PREMIERE PARTIE : LE PREMIER CONTACT ENTRE DEUX ÉCRITURES : ROMANESQUE ET DRAMATIQUE

Préambule

Paraît-il étrange d’évoquer le Japon quand il s’agit de Giraudoux ? Sans aucun doute. Giraudoux n’est jamais venu au Japon. Malgré son amitié avec Paul Claudel, ambassadeur de France au Japon au moment du séisme de 1923, les connaissances de Giraudoux sur le pays du soleil levant sont limitées. Il en évoque le nom quand même, mais c’est surtout à cause de la connotation imaginaire de celui-ci. Par exemple, pour exprimer son admiration vis-à-vis du travail de mise en scène de Jouvet 18 et de l’écriture de Proust 19 , il emploie la même figure japonaise : celle des petits morceaux de papier magiques. Il compare la transformation des morceaux de papier « qui ne sont que du papier » en fleurs dans un bol de porcelaine avec l’attrait du génie artistique de ses deux contemporains. A ses yeux, le Japon est synonyme de « magie des arts ». L’archipel nippon peut être une petite source d’inspiration pour lui, mais il lui paraît trop éloigné.

Pourtant, pour les Japonais, la lecture de l’oeuvre romanesque de Giraudoux révèlerait une curieuse similarité entre la langue japonaise et l’écriture de Giraudoux. En japonais, il n’y a pas de sujet dans une phrase. Plus précisément, pas d’équivalent du sujet qui est « l'être auquel est attribué le prédicat, l'attribut », d’après la définition du Robert. Pour dire « je vais travailler aujourd’hui », nous disons « aujourd’hui travail » (kyo ha shigoto desu 20 ). « kyo » signifie « aujourd’hui », « shigoto » est « travail ». Il n’y a donc pas de « je ». Il en est de même pour la troisième personne, « il » et « elle ». Pour dire « il fait chaud à Tokyo », nous disons « Tokyo chaud » (Tokyo ha atsui ne). « Atsui » signifie « chaud ». « Est-elle ta grande sœur ? » devient plus simple que jamais : « grande soeur ? » (oneesan desuka ?). Non seulement « elle » mais aussi « ta » disparaît ici. Cependant « l’être auquel est attribué le prédicat, l’attribut » n’est pas inexistant dans la langue japonaise. Il est une espèce de conscience collective qui couvre non seulement la conscience de l’énonciateur, mais aussi celle de l’interlocuteur. Si bien qu’en japonais, nous ajoutons sans le prononcer « on pense que » avant « tu vas travailler aujourd’hui ? ». Il y a l’intervention tacite de ce « on », chaque fois que nous prononçons une phrase. Chose très intéressante, en lisant l’oeuvre romanesque de Giraudoux, beaucoup de lecteurs japonais ressentent une présence analogue à cette conscience collective derrière la narration : la présence d’un autre regard que celui du narrateur. Ce regard mystérieux est omniprésent dans le texte.

Constitué à la fin du XIIIe siècle à l’ère de Muromachi, le Nô prouve que cette « absence omniprésente » - le terme est paradoxal - n’est pas un simple petit détail linguistique. C’est que la différence entre « il » et « je », entre « tu » et « je » dans ce théâtre japonais n’est pas claire par rapport au théâtre occidental dans lequel l’ego du personnage est bien distinct. L’intérêt primordial du Nô réside dans la théâtralisation d’un récit prononcé par la mort. Il s’agit donc de la mort qui parle devant le public, mais sans avoir recours au jeu mimétique. La pièce du Nô est structurée dans le but de faire parler la mort qui ne peut plus parler comme les vivants, car elle n’a plus de corps ni bouche qui lui permette de prononcer une parole. L’acteur ne joue pas un personnage dont l’identité est unique, mais reste une sorte de simple énonciateur narratif. Ce n’est pas le corps du seul acteur qui incarne la mort, mais le spectacle entier qui symbolise l’univers des morts. Ainsi donc, la curieuse absence du sujet est une des caractéristiques essentielles de la mentalité japonaise, sur le plan linguistique et artistique à la fois.

