1. Giraudoux et la « préciosité »

Pourquoi le nom d’un courant littéraire duxvii e siècle désigne-t-il le style d’un écrivain du xx e ? Giraudoux fait figure d’auteur « précieux » dès les premières années de sa carrière littéraire. Dès la publication de Provinciales, André Gide parle de la « préciosité » stylistique de Giraudoux.

‘Toutes les phrases des Provinciales n’ont pas la belle qualité de celles que je viens de citer. Parfois l’image accourt de trop loin, ou boiteuse ; on eût préféré passer outre sans l’attendre ; parfois Jean Giraudoux va la chercher ; « Leurs mains tremblotent, car elles ont appris la valeur du temps, et le battent comme des pendules ». Il écrit : « Et l’on peut voir le jour déchu hisser son pavillon, un petit nuage bleu et blanc, qui devait être vert et jaune, puisqu’il faisait nuit ». – Heureusement ces fausses préciosités sont peu fréquentes 80 .’

Aux yeux de Gide, le texte de Giraudoux contient du superflu sur lequel il préfère « passer outre » et qu’il appelle « préciosité ». Giraudoux n’est d’ailleurs pas indifférent au terme, car il nous paraît avoir la volonté de définir le terme à sa façon, comme il le fait dans Suzanne et le Pacifique :

‘Etre précieuse, c’estdésespérer alors qu’on espère toujours, c’est brûler de plus de feux que l’on n’en alluma, c’est tresser autour des mots révérés une toile avec mille fils et dès qu’un souffle, une pensée l’effleure, c’est le cœur qui s’élance du plus noir de sa cachette, la tue, suce son doux sang. C’est Mlle de Montpensier suçant le doux sang du mot « amour », du mot « amant ». C’est Mlle de Rambouillet couvrant de sa blanche main tous les mots cruels, et nous les rendant ensuite, le mot « courroux », le mot « barbare », inoffensifs comme les détectives qui changent le revolver du bandit en un revolver porte-cigares 81 .’

Giraudoux joue avec les citations ici : « désespérer alors qu’on espère toujours » vient d’une réplique d’Oronte 82 , qui vient rendre visite à Alceste dans Le Misanthrope. Quant à la phrase « brûler de plus de feux que l’on n’en alluma », elle est tirée d’un vers prononcé par Pyrrhus dans Andromaque de Racine 83 . Par la suite, Suzanne évoque les deux grandes figures des « précieuses » du xvii e siècle. Toutes ces évocations que le mot « précieux » suscite sont liées les unes aux autres par la répétition de « c’est », ce qui fait croire au lecteur, au moins au début, qu’il lit la définition du terme. Anne Struve-Debeaux l’a souligné : « la définition a beau se ramifier, relancée à chaque fois par l’anaphore de ‘‘c’est’’, les équivalences se multiplier, le sens, fortement dramatisé, certes, mais insaisissable, échappe » 84 . En effet, le superflu est partout. De même, quand Giraudoux fait parler de la préciosité dans Juliette au pays des hommes, au lieu de définir le terme, il ne fait que « rapproche[r] […] deux réalités le plus éloignées possible 85  » :

‘Tous les désastres de la préciosité, mal qui consiste à traiter les objets comme des humains, les humains comme s’ils étaient dieux et vierges, les dieux comme des chats ou des belettes, mal que provoque, non pas la vie dans les bibliothèques, mais les relations personnelles avec les saisons, les petits animaux, un excessif panthéisme et de la politesse envers la création, Juliette les entassait sous ses pas 86 .’

