3. L’omniprésence de la conscience narratrice

Sylviane Coyault écrit que le « moi » narratif de Giraudoux n’est « plus qu’une forme vide, une simple forme de l’énonciation » 63 . Dépourvu de personnalité définie, il flotte sans arrêt, par-ci, par-là. C’est pourquoi le narrateur de Siegfried et le Limousin fait prévaloir la description de la ville de Munich sur la question de l’identité de son nouveau voisin, Siegfried, alors que cette question est le seul motif du récit romanesque comme de son voyage en Allemagne. De fait, une fois installé dans sa chambre, Jean prend le tramway « de Munich [qu’il avait] abandonnée voilà quinze ans 64  » ; il ne fait que décrire ce qu’il voit : le style allemand de sa nouvelle chambre, puis le tramway de Munich, tout en plongeant dans ses souvenirs, sans prendre le temps de s’enquérir de son ami, qui habite juste en face désormais. Comme le petit garçon de De sa fenêtre dans Provinciales, Jean semble « se cacher à l’ombre » pour flâner partout dans la ville munichoise. Le lecteur de Siegfried et le Limousin a l’impression d’observer une Allemagne fantastique sous le regard du narrateur rêveur. Beaucoup de narrateurs giralduciens ont tendance à « errer dans les rues, dans les jardins publics, sans but précis », et ce narrateur, Jean, en est un exemple typique. Il semble se laisser « guider par la rêverie ». Voilà pourquoi « il n’y a pas loin de ces flâneurs incorrigibles aux narrateurs du Paysan de Paris ou de Nadja,aux héros de Joyce » 65 .

Jacques Body affirme que « contre toute logique, le changement du narrateur n’altère guère la narration » 66 . Le « moi » narratif n’est ni personnel, ni individuel, mais impersonnel. Beaucoup de personnages occupant la place du narrateur avouent qu’ils se demandent s’ils parlent ou si quelqu’un d’autre qu’eux parle à leur place :

‘Je me demande si c’est moi qui parle. Il y a derrière moi une troisième personne, Fontranges […] 67 .’ ‘Moi, qui suis écrivain, quand je pense à un ami, j’écris sans le vouloir avec son écriture 68 .’ ‘Pendant la semaine qui suit la mort d’un écrivain que j’aime, je pense, je vois, j’écris sans le vouloir à son image. J’ai ses manies de style, presque son écriture 69 .’

Voici un cas de changement du pronom personnel d’un texte à un autre, relevé par Jacques Body :

‘Ma pensée peu à peu monta, devint ma voix. (Premier rêve signé).’ ‘[Sa pensée] monta peu à peu, devint sa voix. (La Pharmacienne dans Provinciales).’

Giraudoux transpose la même phrase de la première personne à la troisième. Dans ce cas-là, il ne fait pas de différence entre le « il » et le « je » narratif. Il peut faire coexister plusieurs narrateurs dans un seul récit, comme par exemple dans Juliette au pays des hommes. Ce roman est écrit à la troisième personne pendant les premières pages. Pourtant un « je » intervient quelquefois dans le récit. La présence de ce narrateur n’est pas mise en avant car l’emploi du « je » n’apparaît qu’à la page 787 dans l’édition de La Pléiade : « Juliette, pour je ne sais quelle enquête chimique, conduisait Gérard […] ». Quant à la page 790, le « je » n’apparaît pas, mais le narrateur transparaît : « Tel était l’oncle de Juliette, personnage épisodique s’il en fut […] ». Mais son apparition la plus impressionnante se trouve page 843 dans l’épisode de la visite de l’héroïne chez lui :

‘Juliette vint me voir aussi. Moi aussi elle me traita toute une matinée comme si j’étais pour elle le représentant du monde de l’inconnu. De ma pendule, de mes glaces, de mes tableaux, de ces objets qui, dans une atmosphère et une camaraderie communes, avaient perdu pour moi jusqu’à leur style, elle arriva à faire jaillir une sonnerie et une heure mystérieuses, des reflets et des personnages étrangement nouveaux. 70

La description objective des meubles fait sentir la présence physique du « je » devant l’héroïne. Florence Delay écrit, à propos de ce passage de Juliette au pays des hommes : « il a quand même un certain toupet, l’auteur, d’envoyer Juliette […] rendre visite à… Jean Giraudoux. Lequel, tout aussi homme de lettres, cède au plaisir de lui dire les pages qui se trouvent sur son bureau : c’est Prière sur la tour Eiffel, son manifeste 71  », qui forme un « monologue extérieur » à son professeur de lycée. L’auteur de Séduction brève a raison de laisser la question essentielle et classique de la narratologie – qui parle quand le « je » apparaît ? – dans le vague : car, en principe, les personnages de Giraudoux sont, pour citer encore une fois la formule de Sylviane Coyault, « une forme vide, une simple forme de l’énonciation » plutôt que des personnages au sens traditionnel du terme. Il est difficile de distinguer ce « je » de Jean Giraudoux en personne, même si Giraudoux fait prononcer par Juliette ce texte d’inspiration autobiographique, si bien que le lecteur reste indécis quant à l’identification de l’instance narrative.