Il va sans dire qu’aucun art théâtral n’est équivalent au Nô au moins dans les années 1920 en France où Giraudoux commence à écrire pour le théâtre. Certes, c’est une époque de rénovation théâtrale. Pour ne citer que quelques noms français, il y a l’aventure théâtrale du Vieux- Colombier de Copeau ; Gémier déplace la représentation théâtrale en extérieur et l’associe à d’autres genres artistiques comme le cirque. A cela doit s’ajouter la rénovation de l’écriture dramatique entamée déjà dans le siècle précédent, notamment par Alfred Jarry. Antonin Artaud ne va pas tarder à se distinguer dans l’histoire du théâtre même si ses tentatives se heurtent à la convention du théâtre traditionnel de l’époque. Mais il est aussi vrai que le théâtre de boulevard reste toujours à son apogée puisque le théâtre commercial attire beaucoup de spectateurs amateurs ; ceux-ci aiment bien la pièce « bien faite ». Une bonne pièce de théâtre nécessite un certain nombre d’ingrédients : le conflit entre des personnages pourvus d’un « je » distinct en est le moteur dramatique. Le dialogue entre les personnages est la base du texte dramatique : le « je », le « tu » et le « il » ne se mélangent pas sans quoi le drame ne tient pas, tombe en crise. Le Nô aurait été une forme théâtrale exactement opposée au drame en Europe. Dans cette période de transition où il y a la rivalité entre l’avant-garde et le conservatisme, la dissolution du sujet chez Giraudoux est trop étrange même pour les metteurs en scènes dits avant-gardistes parmi lesquels Jouvet, futur metteur en scène de Giraudoux. À plus forte raison, la création d’une nouvelle forme théâtrale aussi « novatrice » - aux yeux des occidentaux – que le Nô est hors de question 21 .

Quand Giraudoux décide de faire ses débuts sur la scène française, il ne cherche pas à établir un certain « Nô à la française » en dépit de la ressemblance que les Japonais ressentiraient entre Giraudoux et l’écriture théâtrale de ce spectacle japonais, mais à adapter son écriture à la norme canonique de composition dramatique. C’est parce qu’il a besoin du grand public qui fréquentait les grandes salles de théâtre parisien, pour parler d’un sujet spécifique devant le plus de gens que possible :

‘Si j’ai été incité à écrire une pièce, c’est que j’ai eu une idée dramatique. J’ai raconté l’histoire, voilà six ans, d’un Français privé de la mémoire par une blessure reçue à la guerre, rééduqué sous le nom de Siegfried par ceux qui l’ont recueilli dans une nation et des moeurs qui ne sont pas les siennes, et ramené par des amis à son ancienne vie. Cette idée était si dramatique que, comme tous les grands drames, elle a été réalisée depuis par le sort. [...] Je tiens, en ce qui concerne ce sujet, à bien affirmer mon droit de priorité vis-à-vis de la Providence, et je ne pouvais mieux confier ma cause qu’à la Société des Auteurs dramatiques.
Il y a une seconde raison. Le roman a pour but d’apporter dans chaque cœur de lecteur, à domicile, par une douce pression, un balancement à l’imagination ou à la délectation sentimentale. Ce n’était vraiment pas ce que je cherchais cette fois car j’avais à parler de l’Allemagne, et le mégaphone lui-même n’est pas assez sonore dans ce cas. La question franco-allemande est la seule question grave de l’univers. [...] C’est là une vérité, banale comme la Vérité, mais qui demande à être dite, et non lue, devant des spectateurs qui n’auront jamais au même degré été les propres acteurs du spectacle. 22

Pour séduire autant de spectateurs que possible, il faut que la pièce soit bien écrite et facile à comprendre. Il ne peut plus parler par l’intermédiaire de la conscience narratrice de son écriture romanesque. Il est résolu à adapter son style d’écriture à la forme canonique.

Par ailleurs, l’adaptation du roman à la scène est déjà comme tentative très difficile, même dans le cas où le « je » narratif n’est pas autant en crise que chez Giraudoux. C’est ce qui est prouvé par les essais et les erreurs commises par ses prédécesseurs. Pour des romanciers au XIXe siècle, « la possibilité de toucher un public plus large qu’avec le roman, la sociabilité et la ‘‘visibilité’’ plus grande du théâtre, furent des attraits puissants ». 23 Balzac, Flaubert, Edmond de Goncourt, et Zola sont tentés par le théâtre. Toutefois, les différences de nature entre théâtre et roman sont profondes, dans les domaines du temps, de l’espace, du système d’énonciation. À ce sujet, Philippe Chardin résume en quelques lignes les raisons majeures de l’incompatibilité entre l’univers romanesque et les formes dramatiques par lesquelles de grands romanciers sont tentés. D’un côté, il s’agit de la difficulté pour ce qui est de la transposition d’une certaine « lenteur » romanesque. Évoquons Zola lorsqu’il parle de l’adaptation de Thérèse Raquin : « j’ai suivi le roman pas à pas ; j’ai enfermé le drame dans la même chambre, humide et noire, afin de ne rien lui ôter de son relief, ni de sa fatalité ; j’ai choisi des comparses sots et inutiles, pour mettre, sous les angoisses atroces de mes héros, la banalité de la vie de tous les jours ». 24 Il faut transposer non seulement l’action romanesque mais aussi la description de la chambre « humide et noire » ainsi que des « angoisses atroces » de ses héros, mais la lenteur lourde et le statisme gênent les spectateurs de l’époque. De l’autre côté, l’incompatibilité entre les deux genres se manifeste sur le plan rhétorique également. La forme canonique de l’écriture dramatique étant en proie au rationalisme, n’est pas en mesure d’accepter le « double jeu » polyphonique – « la dimension d’ambiguïté, d’ironie et d’indécidable », - qui caractérise toutefois « presque constamment » l’écriture romanesque. Troisièmement, ce qui semble plus important à faire remarquer – « c’est dans une grande partie du roman moderne que le narrateur joue un rôle essentiel, qui ne peut se comparer à aucun des ‘‘rôles’’ explicites que pourrait lui fournir le théâtre à titre de substitution ». 25 Même si le récit est raconté à la troisième personne, la question de la présence d’une conscience narrative est inévitablement posée, car il peut se trouver dans un roman des éléments que l’auteur ne met à la portée d’aucun personnage et qu'il est donc extrêmement difficile de transposer sous forme de dialogues et d’échanges de paroles entre les personnages.

