2 Identité et altérité du « moi » narratif

Le premier récit de Giraudoux, Premier rêve signé, est écrit comme si le narrateur prenait des notes juste après s’être réveillé. Ce procédé, qui paraît proche de celui auquel Jung fait appel, n’est plus ouvertement utilisé dans les autres textes. Ce que Guy Teissier appelle « texte-rêve » est donc autocensuré par l’auteur. Pourtant, cela ne veut pas dire que Giraudoux ne recourt plus à des éléments liés à l’onirisme : les rêveurs ou les dormeurs sont assez fréquents dans son œuvre. Par exemple, dans le premier texte de Provinciales intitulé « De ma fenêtre », la narration est faite par un garçon, malade, au lit. Tout ce qu’il peut faire est donc d’écouter et de voir « de sa fenêtre » ce qui se passe dans le monde extérieur. Le lecteur comprend les conditions inhabituelles dans lesquelles vit le narrateur en lisant ce passage :

‘Or, la nuit ressemble au jour, toute lumière étant filtrée par des rideaux ou par des globes, et je ne sais plus quand je dois dormir, et nulle force ne passe, à heure fixe, sonnant le couvre-feu. La nuit s’étale au flanc du jour, de plain-pied, et l’un n’est plus le corridor de l’autre. Le sommeil flâne dans les deux salles, s’assied sur le premier fauteuil venu, se lève et s’accoude à des fenêtres. Les gestes d’Urbaine sont lents et décomposés. Je pense au bruit qui les accompagne et les anime ; je pense au temps, mon compagnon, qui rend les jours infinis et les semaines brèves, au temps qui cesse de battre, le soir, au moment où l’on sent que quelqu’un va allumer la lampe, mais où l’on ne sait encore si c’est soi-même ; ou le matin quand je ne peux dire si la cheminée qui ronfle me réveille ou bien me berce 50 .’

Un jour est long alors qu’une semaine est brève…Il y a une certaine confusion au niveau temporel ici. Les notions telles que le sommeil, le temps ou le bruit sont personnifiées et « accompagnent » le narrateur. Il ne peut pas bien faire la différence entre la nuit et le jour. La vie du malade paraît inerte et dépourvue d’action et de vie. Ce qui donne une atmosphère fantasmagorique au récit entier, car le récit est raconté près du « lit » où dort le narrateur. La description onirique ne se limite pas à ce petit texte mais s’étend à plusieurs récits de ce recueil. Dans le texte intitulé Le Petit Duc, le vent et le paysage ont une âme comme dans le cas de De ma fenêtre. Et c’est le rêve qui donne à Suzanne la force de vivre dans sa vie solitaire sur une île du Pacifique. Après s’être réveillée, elle décide de ne plus s’endormir que sous une espèce d’ « arbre à rêves ».

‘Dès lors je ne m’endormis plus que sous cet arbre qui donnait des rêves, habituant les oiseaux à ne plus venir y nicher, pressant mon côté gauche de la main et pensant à ceux dont je voulais rêver 51 .’

Le rêve est un lieu où l’identité du narrateur est remise en question, car le sujet rêveur s’y voit souvent transformé en un autre ou se prend pour un autre. Dans Premier rêve signé, l’instabilité identitaire du narrateur se manifeste nettement dans la scène de la fusion de son corps avec celui d’Alouette :

‘Je m’unis à Alouette ; nos chairs se fondirent subitement, et le même vêtement nous protégea du froid et du regard des miroirs. Nos têtes seules étaient désunies au-dessus de notre corps fondu, et nous pouvions baiser chaque endroit de nos têtes 52 .’

Mais l’exemple le plus explicite est la scène du rêve de Jean, narrateur de Siegfried et le Limousin. Dans son rêve, Siegfried paraît échanger son identité avec Jean.

‘Cette nuit-là, je rêvai. Au moment où j’apprenais à Kleist qu’il était Français, Éva me prouvait que j’étais Allemand. Pour éviter le scandale, Kleist prenait mon nom et je prenais le sien. L’aspect du monde se modifiait pour chacun de nous à tel point, le sol se boursouflant pour l’un quand il se dégonflait pour l’autre, que nous avions dû nous séparer 53 .’