Au yeux du lecteur, un certain narrateur omniscient semble donc débuter un récit, suit le héros ou l’héroïne et raconte ce qu’il voit, mais raconte aussi ce que les gens qu’il voit pensent au fond d’eux-mêmes, comme si sa voix était couverte par celle de ces gens ; d’où pour le lecteur une sorte d’hallucination : est-ce le narrateur du début qui parle ou bien les personnages regardés qui parlent ? Question sans réponse. Entre temps, un certain « je » mystérieux apparaît sans que la véritable identité de cet intrus ne soit révélée (…ce qui causerait au lecteur une autre hallucination) : est-ce Giraudoux ? Est-ce le narrateur supposé ? Ce « je » est-il le même qu’au début de ce texte ? Beaucoup de récits giralduciens forcent leur lecteur à pratiquer ce genre de questionnements compliqués. Ils finissent par en retirer l’impression que d’autres personnages sont susceptibles d’être narrateurs et que ce qu’il entend est une voix doublée, triplée, multiple. Ainsi peut-on comprendre le système narratif de Bella. Dans ce roman, « je » et Fontranges coexistent en tant que narrateurs sans rivaliser l’un avec l’autre. La voix du narrateur est dédoublée, de même que celle d’autres personnages. Ainsi surgit « une cascade de récits dans le récit, avec changement de voix et de style à chaque changement de narrateur » 72 .

Assemblage de plusieurs instances narratives, le « moi » narratif de Giraudoux possède une position clairvoyante et cultivée, et porte donc de nombreux jugements. Le narrateur de Bella semble être quasi omniscient. Le roman commence par la présentation de ses oncles et de son père, tous érudits. Le lecteur pourrait déduire de ce long passage que le caractère instruit de ce « je » découle de son ascendance et de son éducation. Le narrateur parle d’abord de son père qui, pour gagner sa vie d’étudiant, rédigeait des textes publiés dans La Grande Encyclopédie ; il était tellement clairvoyant que « le 2 août 1914, alors que j’espérais encore que par une chance inouïe, à part le caporal Peugeot tué déjà, aucun Français pourrait ne plus tomber dans cette guerre, il savait que des millions d’hommes allaient mourir 73  ». Les oncles du narrateur ne sont pas moins érudits que leur frère : l’oncle Jacques est le « directeur du Muséum » et étudie « les végétaux et les animaux migrateurs 74  ». Ces six frères ont « le même timbre de voix » et semblent aux yeux du narrateur « la même personne  75 », comme si ces six existences constituaient dans l’ensemble une allégorie de la clairvoyance. En se trouvant parmi des parents tellement instruits qu’ils ne se lassent pas de répondre aux pourquoi des enfants, le narrateur avait l’impression d’être, « dès qu’arrivait l’âge de comprendre, au centre du plus vif cercle de clarté qui ait été dirigé sur les événements et les homme 76  ». Ainsi les connaissances et la mémoire qu’ont les narrateurs giralduciens ne sont pas personnelles mais collectives. Le « moi » narratif de Giraudoux s’étire, pour ainsi dire, à la fois verticalement et horizontalement. Il a une liberté spatio-temporelle totale et est capable d’être observateur de tous les spectacles du monde, quelle que soit leur époque.

En résumé, dans le texte narratif de Giraudoux, ce n’est pas la voix d’un personnage dans le sens traditionnel du terme qui parle, mais une voix narrative susceptible d’englober la voix de tous les êtres vivants. Cette voix, loin d’être personnelle, est universelle et collective, quelles que soient les données autobiographiques et individuelles de son propriétaire supposé. Loin d’être distincts, les éléments personnels viennent se mêler dans une grande texture narrative et se disperser sans disparaître. Sylviane Coyault fait remarquer :

‘ D’une part, le narrateur des premiers récits semble donc inexistant, « degré zéro » du personnage, simple personne grammaticale. […] Mais il est aussi, d’autre part, une sorte d’infini, cette « âme vivante » dont on ne connaît pas les contours, qu’emplissent le monde et la rêverie, qui se dilate ou se rétracte comme dans le miroir de Suzanne : « je ne trouve d’habitude à choisir […] qu’entre une image gigantesque et une image minuscule de moi-même… » 77 .’
Notes
63.

Sylviane Coyault, Le personnage dans l’œuvre romanesque de Jean Giraudoux, Berne ; Berlin ; Paris : Peter Lang, 1992, p. 22.

64.

Siegfried et le Limousin, p. 661.

65.

Sylviane Coyault, op. cit., p. 26.

66.

Jacques Body, « Narrateur et narration », in Cahiers Jean Giraudoux 20, Paris, Grasset, 1991, p. 155.

67.

Églantine, Notes et variantes, p. 1956, variante non publiée d’une page du chapitre VII.

68.

Voir : p. 29, note 3.

69.

La France sentimentale, p. 182.

70.

Juliette au pays des hommes, p. 843.

71.

Florence Delay, op. cit., pp. 141, 142.

72.

Jacques Body, op. cit., p. 155.

73.

Bella, p. 880.

74.

Ibid., p. 883.

75.

Ibid., p. 885.

76.

Ibid., p. 887.

77.

Sylviane Coyault, op. cit., p. 33.