2. Le « poétique » et l’« épique »

D’après la formulation de R.-M. Albérès, ce glissement quasi révolutionnaire de l’écriture de Giraudoux se produit à la suite de l’intervention du « dramatique » qui supprime le « poétique » du texte.

‘L’intérêt du spectateur est alors purement dramatique. Même si la valeur du texte et de la langue, les élargissements possibles du problème et sa portée symbolique dépassent cette donnée, il n’en reste pas moins vrai que la pièce est d’abord construite sur le plan du « dramatique » pur. Et c’est bien là le trait essentiel de Siegfried que, inspirée en principe de Siegfried et le Limousin, où triomphe le « poétique », cette première pièce de Giraudoux soit celle où l’on voit le plus nettement le dramatique intervenir pour nier le poétique 154 .’

Mais que signifie exactement ce « poétique » ? Souvent le terme est utilisé par les contemporains favorables au travail de Giraudoux. Il suffit de citer des passages publiés dans des articles de presse lors de la création de Siegfried pour s’en apercevoir. Benjamin Crémieux insiste sur le fait que la « poésie, la liberté et la diversité » sont portées, grâce à Giraudoux, sur la scène française piétinée par le naturalisme et le psychologisme 155 . Etienne Rey, de son côté, emploie le mot « poésie » pour expliquer le « mérite le plus éclatant et le plus profond » de la pièce en avouant honnêtement qu’il ne sait le définir autrement 156 . Ainsi, B. Crémieux, ayant lu des manuscrits de la pièce et donné à l’écrivain des conseils pour que celle-ci soit bien construite et « jouable » sur la scène parisienne des années 1920, entend par « poésie » la rénovation du théâtre en France, qui était jusqu’alors sous le joug du rationalisme et du réalisme. Nous constatons à ce propos que ce critique dramatique ne précise pas non plus, comme dans le cas de Rey, ce qu’est le « poétique » chez Giraudoux, sauf à considérer des termes aussi abstraits que l’« espérance », la « liberté » ou la « diversité » comme définitoires. Une trentaine d’années plus tard, R.-M. Albérès réutilisera le mot, dans son ouvrage sur la genèse de la pièce, pour l’opposer au « dramatique », le courant considéré comme élément fondamental de la sacro-sainte esthétique théâtrale. Puisque son livre a pour but de suivre étape par étape l’apparition de traits que l’on ne trouve pas dans le roman, tels que l’intrigue, la précision de l’action dramatique et psychologique, il n’y a rien d’étonnant si l’auteur de ce livre ne prête pas attention à la définition du terme « poétique », dans la mesure où le mot englobe des choses préalablement existantes dans le roman.

Nous nous permettrons d’utiliser à la place du terme « poétique », le terme « épique » que Jean-Pierre Sarrazac oppose au « dramatique » dans L’Avenir du drame.

‘Avec le théâtre épique, nous accédons à une nouvelle dimension de l’espace et du temps, la dimension du lointain. Et, bien sûr, pour montrer simultanément ces lointains, ces réalités qui se font face, on réduit, on condense, on coupe. L’auteur du théâtre dramatique crée un monde apparemment fait d’une seule pièce ; l’auteur du théâtre épique assemble un patchwork. La pièce dramatique est lisse, sans pli, son dessin de prédilection est le chiné ; l’œuvre épique, elle, est froncée, elle est rayée dans tous les sens, son effet dominant est le contraste 157 .’

La seule lecture de Siegfried et le Limousin nous éclaire sur le fait que les termes évoqués ici correspondent aux caractéristiques du roman. D’une part, c’est un roman qui utilise largement « la dimension du lointain » à deux niveaux différents. A un premier niveau, le roman est un journal de bord tenu par un certain Jean. Celui-ci voyage dans une Allemagne en mouvement, tout en se laissant embarquer par les événements historiques du pays voisin de la France, au lendemain de la guerre de 1914. A un second niveau, le voyage est raconté par un « moi » narratif dédoublé, triplé ou même quadruplé, ce qui fait que l’Allemagne décrite dans ce roman prend un aspect extrêmement imaginaire et onirique ; par conséquent le pays semble se trouver, aux yeux du lecteur, dans un monde loin. D’autre part, cet univers onirique est fondé sur l’assemblage de plusieurs mondes parallèles et de personnages mis en « patchwork ». Impossible de compter le nombre de personnages présentés dans ce roman ; si bien que le lecteur est forcé de penser à plusieurs lieux, à plusieurs personnages simultanément. Il est à noter que ces éléments « épiques » semblent coïncider avec ce que R.-M. Albérès appelle le « poétique » qui est largement supprimé à la fin de la pièce du processus d’écriture de la pièce.

Si Giraudoux avait eu l’idée de transposer simplement tous ces traits « épiques » dans sa version dramatique, sa première pièce serait devenue un grand texte épique, comparable au Soulier de satin de Claudel. D’ailleurs cela est vrai pour les premiers jets, au moins au niveau de la longueur de la pièce. Jouvet avoue, à l’occasion du dixième anniversaire de Siegfried, que lorsqu’il rencontra pour la première fois Giraudoux, celui-ci avait déjà écrit une pièce qui aurait duré huit heures 158 . Mais la première version que Jouvet lit n’est même pas la « première » à proprement parler, parce qu’elle est ce qu’Albérès appelle la version E ; il y a donc au moins quatre versions antérieures qui étaient destinées à être retouchées pour devenir plus concises et plus courtes.