Ainsi, une certaine étroitesse de la forme canonique du théâtre ne permet pas une communication libre et enrichissante, entre les deux genres littéraires de la fin du XIXe siècle au début du XXe. Les « lois du théâtre » qui sont « héritées à la fois du classicisme, du romantisme et du drame bourgeois » sont en effet extrêmement strictes. Souvent le public est favorable à ce que l’on appelle une « pièce bien faite » : une forme dramatique empreinte de la tradition conservatrice, théoriquement protégée par des auteurs dramatiques ou des théoriciens comme Augier, Sardou, ou Sarcey. L’écriture romanesque est gênée par la rigueur formelle du théâtre depuis longtemps, avant que Giraudoux ne fasse ses premiers pas dans ce domaine.

La transposition scénique de l’oeuvre romanesque de Giraudoux est doublement difficile. D’une part, pour une raison particulière : ce mélange entre le « je » et les autres, tellement singulier qu’il évoque la poétique du théâtre japonais, constitue un grand obstacle. D’autre part, pour une raison théorique : la liberté créatrice du genre romanesque se heurte au rigorisme des lois dramatiques.

Regardons de près, cette curieuse présence narrative qu’est le « je » de Giraudoux, pour bien examiner ensuite l’affrontement et la réconciliation – s’il y en a une – entre le romanesque et le dramatique dans sa première aventure théâtrale, l’adaptation de Siegfried et le Limousin.

Notes
18.

Jean Giraudoux, « metteur en scène », Littérature, Paris, Gallimard, p. 225. Le texte est la conférence faite le 4 mars 1931 à l’occasion d’un Congrès du Théâtre. « Il se trouve que, du fait de Jouvet et semblable à ces découpures de papier japonais qui ne sont que du papier, moi, qui ne me croyais que du papier, je deviens, dans la piscine jouvetienne, tantôt un chrysanthème, tantôt un glaïeul, et qu’il ne m’est pas interdit d’envisager pour mon proche avenir un épanouissement en lys ou en rose ».

19.

Jean Giraudoux, « Du côté de Marcel Proust », in Or dans la nuit, Paris, Grasset, 1969, p. 26. « Ne voudriez-vous pas encore que le goût d’un morceau de brioche mangé par vous à huit ans vous revînt soudain, un jour où vous goûtez, et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine de petits morceaux de papier qui deviennent des fleurs, des maisons, des personnages, soudain pour nous les fleurs de notre jardin d’autrefois et celles du parc du châtelain, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis, et l’église et tout le château et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, sorte, ville et jardin, de votre tasse de thé ? »

20.

Pour simplifier les choses, « desu » et « ne » ne sont qu’une espèce de suffixes qui signifient la fin d’une phrase. Le suffixe « ka » s’ajoute à la fin d’une phrase pour la mettre au mode interrogatif.

21.

Pourtant, Copeau et Dullin sont intéressés par ce théâtre asiatique. Surtout Copeau qui essaie de monter une pièce.

22.

Jean Giraudoux, « Un passage », op. cit., pp. 95-96.

23.

Philippe Chardin, Avant- propos de La Tentation théâtrale des romanciers, Paris, Sedes, 2002, p. 3.

24.

Les phrases zoliennes sont citées par Dort dans la préface du Naturalisme au théâtre, Bruxelles, Éditions Complexe, 2003, p. 20.

25.

Philippe Chardin, op.cit., p. 8.