I Au-delà de l’alternative entre le « dramatique » et le « poétique »

1 Un passage radical : du « romanesque » au « dramatique »

‘D’ailleurs, je ne considère tout ce que j’ai fait que comme une espèce de divagation poétique, et je n’ai jamais eu la prétention de faire un roman ou une composition littéraire quelconque… 144

– Siegfried [et le Limousin] est-il votre livre préféré ?
– Ce n’est pas un livre : c’est une sorte de petit pamphlet qui avait été composé pour attirer l’attention d’un certain public français sur la nécessité de reprendre contact avec l’Allemagne littéraire.
« Je ne fais pas de livre, au sens où on l’entend communément. En ouvrant un bouquin, le lecteur se dit : « Je vais écouter une belle histoire. » Je voudrais qu’en ouvrant un de mes ouvrages, il dise : « Je vais prendre contact avec une âme vivante. » 145

Ainsi Giraudoux explique-t-il la forme de son roman Siegfried et le Limousin au cours d’un entretien. Il emploie une expression spécifique : « divagation poétique ». Le texte est structuré par la voix narrative qui semble se localiser à l’intérieur de plusieurs personnes ; le mode narratif est souvent instable à tel point que l’identité du narrateur est confuse et perturbée ; le regard du narrateur rejoint quelquefois celui d’autres personnes ; le narrateur devient une simple forme d’énonciation, non plus un personnage romanesque dans le sens strict du terme…Pierre d’Almeida et Guy Teissier annotent ces passages de l’interview ainsi : « une telle formule doit évidemment être considérée comme l’expression d’un refus conscient des formes traditionnelles de la narration romanesque » 146 . En effet, l’emploi du terme aussi particulier que « divagation poétique » exprime la forte volonté de Giraudoux de distinguer son écrit des normes traditionnelles du genre romanesque.

Il faut préciser toutefois que la méfiance de Giraudoux envers la forme romanesque est surtout due à la primauté du réalisme dans le siècle précédant. Essentiellement, le roman est, pour citer Bakhtine, le genre « unique à évoluer encore au milieu de genres depuis longtemps formés et partiellement morts 147  » tels que le théâtre. Ce genre est libérateur et exerce une influence sur les autres genres grâce à « ce qui le distingue, comme genre, du drame ou de la poésie : la polyphonie, le mouvement, l’instabilité et la résistance à toute définition ». Ce propos du théoricien russe nous paraît parfaitement convenir au roman de notre auteur. Celui-ci est tout à fait polyphonique, car la voix narrative est constamment mise au pluriel ; elle est partagée entre plusieurs personnages. Elle est instable, car l’univocité de l’intrigue y est difficilement assurée : l’histoire des retrouvailles entre les deux anciens amis français disparaît derrière les petites anecdotes qui reviennent pêle-mêle à l’esprit du narrateur. En outre, la polyphonie chez Giraudoux semble plus compliquée et plus avancée encore que celle des Frères Karamazov, qui sert d’exemple à Bakhtine. Chez Dostoïevski, la voix n’est pas « décollée » du corps du personnage alors que chez Giraudoux, il arrive que la voix appartienne à plusieurs personnages et paraisse même séparée du corps et de la bouche par laquelle elle est prononcée. Gide apprécie la modernité et la « jeunesse » de Provinciales 148 ; les surréalistes admirent l’atmosphère singulière de l’écriture de Giraudoux et le sollicitent pour publier Premier rêve signé . Nous pouvons bien imaginer que la singularité accusée de Siegfried et le Limousin place son auteur parmi les romanciers les plus modernes.

Imaginons la surprise de la critique quand celle-ci apprend la nouvelle de l’adaptation dramatique de Siegfried et le Limousin. L’adaptation scénique d’un roman de Giraudoux ? Il s’agit en plus de celui qui est nommément qualifié de « divagant » par l’auteur même. La surprise est d’autant plus forte que l’écrivain vise nettement le « grand public ».

‘– J’ai pensé alors que le théâtre pouvait m’offrir un moyen d’expression plus susceptible d’atteindre directement le grand public, et je me suis mis à l’ouvrage. Ai-je réussi dans ma tâche ? Je n’en sais rien ; je fais mes premières armes au théâtre, et si elles sont bien accueillies, je serai confirmé dans l’opinion qu’il n’est pas interdit à l’écrivain de tirer deux moutures du même sac, pour donner plus de force ou de clarté à ses idées 149 .’

