la réflexion sur la première interférence de deux écritures, romanesque et dramatique. Nous allons d’abord essayer de dégager l’originalité du romancier Giraudoux par le biais de sa préférence pour le détail. Ensuite, nous regarderons de près la conscience narratrice qui englobe l’univers romanesque de Giraudoux afin de dégager le lien intrinsèque qui l’unit à la conscience des personnages principaux. Enfin nous lirons le texte et certains manuscrits de Siegfried attentivement pour remettre au jour des traits « épiques » qui émergent modestement dans le texte.

Après avoir examiné la tentative audacieuse de cette adaptation, nous allons regarder de près dans la deuxième partie la mise en valeur de l’aspect polyphonique intrinsèque de l’écriture romanesque dans les pièces écrites avant l’éclatement de la deuxième guerre mondiale. À partir de la deuxième pièce, Amphitryon 38, la forme canonique du drame est sérieusement mise en crise. Les éléments constitutifs du drame tels que le dialogue, la fable et le personnage sont touchés par l’instabilité du « moi » des personnages. Pendant cette période Giraudoux s’engage dans la réécriture dramatique en adaptant des histoires mythologiques ou bibliques. Cette préférence pour l’Antiquité constitue l’une des raisons pour lesquelles il est classé parmi les auteurs « routiniers ». Mais en vérité, c’est pendant cette période que la romanisation de l’écriture dramatique fait des progrès. L’autre aspect curieux de cette période consiste dans l’apparition du discours métathéâtral dans le texte. D’une part, la romanisation et la surthéâtralisation de l’écriture dramatique se produisent simultanément. D’autre part, l’affinité entre les réflexions de Jouvet et l’esthétique littéraire de Giraudoux prend forme dans le texte dramatique.

Dans la troisième partie nous observerons le perfectionnement de la dramaturgie narrative. À la suite de l’éclatement de la guerre et du début de l’Occupation, le théâtre de Giraudoux se livre à une introspection pénible. Mais, cette période pessimiste donne définitivement de l’élan à l’émergence de la narrativité. A travers la mise en examen de la ressemblance esthétique entre Siegfried et le Limousin et La Folle de Chaillot, le côté novateur de la dramaturgie de Giraudoux sera mis en lumière au terme de nos réflexions.

Avant commencer cette analyse, il nous faut préciser plusieurs choses. D’abord, la romanisation est un terme bakhtinien, mais nous l’utiliserons dans son sens étroit, c’est-à-dire entendu comme la récurrence ou la remise en valeur progressive des éléments considérés comme incompatibles avec la norme canonique propre au drame absolu. Ensuite, notre intérêt ne porte pas, dans le cadre de ce présent travail, sur l’oeuvre romanesque dans son entier. Le genre romanesque chez Giraudoux constitue notre objet d’intérêt comme élément constituant la phase « préhistorique » de Giraudoux auteur dramatique. C’est pourquoi nous mettons entre parenthèses l’interaction synchronique entre le romanesque et le dramatique. Ainsi, nous ne parlerons pas d’Ondine dans le cadre d’une étude comparative avec Choix des Elues, roman écrit sans doute en même temps que la pièce sur l’histoire d’amour du monstre aquatique. Troisièmement, nos réflexions sur l’évolution de la dramaturgie de Giraudoux ne visent pas pour autant à éclairer la volonté et la psychologie de l’auteur. Nous nous référons à des détails biographiques et personnels de l’auteur, mais ce n’est que pour mieux replacer le débat. Notre objectif n’est qu’une présentation modeste d’une lecture nouvelle du texte dramatique de Giraudoux, non l’éclaircissement de son intention par rapport à cette lecture.

Reste à préciser le corpus de travail. Théâtre complet de l’édition de la Pléiade en sera la base. Quant au travail romanesque, nous évoquerons entre autres Siegfried et le Limousin car c’est l’hypotexte de Siegfried, le point de départ de Giraudoux dramaturge. Nous nous intéresserons à d’autres oeuvres romanesques rédigées antérieurement à Siegfried publiées dans Oeuvres romanesques complètes de l’édition de la Pléiade. Il faut y ajouter d’autres récits qui ne sont publiés que séparément, tels qu’Adorable Clio, Amica América, ou bien Lectures pour une ombre. Pour la commodité, il nous arrivera d’inclure ces essais moitié autobiographiques moitié romanesques sous l’expression générique, « récits romanesques ». Il va sans dire que sur le plan du débat sur la problématique des genres, ce souci de simplification apparaîtrait comme incorrect. Mais puisque le but de ce travail consiste à mettre en relief l’évolution de l’écriture dramatique de Giraudoux sous l’influence des éléments exclusifs du drame au sens szondien, nous oserons ainsi élargir plus ou moins la notion de « romanesque ». Par ailleurs, pour éclairer le rapport entre la romanisation de l’écriture et les contraintes scéniques, nous ferons appel à des documents issus de la création des pièces : il s’agit d’abord de comptes rendus de presse rédigés par des critiques théâtraux contemporains de l’auteur ; ensuite de cahiers de conduite 17 constitués sous la dictée du metteur en scène Louis Jouvet ; souci essentiel, ces derniers sont conservés à la Bibliothèque Nationale de France, au Département des Arts du spectacle. Pour la même raison, nous consulterons les ouvrages disponibles de Louis Jouvet.