Si nous lisions ce passage sans tenir compte du fait qu’il se déroule dans le cadre d’un rêve, l’aspect paradoxal du récit se révèlerait. Rappelons que le voyage en Allemagne du narrateur constitue la trame du récit dans ce roman. Il décide d’y voyager dans le but de résoudre le mystère S. V. K, Siegfried von Kleist : pourquoi ce S. V. K publie-t-il des articles dont le style et le vocabulaire rappellent vivement d’anciens textes de Forestier, ami du narrateur, disparu depuis la guerre de 1914 ? Si ce n’est pas un plagiat, comment cela est-il possible ? Si le narrateur peut s’identifier à Siegfried dans son rêve, est-ce parce que Jean confond ce qu’il écrit lui-même avec des textes de son ami, étant donné que Jean est, lui aussi, écrivain 54  ?

Mais il n’y a pas que les rêveurs qui font face à une crise d’identité. Les narrateurs de Giraudoux ont tendance à se mettre à la place d’un autre et à se livrer à des divagations imaginaires débridées, même quand rien n’indique qu’ils dorment en racontant l’histoire et qu’ils sont donc censés être éveillés. Le narrateur du récit Sainte Estelle parle de la vie d’Estelle, laquelle a été bénie, croit-on, par une visite de la Vierge et guérie par ce moyen de la typhoïde. Il se demande pourquoi la Sainte Vierge a visité cette ancienne fille de chambre et donne libre cours à son imagination au sujet de ce que la Vierge aurait pu faire comme autre choix.

‘ Mais je me demande pourquoi la Vierge l’a choisie. À sa place, au lieu d’aller sans me renseigner vers la première malade, je me serais arrêtée vers l’hôtel, à l’entrée du bourg. Il aurait été cinq heures, et tout le monde serait aux portes pour dire bonne nuit au jour. On m’aurait à peine remarquée, car c’est l’heure où le courrier relaie, et de la voiture descendent les voyageurs les plus étranges […] 55

Ce discours indirect libre se prolonge sur une bonne quarantaine de lignes. En lisant ce passage le lecteur a l’impression que le narrateur s’identifie à la vierge ; le lecteur sent la présence d’autres regards que celui du narrateur ; ce qui brouille la lecture.

D’ailleurs ces points de vue différents de celui du narrateur sont très présents dans beaucoup de textes de Giraudoux. Le jeune soldat qui raconte l’histoire dans Lectures pour une ombre est plongé dans ses pensées quand il débouche dans le parc d’un établissement où sa troupe fait une pause :

‘Je me trompe d’escalier, et la porte que j’ouvre m’ouvre le parc. Il est vide, lumineux ; contenus par de pauvres serre-files déjà jaunis, des massifs bleus, réserve de l’automne et, ce matin, de la nuit ; de grands cèdres accroupis au ras des pelouses, ils sommeillent ; la clarté, la paix nocturne amassées dans ce barrage qui les sépare, par un mur, du jour et de la guerre même. Ici, pas d’alerte, rien ne vit, rien ne vole. Parfois seulement un soldat en armes s’égare comme moi, s’étonne et se tait, me dit un mot sur la solitude, remonte. Car il faut remonter et passer à la cour bruyante de ce domaine souterrain 56 .’

Ce spectacle silencieux invite à l’introspection, car il ouvre à la présence d’un autre monde, parallèle à celui du narrateur. Cet autre monde sans bruit ni mouvement appartenant au passé est d’autant plus « présent » que l’on est en pleine guerre et qu’un bombardement peut survenir à tout moment. La sérénité de cette vue présente un contraste avec l’agitation violente du front, ce qui a pour effet de faire exister simultanément, au moins au niveau du récit, deux mondes différents et incompatibles. Dans Nuit à Châteauroux, le narrateur passe revoir son lycée et se place pour la première fois derrière les fenêtres « percées sur l’étude comme pour observer les enfants, percées des deux côtés pour les observer de dos, de face, suivre sur leur visage dans la même journée tous les progrès de l’ombre et de la science, et d’où personne jamais les regarda ». Il se souvient alors d’une folle qui « s’évadait de Sainte-Catherine pour voir de là son fils » et comprend qu’en regardant par ces fenêtres, il aperçoit ce que cette folle apercevait quand il était lycéen. Ici, le regard d’un personnage qui n’est présent que par le mémoire est plus réel que celui du narrateur puisque ce dernier est comme contraint de se placer à son point de vue. Voici le tableau étonnant qu’il en donne :

