I Le « moi » instable dans l’œuvre romanesque.

1 Remarques préliminaires : Giraudoux romancier et ses parentés littéraires.

Philippe Hamon remarque que « chez Zola, le lecteur n’est jamais en retard sur le personnage. Il possède toujours l’information nécessaire pour contrôler ce dernier, pour pouvoir être à même d’assurer ses propres opérations de mémorisation ou d’anticipation, car chaque personnage de l’œuvre est prêt, à chaque instant, à remplir une fonction anticipatrice, récapitulative ou informative. Le personnage doit être ‘‘posé’’ et ‘‘fini’’ ; on doit connaître son passé, son présent, son avenir ; ses regards doivent poser son habitat, ses paroles poser les habitants, son travail poser ses habitudes 31  ». Le critique qualifie le personnage zolien de « délégué à la lisibilité : lui-même, d’une part, sera un personnage entièrement élucidé (par les autres personnages, par certaines procédures narratives particulières) ; par lui, d’autre part, par son savoir, par ses actions, ses paroles, ses regards, il élucidera tout ce qui l’entoure, y compris les autres personnages. Lieu et objet d’une lisibilité, il sera aussi sujet et opérateur de lisibilité 32  ».

Le personnage giralducien ne se laisse pas suivre aussi facilement que le personnage zolien, qui est une espèce de point de repère facilitant la lecture du roman entier. L’éloge moitié encourageant, moitié ironique, de Gide concernant Provinciales, « j’aime à m’abandonner à lui sans trop savoir où il me mène ; et qu’importe 33  ! », n’est pas sans rapport avec la fluidité identitaire et psychologique des personnages dans ce recueil de petites nouvelles. Prenons comme exemple « Sainte Estelle ». La protagoniste est une dame devenue « sainte » : parce qu’elle fut guérie d'une typhoïde grave à la suite de l’apparition de la Vierge. Mais, seize ans après cette prétendue apparition miraculeuse, Estelle est tellement méprisée par tout le monde que l’on voudrait la faire entrer au couvent. Le narrateur, qui est assez petit pour que Nina, une amie d’Estelle, puisse le prendre sur ses genoux, sympathise avec la mystérieuse protagoniste. Toutefois le récit ne dit rien sur les circonstances dans lesquelles ce petit enfant a fait la connaissance de cette dame dédaignée par les adultes. Autre exemple, autre mystère : pour quelle raison le narrateur de « De ma fenêtre » veut-il voir le père Voie, un vieillard singulier ? La préférence pour les gens âgés chez ce garçon malade est évidente, mais cela n’explique pas pourquoi le narrateur est ainsi attiré par ce vieillard mourant. De même, on ne saurait trouver aucune réalité extérieure dans Allégories II, texte composé de petits articles intitulés « Le Printemps », « La Nostalgie » ou « À l’amour, l’amitié ». Comme Gide, les lecteurs des récits de Giraudoux peuvent se demander dans quelle direction le narrateur les conduit, parce qu’ici, les notions de personnage et de psychologie disparaissent.

L’une des causes de cette fluidité des personnages romanesques est due à une certaine instabilité du mode narratif. L’identité du narrateur est souvent bouleversée au fil du récit, si bien que les personnages apparaissent souvent comme des ombres flottantes ou des apparitions hallucinatoires, plutôt que comme des êtres humains de chair et de sang. Ce trait fantastique dans le mode narratif n’est pas isolé à cette époque de l’histoire du roman. Deux courants littéraires issus de cultures différentes, le romantisme allemand et son antithèse, le réalisme objectiviste développée en France notamment chez Proust, se rencontrent quand Giraudoux romancier fait ses débuts.