En terme de cette analyse, nous nous demanderons si Jean Giraudoux n’est qu’un auteur du passé. S’il est vrai que Giraudoux est « précieux » et « routinier », quels épithètes pouvons-nous encore lui accorder en examinant son théâtre sous un angle neuf ?

Notes
1.

Florence Delay, La Séduction brève, Paris, Gallimard, 1997, p. 139.

2.

Jean-Pierre Sarrazac, La Parabole ou l’enfance du théâtre, Belfort, Circé, 2002, pp. 32-36.

3.

Jean-Pierre Sarrazac, Jeux de rêves et autres détours, Belfort, Circé, 2004, p. 14.

4.

Jean-Pierre Sarrazac, La parabole ou l’enfance du théâtre, p. 35.

5.

Louis Jouvet, Réflexions du Comédien, Paris, Librairie Théâtrale, 1941, p. 125. « La scène française est, aujourd’hui, sans histoire. Le temporel ne s’y accuse que par un retour à la préoccupation dramatique, qui est celle des grandes époques, à ces problèmes éternels, à ces préoccupations humaines qui créent entre des hommes assemblés une entente secrète, un plaisir commun et partagé, où la sensibilité et la sympathie s’échangent et se répondent. C’est un retour à la vraie tradition du théâtre. C’est une époque de rééducation. »

6.

Jean-Pierre Sarrazac, op. cit., p. 33.

7.

Louis Jouvet, op. cit., p. 124. « Le théâtre venait de perdre sa vérité au profit d’une exactitude et d’une vraisemblance qui allaient tuer et abolir la vraie illusion du théâtre. Le règne du spirituel s’écroulait : le Théâtre Libre annoncé par la photographie était l’ange annonciateur du cinéma. / Et le cinéma vient, machine-outil toute neuve, monstre dévorateur de matière dramatique sous toutes ses formes. Le Théâtre Libre la lui fournit. De ce cocon, en effet, sortit tout à coup l’éclatant papillon qui, aujourd’hui, inlassablement, palpite sur ce quatrième mur qui s’est matérialisé. / Le naturalisme, déjà mort-né à sa naissance, était mort parce qu’il n’était qu’un aboutissement. »

8.

Impromptu de Paris, p. 708.

9.

Ces deux auteurs dramatiques sont favoris de la troupe Shiki, inaugurée en 1953 sous l’influence du premier giralducien japonais, Michio Kato(1918-1953). Shiki commence ses aventures théâtrales par Adèle et la Marguerite d’Anouillh.

10.

Par exemple, voici deux spectateurs de la création de Siegfried : Kumao Kinoshita, qui a traduit Siegfried en japonais pour la première fois. Il est un ami de Kunio Kishida ; Jumpei Kawashima (1903-1985, professeur de l’université Waseda, auteur dramatique).

11.

Électre, p. 613.

12.

Siegfried, p. 57.

13.

Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, traduit du russe par Daria Olivier, préface de Michel Aucouturier, Paris, Gallimard, 1978, p. 108.

14.

Peter Szondi, Théorie du drame moderne, traduit de l’allemand de Patrice Pavis, avec collaboration de Jean et Mayotte Bollack, L’Age d’Homme, 1983, p. 14. « Le drame est absolu. Pour être une pure relation, et donc dramatique, il doit se libérer de tout élément extérieur, ne rien connaître que lui-même. »

15.

Mikhaïl Bakhtine, op. cit., p. 116. C’est l’auteur qui souligne.

16.

Peter Szondi, op. cit., p. 11.

17.

Il faut rappeler cependant que les cahiers de conduites faits sous l’ordre de Jouvet ne sont pas aussi détaillés et impératifs que ceux qui ont été laissés par exemple par Samuel Beckett ou Erwin Piscator. Souvent il y en a plusieurs qui sont conservées dans le Fonds Jouvet de la BNF. Nous pouvons être presque sûr du fait qu’un cahier annoté par Marthe Herlin, actrice mais grande régisseur de Jouvet, peut nous permettre de savoir des éléments exacts sur la mise en scène. En principe, nous citerons des cahiers faits par elle dans ce présent travail. Au cas où le cahiers cité n’est pas annoté par d’autres gens qu’elle, nous le signalerons.