‘Je m’attendais à voir un élève solitaire, un visage unique, ma seule enfance ; j’en vois vingt, j’en vois trente ; et aucun ne me ressemble, et tous il est si clair qu’ils sont moi ; j’ai été celui là-bas qui écrit de la main gauche, j’ai été ce roux qui a un tic au front, j’ai été ces deux indolents qui tracent au tableau, pour abuser le maître, des figures sans rapport avec leurs paroles, un polyèdre en parlant des jeunes filles, un rectangle en parlant des femmes ; j’ai été ce gros à yeux bleus qui prépare sa récitation facultative et confond l’envie de réciter des vers avec l’envie de réciter de la prose… O vitre qui m’offre, vivants, les trente gestes que j’ai jamais faits, les trente regards que je n’ai jamais eus… ô seul miroir fidèle 57  !’

Quand le regard du narrateur se superpose à celui d’une de la folle – et l’on peut considérer la folie comme une sorte de rêverie sans fin –, plusieurs visions qu’il n’a jamais eues arrivent comme un ouragan. Autant de personnes, autant de regards différents, cette évidence le frappe à l’extrême, comme une vérité neuve.

Dans le dictionnaire Robert, le mot identité est défini comme « le fait pour une personne d’être tel individu et de pouvoir être légalement reconnue pour tel sans nulle confusion grâce aux éléments ». Est-ce que le narrateur est légalement reconnu « pour tel sans nulle confusion » ? La confusion naît chez le lecteur à chaque fois que le narrateur s’imagine à la place d’autres, se prend pour un autre ou plusieurs ou enfin se dédouble. Dans le cas extrême, une fusion se produit au niveau corporel comme dans le cas de Suzanne : « Nous nous sentions un corps plein, des sens à peine creusés sur lui et les démons ne pouvaient y pénétrer plus que la pluie dans une oreille » 58 . Nous avons constaté cette tendance dans deux cas déjà cités , celui du rêve du narrateur dans Siegfried et le Limousin et celui de la fusion des deux corps du narrateur et d’Alouette qui se produit dans Premier rêve signé.

L’identité du narrateur est tellement incertaine, ses contours tellement estompés que la mémoire individuelle tombe dans un état aussi incertain. Ainsi, lorsqu’elle sent des odeurs étranges qu’elle n’a jamais senties avant, la mémoire d’une certaine « sauvage » surprend Suzanne qui en ressent profondément la réalité ; elle sait que ces souvenirs ne lui appartient pas, et pourtant elle se laisse aller à s’émouvoir :

‘Pour que tout malentendu fût dissipé aussi entre la Providence des parfums et moi, la brise me vaporisait de toutes les odeurs de l’île. Il y en avait de familières, que je retrouvais aussi nettes qu’autour de leur flacon, Rose d’Orsay, Ambre antique, le Mouchoir de Monsieur ; mais surtout de plus étranges, que je sentais pour la première fois et qui agitaient en moi, à défaut de vrais souvenirs, à vide, la mémoire d’une sauvage. Elles s’attachent à vous, on devinait qu’elles n’étaient pas stériles, comme en Europe, qu’elles se déposaient sur vous dans un but choisi par la nature 59 .’

Une sorte d’allégorie du côté « sauvage » de Suzanne est évoqué ici. Un autre exemple : dans Siegfried et le Limousin, ce n’est plus seulement le narrateur qui voit, possède et partage la mémoire des autres, il arrive la même chose à d’autres personnages. Geneviève Prat, qui était la femme de Zelten auparavant, se sent susceptible d’avoir la même mémoire et le même vocabulaire que son ex-mari. Citons les propos de cette femme prononcés devant le narrateur qui évoquent une sorte de dédoublement identitaire entre elle et son ancien mari, Zelten :

‘Vous pensez de quel cœur j’ai décidé d’habiter avec Zelten ; il était né le même jour que moi, nous n’avions qu’un anniversaire à nous deux. Il m’a suffi de le voir sans vêtements pour deviner que tous les grands événements qui éprouvent l’enfance, la mort de Bismarck, la mort de Jules Ferry, la visite à Tanger, Dreyfus et l’exposition des Munichois, nous les avions ressentis au même jour de notre vie. Je crois seulement qu’il était du matin, moi du soir, mais tous ces mots : hêtres, soleil, topinambours, trèfle incarnat, qui me causaient avec les autres un malaise terrible, je les sentais calmés en moi auprès de lui 60 .’

