1 Robineau : double modeste du narrateur du roman

‘Aussi bien est-il loisible de constater que Siegfried et le Limousin est écrit, senti et pensé par un narrateur à la première personne, fort attentif aux moindres nuances de l’univers, mais en somme étranger et presque indifférent au drame de Siegfried-Forestier. La pièce au contraire amène Giraudoux à créer des personnages objectifs et celle-ci est vécue dans la conscience de Siegfried et de Geneviève. Le « narrateur » devient un comparse, Robineau 162 .’

Ainsi Albérès considère-t-il que le narrateur de Siegfried et le Limousin devient un « comparse » ; la transformation du narrateur Jean en Robineau est radicale. Pour mettre en relief cette différence radicale, nous poserons d’abord une question : pour quelle raison Robineau peut-il être appelé comparse ? Robineau est certainement un personnage secondaire, mais son rôle n’est pas muet comme dans le cas du théâtre classique. Certes, il reste en marge de l’intrigue principale, mais en servant d’intermédiaire entre Zelten et Geneviève puis entre Geneviève et Siegfried-Forestier, il contribue à l’avancement de l’action de façon cruciale. En effet, pour révéler la véritable identité de l’homme politique « allemand » Siegfried, Zelten a trouvé une idée : faire venir en Allemagne Geneviève, fiancée de Forestier, et la présenter à Siegfried pour que celui-ci retrouve la mémoire de son pays natal. Comme Zelten connaît Robineau depuis longtemps, il lui demande d’amener cette jeune femme à Gotha. Si Robineau ne connaissait pas Zelten et Geneviève, la rencontre ne se produirait donc pas. En accédant à sa demande, Robineau précipite le drame. Pourtant, après avoir présenté la Française à Zelten et à Siegfried à l’acte I, il se retire pour ne reparaître qu’à l’acte IV. Au total, Robineau n’est présent que dans sept scènes sans compter une scène de Fin de Siegfried, l’une des variantes du texte publiées après la création.

Dans les deux premiers actes, chaque fois qu’il apparaît sur scène, il accompagne un autre personnage et l’écoute comme le ferait confident dans le théâtre classique. Il est là comme « faire-valoir » 163 de Geneviève lorsqu’elle paraît pour la première fois dans la scène 5 de l’acte I ainsi que de Zelten dans la scène suivante. C’est ce qui fait que ces deux scènes fonctionnent comme « exposition » de la pièce, puisqu’elles forment une excellente « mise à plat des causes du conflit à venir : évocation du passé, présentation des acteurs du drame, état de la situation 164  ». Grâce à cette exposition, le public sait pourquoi Geneviève est venue en Allemagne. La réplique métadramatique de Robineau prononcée lors de sa sortie dans la scène 1 de l’acte II sonne un peu comme un congé qu’il se donnerait à lui-même : «je te laisse. Tu as ta confidente 165  ». C’est-à-dire que, dès que Geneviève trouve dans l’appartement de Siegfried un objet attaché au souvenir de Forestier, le portrait d’une femme qui lui ressemble, Robineau se retire : il est libéré du rôle d’accompagnateur de la jeune fille.

Le dernier acte commence par un dialogue entre Robineau et un douanier français. La scène se passe dans une gare-frontière. Robineau attend Siegfried qui est résolu à retourner en France, malgré son état amnésique qui dure encore. Cette fois, Robineau ne peut pas être appelé confident, parce que son interlocuteur n’est pas un des personnages principaux. Robineau intrigue le douanier à ce moment-là :

‘Pietri : […] Vous prenez le train de 8 heures ?
Robineau : Je ne sais pas encore. Je surveille le train de Gotha. J’attends quelqu’un.
Pietri : C’est pour patienter que vous avez perdu votre temps à me faire la conversation ?
Robineau : Je n’ai pas perdu mon temps. Vous ne pouvez savoir quelle force cela m’a redonné d’entendre parler à nouveau de retraite hors classe, de manille, de plat à l’ail. C’est une bouffée d’oxygène pour un organisme français.
Pietri : Nous n’avons pas parlé de manille.
Robineau : Si, si. C’était compris dans l’ensemble. En tout cas, cela m’a donné soif et faim d’entendre parler d’apéritif.
Pietri : Nous n’avons pas parlé d’apéritif.
Robineau : C’est curieux. J’ai l’impression que nous n’avons parlé que de cela… 166