Ainsi Giraudoux rature-t-il beaucoup de pages au cours de la rédaction. Pourtant, il est aussi vrai que ces éléments « épiques » étaient « résistants ». L’analyse des manuscrits de la pièce nous permet de suivre le retour désespéré mais persévérant de ces éléments : Giraudoux en conserve quelques-uns qu’il rejette dans l’étape suivante, mais il en reprend ensuite quelques autres dans la phase du texte définitif… Cette oscillation permanente au cours de la genèse de Siegfried ne va pas sans nous faire poser une question cruciale : celle de la romanisation possible de l’écriture dramatique de Giraudoux. Puisque l’auteur lui-même est résolu à « dramatiser » le texte de la pièce, l’épique est largement rejeté. Certes. Toutefois, vu que de petites descriptions reviennent à plusieurs reprises dans le texte jusqu’à la fin de la rédaction, nous doutons fortement que les éléments « épiques » se laissent détacher et disparaissent sans laisser aucune trace dans l’écriture dramatique. Nous nous demandons alors si l’écriture narrative de Giraudoux n’a pas exercé une influence radicale sur l’élaboration même du texte, laquelle influence a suffi à ébranler la base de la dramaturgie traditionnelle. Même s’il n’en reste plus de trace évidente –du moins en première lecture – dans le texte de Siegfried, il se peut que quelques « restes » issus de l’élaboration définitive du texte dramatique se trouvent ailleurs, ultérieurement, dans le théâtre de Giraudoux, même sous d’autres formes. Cette hypothèse nous paraît vraisemblable parce que ces éléments « épiques » rejetés ne sont pas des déchets mais des pierres brutes de la dramaturgie narrative : leur véritable nature est la voix protéiforme du fameux « narrateur ».

Si, comme le fait bien remarquer Jean-Pierre Sarrazac, « l’aspiration primordiale des écritures dramatiques contemporaines » est « d’obtenir la même latitude dans l’invention formelle que le roman, genre libre par excellence » 159 , alors la volonté de Giraudoux de changer son « épopée » moderne en mélodrame va tout à fait à contre-courant. Pourtant, il est certain que son œuvre dramatique offre un exemple complet et emblématique du fait que « l’écriture dramatique accuserait un retard permanent sur le reste de la littérature 160  ». Giraudoux est résolu à devenir « auteur dramatique » en adaptant son propre roman sous la contrainte de la norme. Le tissu de l’écriture « divagante » est replié et roulé pour ne pas se faire remarquer dans la version dramatique afin que sa première pièce plaise au public de 1928, amateur de théâtre professionnel et de pièces « bien faites ». Mais il n’y aurait rien d’étonnant à ce que, après avoir emmagasiné de l’énergie « épique », la narrativité inhérente à l’écriture romanesque refoulée derrière une bonne composition dramatique, rejaillisse à gros bouillons à la surface au cours de la carrière théâtrale de l’auteur, et finisse par modifier considérablement son écriture théâtrale et par rattraper le « retard ». Voilà pourquoi, mettre en lumière les « sacrifices » qui se produisent à cause du projet stratégique de l’adaptation théâtrale ainsi que les éléments « épiques » qui résistent, contre la volonté de dramatisation de l’auteur, est important comme étape d’approche.

Dans les deux sous-chapitres qui suivent, nous allons vérifier comment Giraudoux réussit à respecter la norme stricte de la composition dramatique. Nous examinerons tout d’abord la relation interpersonnelle établie entre les quatre personnages principaux, Jean, Siegfried-Forestier, Geneviève et Zelten dans la version scénique, puis le rapport de chacun avec son image d’origine dans la version romanesque. Ensuite, nous fouillerons dans le texte pour trouver des traces d’éléments « épiques ».

Notes
154.

René-Marill Albérès, La genèse du « Siegfried » de Jean Giraudoux, M. J. Minard, Lettres Modernes, 1963, p. 26.

155.

« Son Siegfried marque une date, un point de départ, une nouvelle espérance. Il marque l’évasion du théâtre hors du naturalisme et du psychologisme par la poésie (et non par l’expressionnisme ou le futurisme). [..] Le Siegfried de Giraudoux introduit dans notre théâtre, avec moins de paradoxe et de véhémence, mais avec plus de poésie, la liberté et la diversité que le théâtre anglais doit à Bernard Shaw. » Benjamin Crémieux, « Siegfried de Jean Giraudoux à la Comédie des Champs-Elysées », NRF, 15e année, n° 177, 1er juin 1928, p. 869.

156.

« Mais au-dessus de ces jeux de l’ironie, de ces traits satiriques sur la guerre, la race, les frontières, il y a dans l’œuvre – et c’est là, je crois bien, son mérite le plus éclatant et le plus profond – une sorte de poésie, difficile à définir, qui ne s’exprime pas directement et qui a des résonances lointaines. ». Ce propos de Etienne Rey est cité par Robert de Beauplan dans l’article de presse intitulé « Siegfried, à la Comédie des Champs-Elysées » paru dans La Petite Illustration, n° 396. Théâtre : n° 213, 25 août 1928.

157.

Jean-Pierre Sarrazac, L’Avenir du drame : écritures dramatiques contemporaines, Belfort, Circé, 1999, p. 25.

158.

Le propos de Jouvet est publié dans L’Ordre, 16 mai 1938, cité dans la notice de la pièce de l’édition de la Pléiade, p. 1149.

159.

Jean-Pierre Sarrazac, op. cit., p. 23.

160.

Ibid., p. 21.