C’est comme si Geneviève voulait devenir Zelten, car, comment est-il possible d’avoir la même mémoire et le même passé que quelqu’un d’autre sans devenir celui-ci même ? Ce qui n’est pas sans rappeler du reste le procédé que Julien Green utilise dans son roman Si j’étais vous : chaque fois que le protagoniste devient quelqu’un d’autre, il adopte en quelques secondes le passé de l’ancien locataire de son corps et « s’en souvient » en disant « oui, bien sûr »… 61

Dans les premiers récits de Giraudoux également, le « moi » est très instable : d’une part l’identité individuelle n’est assurée ni aux narrateurs ni aux autres personnages ; de l’autre, le « moi » des personnages est aussi flottant que le « moi » du narrateur 62 de telle sorte qu’il y a plusieurs instances narratives. C’est que les personnages sont des ombres dépourvues de personnalité définie et non pas des personnages dans le sens traditionnel du terme.

Notes
50.

Provinciales, pp. 28, 29.

51.

Suzanne et le Pacifique, p. 549.

52.

Provinciales, p. 6.

53.

Siegfried et le Limousin, p. 700.

54.

Jean avoue ailleurs ainsi : « Moi, qui suis écrivain, quand je pense à un ami, j’écris sans le vouloir avec son écriture. », Ibid., p. 650. Il faut rappeler également que Giraudoux use d’éléments autobiographiques non seulement pour Jean le narrateur, mais aussi pour Forestier, car l’auteur habita, de 1908 à 1922, rue de Condé, tout comme Forestier avant la guerre. Ibid., p. 623 et la note 1 de la page 623.

55.

Provinciales, p. 45.

56.

Lectures pour une ombre, Paris, Emile-Paul Frères, 1930, p. 174.

57.

« Nuit à Châteauroux », in Adorable Clio, Paris, Grasset, 1939, pp. 88, 89.

58.

Suzanne et le Pacifique, p. 472.

59.

Ibid., p. 508.

60.

Siegfried et le Limousin, p. 649.

61.

Julien Green, Si j’étais vous, in Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, 1973, p. 891.

62.

Il nous semble intéressant de faire remarquer ici une certaine similitude entre l’instabilité du « moi » giralducien et l’effondrement du « moi » de Sarah Kane, dans 4.48 Psychosis. Nous ne sommes pas en mesure de faire appel à une approche psychanalytique dans ce présent travail, mais citons au moins ces propos de Sarah Kane prononcés quelques semaines avant sa mort au cours d’une entrevue avec ses élèves en novembre 1998. « Je suis en train d’écrire une pièce intitulée 4.48 Psychosis. Elle offre des similitudes avec Crave, tout en étant différente. La pièce parle d’une dépression psychotique. Et de ce qui arrive à l’esprit d’une personne quand disparaissent complètement les barrières distinguant la réalité des diverses formes de l’imagination. Si bien que vous ne faites plus la différence entre votre vie éveillée et votre vie rêvée. En outre, vous ne savez plus — ce qui est très intéressant dans la psychose — vous ne savez plus où vous vous arrêtez et où commence le monde. Donc, par exemple, si j’étais psychotique, je ne ferais littéralement pas la différence entre moi-même, cette table et Dan (son interlocuteur). Tout ferait partie d’un continuum. Et diverses frontières commencent à s’effondrer. Formellement, je tente également de faire s’effondrer quelques frontières – pour continuer à faire en sorte que la forme et le contenu ne fassent qu’un. » Ces propos sont cités dans le site du Théâtre National de Bretagne, à la page consacrée à la saison 2002/2003. Voir : http://www.t-n-b.fr/