Quand Giraudoux se remet à publier des romans après la guerre de 1914, plusieurs critiques littéraires les comparent aux œuvres du romantisme allemand. Edmond Jaloux présente l’œuvre de Giraudoux en disant « voici un romantique allemand » 34 . Aux yeux de Jean Cassou, le travail de Giraudoux est « un romantisme à la Jean-Paul ». Jacques Body a décrit de manière exhaustive, dans Giraudoux et l’Allemagne, les relations entre le romantisme allemand et le travail de Giraudoux quand il était étudiant. En 1909, raconte-t-il, « Charles Andler, qui dirigeait les études de littérature allemande à la Sorbonne, chargea son étudiant Jean Giraudoux de lui apporter […] un commentaire d’Ondine » 35 . La rencontre de Giraudoux avec ce professeur, dont il suivit l’enseignement au cours de l’année scolaire 1903-1904, lui permit de se familiariser avec la littérature allemande. Pour le concours de l’agrégation, Giraudoux travaille sur Kleist et La Motte-Fouqué 36 , auteur d’Ondine, une des sources d’inspiration capitales de sa future pièce. Ajoutons à cela qu’il y a des personnages de Giraudoux qui lisent des œuvres issues du romantisme allemand, par exemple le narrateur d’un récit intitulé Jacques l’Égoïste :

‘C’est à elle que je pense en lisant les histoires démoniaques de ces petites résidences allemandes, où soudain, inconnue de tous et pourtant invitée du prince, logée dans la chambre dont les glaces sont roses, les lustres en vrai papier mâché, dont les trumeaux illustrent la vie d’un perroquet chinois, écuyère intrépide, cheveux noirs, yeux bleus, arrive une étrangère. 37

Pourtant, au cours de l’année 1907 ou 1908, il renonce à l’agrégation d’allemand lors de son séjour à Harvard 38 . Sa passion pour le romantisme allemand semble alors se tarir au bout de quelques années, vers la fin de sa vie estudiantine, au moment où il commence sa vie professionnelle dans la diplomatie.

En entrant dans la vie active, Giraudoux oublie-t-il sa préférence marquée pour la littérature allemande ? Il est à noter à ce propos que, comme l’indique Guy Teissier dans son article 39 , les romans de Giraudoux contiennent des thèmes propres à la littérature romantique allemande : le rêve et le voyage. Le titre de son premier conte est très emblématique à cet égard : Le Dernier Rêve d’Edmond About. Le conte, qui sera rebaptisé Premier rêve signé lors de la publication est raconté comme un rêve fait par un certain « je ». Le narrateur croit se réveiller quand le conte se termine. Quant au voyage, il constitue le thème capital de plusieurs romans, tel Suzanne et le Pacifique, Siegfried et le Limousin, Aventures de Jérome Bardini… Suzanne quitte la France pour faire le tour du monde et passe des années dans une île à la suite du naufrage de son bateau ; Siegfried-Forestier revient en France accompagné du narrateur parti à sa recherche au début du récit ; quant à Jérôme, il fait plusieurs voyages. Pourtant, Giraudoux n’aborde pas les thèmes du romantisme allemand à l’état « brut ». Sauf dans son premier conte, où il fait apparaître des visions oniriques, l’auteur cherche « les justifications rationalisantes de l’ivresse, de la folie 40  ». Les voyages sont souvent bouclés à la fin de chaque récit à la différence des « vagabondages inachevés » que l’on trouve dans la littérature d’outre-Rhin. Nous comprenons dès lors pourquoi Jacques Body renonce à établir « une équation entre deux notions aussi fuyantes que le ‘‘giralducisme’’ et le ‘‘germanisme’’ ou même, à peine plus modestement, le ‘‘giralducisme’’ et le romantisme allemand 41  ». Giraudoux adapte les éléments du romantisme allemand dans son œuvre, plutôt qu’il ne les imite.

Pour mettre en relief la particularité du mode narratif de Giraudoux, il faudrait évoquer Proust également. Les deux écrivains écrivent à la première personne, ils sont néanmoins différents l’un de l’autre pour ce qui est de la figure du « moi » de l’auteur dans le récit. Alors que la narration d’À la recherche du temps perdu possède un caractère autobiographique, cet aspect reste secondaire dans les récits de Giraudoux, même s’il est présent. Par exemple, le récit est raconté non pas par un homme mais par une jeune fille dans Suzanne et le Pacifique. Dans l’image de Jérôme qui fuit sans cesse, le lecteur ne peut reconnaître les traits de Giraudoux, lequel travaille honnêtement en tant que fonctionnaire. Néanmoins la relation pasticheur-pastiché entre ces deux grands écrivains du xx e siècle est avérée. Elle a été dévoilée notamment grâce à des témoignages convaincants recueillis dans la biographie de Jean Giraudoux éditée par Jacques Body 42 en 2004. Cette relation entre Proust et Giraudoux se manifeste par un petit article intitulé « Du côté de Marcel Proust » 43 C’est un texte publié lors de la réédition de Du côté de chez Swann. Pour citer Jacques Body, « il plagie Proust, parfois de mémoire (et la madeleine devient brioche) et parfois, sans guillemets, copiant une longue phrase [...] de Proust 44  » en faisant allusion à un jeu japonais :

‘Ne voudriez-vous pas encore que le goût d’un morceau de brioche mangé par vous à huit ans vous revînt soudain, un jour où vous goûtez, et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine de petits morceaux de papier qui deviennent des fleurs, des maisons, des personnages […] 45 .’