Quand on parle de l’œuvre de Giraudoux, il faudrait relier deux notions : précieux et poétique, comme le fait Claude-Edmonde Magny dans Précieux Giraudoux, publié en 1948, quatre ans après la mort de Giraudoux. L’intérêt principal de ce livre est l’analyse de la rhétorique « précieuse » de l’écrivain. C.-E. Magny félicite Giraudoux d’avoir tourné une page de l’histoire de la littérature romanesque en France : « le roman précieux à la Giraudoux ouvre […] la voie à un genre auquel nul écrivain ne s’est encore appliqué de façon systématique : le roman poétique » 87 . La critique reconnaît un équivalent esthétique et artistique à la poésie de Rimbaud et de Mallarmé dans le roman « précieux » de Giraudoux. Cette « intrusion de la poésie » dans le roman est également soulignée par Michel Raimond 88 . La poésie est un cheval de bataille de Giraudoux qui « ne voudra définir son attitude que dans le cadre d’une réaction contre le réalisme 89  ». Il croit que la langue française est « riche, nombreuse, poétique, mystérieuse ». Il a donc la volonté d’éveiller l’homme par « la poésie irrationnelle 90  ».

Le rapport entre la préciosité et la poésie nous rappelle le fait que Giraudoux ne cache pas son animosité envers le réalisme littéraire. Mais l’hostilité de l’écrivain envers le réalisme doit se comprendre dans son contexte historique. Comme le dit Jacques Dubois, « le rapport mimétique » que de grands auteurs réalistes du passé, parmi lesquels Honoré de Balzac, « croyaient entretenir avec le monde », était « en partie illusoire » 91 . La « prétention à la transparence » du réalisme qui masque « les ruses et procédés d’une rhétorique » est condamnée depuis longtemps. « Le premier réalisme », c’est-à-dire le naturalisme au sens stricte du terme, que désapprouve Giraudoux, « ne se survit guère » 92 dans notre époque. Citons Florence Delay à cet égard :

‘Giraudoux note qu’il y a dans la littérature de fantaisie – au vieux sens d’imagination, voire d’apparition – un réalisme autrement difficile à saisir et à tenir que dans la littérature naturaliste, par exemple. 93

Nous constatons aujourd’hui un lien esthétique entre le symbolisme et le naturalisme sur la scène. Le naturalisme, issu d’un perpétuel, interminable et minutieux effort de reconstruction du monde, et le symbolisme sont en effet tous deux subordonnées au maître mot du texte dramatique, et dans cette mesure ils sont « ironiquement travaillé[s] par l’autre 6 8 », selon la formule de Philippe Ivernel. Autrement dit, les rapports entre ces deux courants constituent un système de vases communicants où la pression d’un liquide dans un vase est inversement proportionnelle à sa force dans l’autre. Jean-Pierre Sarrazac parle de la présence d’une « dialectique du fragment et de la totalité 94  » entre le naturalisme et le symbolisme. Le premier s’efforce de montrer des détails atomiques, tandis que le second s’intéresse à la notion de totalité, se réclamant à la fois du théâtre du monde hugolien et de l’opéra wagnérien. Ce n’est pas une réalité brute que le naturalisme met en scène : dans la mesure où le « théâtre reste un art, c’est-à-dire un artefact, et qu’il ne peut exister sans un réseau de conventions […] le mimétisme le plus intransigeant ne pourra pas complètement exclure des procédures de stylisation dont la représentation n’a jamais pu tout à fait se passer ». Le naturalisme ne peut être tout à fait réaliste sans faire appel au… symbole.

Si, d’une certaine manière, l’écart entre ces deux courants artistiques n’est pas si grand dans l’art dramatique, il en est de même dans le roman. D’ailleurs, même si Giraudoux est contre le réalisme et est considéré comme un romancier poétique, cela ne veut pas dire que ses œuvres ne contiennent pas de traits qui viennent de la réalité extérieure. Dans Les romanciers du réel, Jacques Dubois parle du « réalisme du dépassement » :

‘Aussi n’est-il pas de grand et plein réalisme que dans son dépassement. Les écoles qui en ont trop strictement entretenu la formule – réalisme de Champfleury et Duranty, naturalisme hors Zola, populisme, roman-chronique du xx e siècle – en illustrent la faillite et avouent l’impossibilité de sa stricte observation. Le réalisme ordinaire voue à une platitude ou à un artifice qui sont négation de l’art. À l’inverse, un certain nombre d’écrivains singuliers en ont assumé le projet en le portant à sa plus haute incandescence, c’est-à-dire en le débordant de partout dans ses exigences et en le trahissant même dans ses principes. Là où le réalisme étroit subit les contraintes de son propre système et se condamne à une production médiocre, l’autre réalisme trouve à se transcender en une forme conquérante 95 .’