Pietri a raison ; ce dont ces deux « comparses » parlaient juste avant, c’est de la raison pour laquelle les douaniers français sont corses, de la vie quotidienne et du salaire d’un douanier, du système de chauffage de la salle d’attente de cette gare-frontière… mais à aucun moment de manille ni d’apéritif. Robineau se dissipe-t-il en conversant avec Pietri ? Pourquoi commet-il deux fois la même erreur (Pietri répète deux fois : « nous n’avons pas parlé de… ») ?

Évoquons d’autres excentricités verbales de Robineau. Dès sa première entrée, il impatiente Geneviève par une série de devinettes apparemment sans importance au sujet du lieu où ils sont et de la cause pour laquelle ils y sont. Tandis qu’elle,un peu énervée, l’interroge à plusieurs reprises – « Où sommes-nous enfin, Robineau ? » –, il ne cesse de lui faire admirer le paysage de la ville et ses monuments. Plus tard, alors que Geneviève se demande gravement ce qu’elle peut faire pour son amant amnésique, Robineau lui donne la réplique sur un ton facétieux.

‘Robineau : […] Et toi, que comptes-tu faire  ?
Geneviève : Je ne sais. Je comptais te demander conseil. C’est grave.
Robineau : C’est très grave… Tu pourrais commencer par les imparfaits du subjonctif ?
Geneviève : Je ne parle pas de la leçon de français. Je parle de la révélation que j’ai à lui faire.
Robineau : C’est bien ce que j’entendais… […] Une ou deux tendresses parfaites, Geneviève, sont nées de ces imparfaits.
Geneviève : Ne plaisante pas, Robineau 167 .’

Geneviève est perturbée par Robineau, qui lui parle comme spécialiste de philologie, de l’effet des « imparfaits du subjonctif ». Le ridicule du personnage vient du fait qu’il croit sérieusement que parler de la grammaire française agira auprès de l’amnésique.

Où est la nécessité de ses divagations qui n’ont aucun rapport direct avec l’intrigue principale de la pièce et qui ne peuvent être considérées, par conséquent, que comme des digressions insignifiantes pour le drame ? Il importe de rappeler que c’est le narrateur de Siegfried et le Limousin, Jean, qui est « devenu », Robineau dans Siegfried. La comparaison de ce narrateur avec Robineau montre que l’étrangeté de Robineau est une transposition du goût de Jean pour les digressions impromptues. La narration de ce Jean forme une grande série d’histoires anecdotiques très détaillées ; pendant la rédaction de la pièce, Giraudoux a sacrifié au fur et à mesure une grande partie de ces petites anecdotes, jusqu’à ce que la pièce prenne sa forme définitive.

Pour mieux comprendre cette transposition, il nous faut réfléchir aux moyens par lesquels Giraudoux fait de son roman un assemblage hétérogène plutôt qu’une fable linéaire. Il s’agit, premièrement, du manque d’individualité corporelle et psychologique du narrateur. Par exemple, après la longue narration de ses premières retrouvailles avec Zelten après la guerre, dans un café parisien, la scène change soudainement : Jean se trouve avec Geneviève. Il n’y a aucune description du chemin qu’il prend pour parvenir au lieu de rendez-vous avec elle en partant du café. Il en est de même pour d’autres scènes : bien que Jean bouge sans cesse, il y a très peu de descriptions de ses itinéraires, de ses moyens de transport. Pour prendre la mesure de son manque d’individualité psychologique, il suffit de prendre comme exemple le passage où Jean est détenu au café Luitpold 168 , lors du malaise social causé par le coup d’État de Zelten. En dépit des circonstances exceptionnelles, la voix narrative n’exprime ni son inquiétude ni son angoisse, mais ne cesse de parler, de sang-froid, de ce qui se passe autour de lui, de l’attitude d’autres prisonniers. Le lecteur a l’impression que ce narrateur de Siegfried et le Limousin est une simple forme d’énonciation, une sorte de « voix off », plutôt qu’un personnage de chair et de sang. À travers ce vide narratif, les autres personnages émergent à la surface du récit et parlent tour à tour. Un grand nombre de discours directs et de discours indirects libres font ressortir l’image de plusieurs personnages. Ils parlent beaucoup, chacun ayant son propre point de vue, sans prendre en charge le fil conducteur du récit. D’où le patchwork de petites histoires anecdotiques dans ce roman. Ce manque de corporalité et d’individualité du narrateur aboutit, comme nous l’avons expliqué dans le dernier chapitre, au dédoublement de la personnalité : la ligne de démarcation entre Siegfried et Jean s’estompe quand celui-ci rêve de celui-là 169 de sorte que le lecteur se demande même si fugitivement si, en réalité, ce n’est pas Jean lui-même qui est Forestier.

