Chapitre I Le « moi » narratif de Giraudoux : un observateur omniscient

‘Il est toujours curieux de voir un écrivain de la qualité de Jean Giraudoux aborder le théâtre. Le fait est encore plus intéressant quand il s’agit d’un homme à propos duquel les critiques ont toujours parlé d’hermétisme. Que va donner à l’avant-scène le dialogue de celui qui a écrit Simon le Pathétique, Bella, Suzanne et le Pacifique, Églantine,autant d’œuvres où s’affirment le talent le plus délicat, le style le plus rare dans sa simplicité et la ligne qui semble à première vue la moins faite pour la scène 26  ?’

Ainsi Paul Achard commence-t-il son article publié lors de la création de la première pièce de Giraudoux, Siegfried. Beaucoup d’autres critiques dramatiques s’interrogeaient sur les débuts du romancier à la scène. Ainsi, Bernard Zimmer avoue la surprise des amateurs du texte romanesque de Giraudoux quand « les premiers communiqués de théâtre annoncèrent que Giraudoux avait tiré de son roman, Siegfried et le Limousin,une pièce en quatre actes 27  ».

Si les contemporains de Giraudoux se demandent ce que sera « le dialogue de celui qui a écrit Simon le Pathétique, Bella, Suzanne et le Pacifique, Églantine », c’est parce que ces récits romanesques leur paraissent aux antipodes du style de la dramaturgie traditionnelle. Comme le dit Jacques Body, « les récits de Giraudoux donnent l’impression que ses héros vivent un rêve éveillé 28  ». Les lecteurs seraient frustrés par la lecture du roman s’ils y cherchaient une action et une psychologie comparables à celles que l’on trouve dans les romans réalistes. Mais ce « rêve éveillé » résulte-t-il du fait que le récit se confond avec le rêve du narrateur ? Les choses ne sont pas aussi simples, car le nombre des vrais rêveurs-narrateurs est limité. Mis à part le cas du premier récit de Giraudoux, intitulé Premier rêve signé, et de quelques passages courts au début desquels s’annonce l’état de sommeil hypnotique du narrateur 29 , le lecteur ne sait pas si le narrateur rêve durant le récit entier ou pas. C’est seulement au niveau de « l’impression », pour citer encore Jacques Body, que le récit est onirique. Comment la narration de Giraudoux réussit-elle à créer cet effet chimérique ? Pourquoi la narration rend-elle tout le récit  difficile à comprendre chez Giraudoux ?

Avant de tenter de mettre en relief des éléments romanesques qui devraient être confrontés avec la norme de l’écriture dramatique lors de l’adaptation de Siegfried et le Limousin – ce qui formera le sujet du prochain chapitre –, nous mettrons en lumière le mode de fonctionnement de la narration dans les premiers récits, publiés avant les débuts de l’auteur dramatique. Nous lierons alors un certain hermétisme propre aux romans de Giraudoux au problème de l’identité du « narrateur ». Nous aborderons d’abord la question de l’instabilité identitaire du « moi » narratif, en replaçant notre écrivain dans le contexte de l’histoire littéraire du début du xx e siècle. Ensuite, nous éclairerons ce que ce « moi » voit et raconte. Par ces deux étapes de réflexion, l’une consacrée à la question « qui parle ? », l’autre à la question « de quoi parle-t-il et comment ?», nous essaierons de comprendre à la fin du deuxième sous-chapitre cet onirisme plein d’« airs invraisemblables » et de « digressions succulentes 30  », supposé incompatible avec la forme dramatique dialoguée.

Notes
26.

Paul Achard, « Sur Jean Giraudoux, qui fait, demain soir, ses débuts d’auteur dramatique », La Presse, 2 mai 1928. L’article est reproduit dans Cahiers Jean Giraudoux 14, Paris, Grasset, 1985, p. 84.

27.

Bernard Zimmer, « Siegfried, pièce en quatre actes de Jean Giraudoux, Comédie des Champs-Elysées », Gazette de Lausanne, 26 août 1928.

28.

Jacques Body, Giraudoux et l’Allemagne, Genève, Éditions Slatkine, 2003. Réimpression de l’édition de Paris, 1975, p. 161.

29.

Par exemple, dans Suzanne et le Pacifique, la protagoniste rappelle bien que « ce fut le rêve… » avant qu’elle ne commence à parler d’un homme (Suzanne et le Pacifique, p. 548) ; quant au narrateur de « De ma fenêtre », dans Provinciales, il dit : « souvent, pendant que je somnolais, les crétines et la beurrière, en file ou en ronde, dansaient autour de mon lit, les goitres tombant. Je m’éveillais en sursaut » (Provinciales, p. 22). C’est nous qui soulignons.

30.

L’expression est de Bernard Zimmer dans l’article que nous venons de citer plus haut.