L’essai de replacer Giraudoux parmi « les romanciers du réel » dont l’œuvre est dotée des « plus hauts enjeux » du réalisme, nous révèle – ce qui est primordial pour ce travail – un nouvel horizon. Que le détail décrit par la conscience narratrice giralducienne soit le plus souvent d’un réalisme scrupuleux ne constitue-t-il pas la raison majeure de la « préciosité » de l’écriture romanesque de Giraudoux ? Chez Giraudoux, même si le réalisme est renié, le réel n’est-il pas très présent ? Ainsi sommes-nous orientés vers une réflexion sur le rapport entre le réel et « l’esthétique du détail ». Cette question est d’autant plus importante qu’elle ramène à la question déjà posée : qu’est-ce que le « moi » narratif de Giraudoux voit ?

Notes
80.

André Gide, « Jean Giraudoux : Provinciales », op. cit., p. 465. C’est nous qui soulignons.

81.

Suzanne et le Pacifique, p. 556. C’est nous qui soulignons.

82.

Le Misanthrope, I, 2, vers 332 : « Belle Phillis, on désespère, / Alors qu’on espère toujours ».

83.

Andromaque, I, 4, vers 320 : « Brûlé de plus de feux que je n’en allumai ».

84.

Anne Struve-Debeaux, « D’une petite définition de la préciosité », in Europe, 77ème année, n°. 841, Mai 1999, p. 84.

85.

L’expression est de Florence Delay, op. cit., p. 140.

86.

Juliette au pays des hommes, p. 866.

87.

Claude-Edmonde Magny, Précieux Giraudoux, Paris, Le Seuil, 1945. p. 76.

88.

Michel Raimond, La crise du roman : des lendemains du naturalisme aux années vingts, Paris, José Corti, 1966, p. 233 : « Nous trouvons chez Giraudoux un bon exemple de l’intrusion de la poésie dans le roman, de ses origines et de ses conséquences. »

89.

René-Marill Albérès, Esthétique et morale chez Jean Giraudoux, Paris, Nizet, 1957, p. 120.

90.

Les propos sont de Giraudoux cités par Albérès, ibid., p. 121.

91.

Jacques Dubois, Les romanciers du réel : de Balzac à Simenon, Paris, Edition du Seuil, 2000, p. 10.

92.

Ibid., p. 10.

93.

Florence Delay, « Allocution de Madame Florence Delay de l’Académie Française » in Cahiers Jean Giraudoux 33, « La poétique du détail : autour de Jean Giraudoux » vol. I, Paris, Grasset, 2006, p. 31.

6.

8Philippe Ivernel, « De Georg Lukacs à Peter Szondi et de Peter Szondi à Bertolt Brecht : Aperçus théoriques » in « Mise en crise de la forme dramatique 1880-1910 », Études théâtrales, n° 15-16, 1999, p. 101. Citons un peu longuement pour compléter la référence : « Naturalisme et symbolisme, sans la description qu’en donne Lukacs, forment théoriquement, au départ, un couple antithétique : le naturalisme se pose du côté des objets, dans leurs multiplicité extensive, le symbolisme du côté du sujet, dans son unité intensive. Mais l’apport du critique consiste à suggérer que chacune de ces deux positions se trouve, en pratique, donc en réalité, ironiquement travaillé par l’autre, comme si elles manifestaient toutes deux leur impossibilité à se suffire à elles-mêmes ».

94.

Jean-Pierre Sarrazac, « Reconstruire le réel et suggérer l’indicible », Le Théâtre en France II : de la Révolution à nos jours, Paris, Armand Colin, 1989, p. 196.

95.

Jacques Dubois, op. cit., p. 12.