Ce plagiat a plu à Proust qui décide d’inviter Giraudoux ; ils en viennent donc à se rencontrer. Par ailleurs, comme le fait remarquer Annick Bouillaguet 46 , « Visite chez le prince » 47 évoque un texte de Proust, Une matinée au Trocadéro.

D’autre part, ces deux auteurs travaillent sur le passé, la vie d’autrefois, les souvenirs d’enfance. Michel Lioure compare Mirage de Bessines avec À la recherche du temps perdu : « Mirage de Bessines est fondé, comme la Recherche, sur l’idée de la survie cachée des ‘‘souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire’’ et qui soudain, ‘‘quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses’’, émergent à la conscience 48  ». Non seulement Mirage de Bessines, mais aussi beaucoup d’autres romans de Giraudoux sont fondés sur l’idée de la réapparition de souvenirs perdus, cachés, ou refoulés : si Simon le Pathétique est riche en souvenirs de jeunesse de l’auteur lui-même, Siegfried et le Limousin est constitué d’innombrables réminiscences ou de souvenirs d’inspiration quasi autobiographique. Le récit de Giraudoux comme celui de Proust manque en revanche de « séquences », de « scènes », ou d’« actions » 49 , en bref, des éléments qui forment la structure d’un roman réaliste et rompt avec la notion d’intrigue en cherchant la vérité de l’âme par l’évocation successive de réminiscences.

Notes
31.

Philippe Hamon, Le Personnel du roman : le système des personnages dans Les Rougon–Macquart d’Émile Zola, Genève, Droz, 1983, p. 105.

32.

Ibid., p. 38.

33.

André Gide, « Jean Giraudoux : Provinciales », NRF, 1er juin 1909, p. 463.

34.

Le propos est cité par Guy Teissier dans son article « Jean Giraudoux et le romantisme allemand », in Cahiers Jean Giraudoux 8, Grasset, 1979, p. 146.

35.

Cf. Jacques Body , Giraudoux et l’Allemagne, p. 46.

36.

Ibid., p. 107.

37.

L’École des indifférents, p. 145. D’après l’annotation d’Agnès Raymond et de Guy Teissier de l’édition de La Pléiade, « la relation ‘‘sombre’’ au romantisme allemand est explicite » ici, car « Giraudoux pastiche un conte à la Hoffmann ».

38.

Cf. Jacques Body, Giraudoux et l’Allemagne, pp. 109-114.

39.

Guy Teissier, « Giraudoux et le romantisme allemand », pp. 146-160.

40.

Ib id., p. 157.

41.

Jacques Body, Giraudoux et l’Allemagne, p. 134.

42.

Jacques Body, Jean Giraudoux, Paris, Gallimard, 2004.

43.

Le texte est reproduit dans Or dans la nuit, pp. 16-27.

44.

Jacques Body, op. cit., p. 361.

45.

Jean Giraudoux, « Du côté de Marcel Proust », in Or dans la nuit, p. 26.

46.

Annick Bouillaguet, « Dernière visite chez Marcel Proust », in Cahiers Jean Giraudoux 27, Paris, Grasset, 1999, p. 151.

47.

Le texte forme un chapitre de La France sentimentale.

48.

Michel Lioure, « Du côté de Bessines », in Cahiers Jean Giraudoux 27, Paris, Grasset, 1999, pp. 160, 161.

49.

Les expressions sont de Brett Dawson, dans « Structure narrative dans Bella », Cahiers Jean Giraudoux 20, Paris, Grasset, 1991, pp. 35-48. Dawson fait remarquer que le roman de Giraudoux égale ceux de Proust, de Faulker ou de Joyce quant au renouvellement du récit des structures narratives.