À la différence du public limité des théâtres expérimentaux et avant-gardistes, le grand public, c’est-à-dire ceux qui fréquentent les grandes salles, aime que la pièce soit « bien faite » ; que les scènes soient logiquement liées, que les relations entre les personnages soient intelligibles, que l’intrigue soit cohérente, enfin que la pièce soit vraisemblable. Le respect des formes strictes de la dramaturgie traditionnelle est indispensable au plaisir du public, comme Francisque Sarcey le prétendait. La transposition scénique de ce roman sur l’Allemagne est donc une tentative tout à fait audacieuse et une sorte de volte-face, passage radical d’une forme avant-gardiste à une autre plus conservatrice.

Giraudoux dit à ses amis en 1927, deux ans avant la date de création de la pièce, c’est-à-dire au moment où il est en pleine rédaction du texte, qu’il a « commencé à mettre Siegfried en mélodrame. » Qu’est-ce que Giraudoux entend par le mot « mélodrame » ? Dans le sens strict du terme, le mélodrame « se subdivise en une multitude de sous-genres » et disparaît au début du xx e siècle. Mais comme le rappelle Brigitte Brunet, « si l’excès de codes et la rigueur du didactisme ont eu raison du mélodrame, de nos jours encore ses thèmes, ses canevas et son manichéisme constituent une réserve inépuisable pour les romans-photos, les feuilletons télévisés, les comédies sentimentales ou dramatiques » 150 . Il en est de même à l’époque de l’entre-deux-guerres ; l’esthétique mélodramatique est alors bien présente au théâtre. D’ailleurs, pour Giraudoux qui croit que « le théâtre est la seule forme d’éducation morale ou artistique d’une nation 151  », le côté didactique du mélodrame peut être attirant. Afin de parler de la nécessité de rétablir une relation franco-allemande étroite, Giraudoux a la volonté de mettre sa pièce « à la portée du peuple », si nous reprenons la formule de Pixérécourt 152 .

La transposition de son roman en un mélodrame fut une réussite : Siegfried connut un succès triomphal en 1928. Le public de la Comédie des Champs-Elysées applaudit unanimement l’arrivée d’un nouveau dramaturge. Henri Gouhier attribue le succès de la création de la pièce à l'accessibilité du texte : « Ce qui est sûr, c’est que Siegfried a séduit le public. Bien des gens, qui ne comprenaient rien aux romans de Giraudoux, ont été ravis de constater qu’ils comprenaient son théâtre » 153 . Pour rendre compréhensible une pièce de théâtre en suivant une construction dramatique rigoureuse, il faut que les situations et la psychologie des personnages soient bien fixées. C’est bien le cas de Siegfried : Siegfried, homme politique amnésique, est devenu un jeune premier ; Geneviève est une héroïne qui adore Siegfried ; Zelten est un adversaire politique de Siegfried ; Siegfried, Geneviève et Éva forment un curieux ménage à trois. Les relations de départ entre les personnages sont tellement déterminantes que l’on peut bien inférer par là les grandes lignes de l’action.

Notes
144.

« Une heure avec Jean Giraudoux », Les Nouvelles Littéraires, n° 33, 2 juin 1923, reproduit dans Cahiers Jean Giraudoux 14, p. 46.

145.

Ibid., p. 47. C’est nous qui soulignons.

146.

Note faite par de Pierre d’Almeida et Guy Teissier pour le texte cité. Ibid., p. 50.

147.

Ce propos de Bakhtine, est cité dans la rubrique “Romanisation” du Lexique du drame moderne et contemporain, Belval, Circé, 2005, p. 191.

148.

« Rien à la fois de plus moderne que son livre, de plus jeune, ni de plus lent ». André Gide, op. cit. Il est à noter pourtant que parmi les trois adjectifs employés dans cette citation, le troisième « lent » nous semble contenir une nuance légèrement péjorative à l’égard de Giraudoux.

149.

« Pourquoi ne faites-vous pas de théâtre ? J’en fais, dit M. Giraudoux », in Candide, n° 171, 23 juin 1927, reproduit dans Cahiers Jean Giraudoux 14, p. 76. C’est nous qui soulignons.

150.

Brigitte Brunet, Le Théâtre de boulevard, Paris, Nathan/SEJER, 2004, p. 38.

151.

« Discours sur le théâtre », in Littérature, p. 201.

152.

« Le mélodrame sera toujours un moyen d'instruction pour le peuple, parce qu’au moins ce genre est à sa portée ». La formule est de Pixérécourt, citée dans la rubrique «  mélodrame », du Dictionnaire encyclopédique du théâtre, L-Z, pp. 1080, 1081.

153.

Henri Gouhier, « Propos sur le théâtre », Revue des Jeunes, juin 1929.