Deuxièmement, Giraudoux suggère l’existence d’autres mondes, parallèles à celui où se trouve le narrateur, comme si Jean avait des visions. Mais ce que celui-ci perçoit comme visions n’est ni simplement imaginaire ni infondé. Dans la plupart des cas, cela existe soit dans un autre lieu, soit dans un autre temps. Par exemple, Jean a l’impression, en attendant Zelten au café La Rotonde à Paris, de voir celui-ci marcher dans la rue. C’est comme si le paysage et les bâtiments qui auraient dû empêcher Jean de voir Zelten s’orienter vers le café étaient tous transparents. Citons le passage concerné :

‘Il utilisait en cette minute la section chevauchante avec plaque rouge du boulevard des Invalides ; il allait descendre de la deuxième voiture qui stopperait devant La Rotonde… En effet, il en descendit 170 .…’

Plus tard il évoque la scène avec Zelten, dans ce même café, comme ayant réellement eu lieu. Prenons un autre exemple : sitôt installé à Munich, après une dizaine d’années d’absence, dans un appartement qui fait face au domicile de Siegfried, Jean part se promener dans la ville. Lors de cette sortie, il apprend par Lili, fille de la maîtresse du pensionnat où il vivait comme étudiant, l’histoire triste d’une amie, Martha. Martha et Jean s’étaient croisés sans se reconnaître le jour où il avait quitté l’Allemagne avant la guerre… La voix de Jean se met à raconter ce qui s’était passé ce jour-là, évoquant tour à tour leurs activités respectives, qui se déroulent simultanément. Au moment où elle poursuivait « un petit chien perdu semblable » à celui de Jean en espérant le rejoindre, Jean était à Augsbourg, « ivre de liberté et surpris par le contrôleur à danser dans le couloir » ; quand elle pleurait de tristesse, il était « en gare d’Ulm, à la hauteur de la cathédrale » ; alors qu’elle « s’arrangeait pour être basculée  » par un jeune homme qui lui ressemblait, il était à côté d’un hôtel à Pforzheim, en se demandant s’il « n’allai[t] pas prendre à 6 heures le train qui ramène à Munich 171  »… Deux temps différents se mélangent : le moment de l’adieu entre les deux personnages avant la guerre et le moment où Lili parle de Martha devant Jean. À ces deux temps s’ajoute un autre temps, celui de la narration, puisque logiquement, les retrouvailles avec Lili doivent avoir eu lieu avant que Jean ne débute son récit par « C’était en janvier 1922 172  ». La pluralité temporelle rend possible la coexistence de plusieurs mondes parallèles dans un seul et même récit. Il est à noter de plus que Giraudoux ne fait pas que juxtaposer ces séquences de Jean et de Martha : Jean se déplace continuellement en Allemagne, à Augsbourg, à Pforzheim, ou en gare d’Ulm, alors que Martha erre dans Munich comme une âme en peine. La description de Jean en mouvement pendant une journée forme une petite mais curieuse présentation des lieux du Sud de l’Allemagne.

La rupture de la linéarité de la fable dans le roman se manifeste, en troisième lieu, par un procédé étrange : des rédactions françaises. Pour compléter le cours de français que, déguisé en professeur de langue, il donne à Siegfried-Forestier, le narrateur rédige un texte après chaque leçon et l’envoie à son « élève ». Mais, ce n’est pas une simple leçon supplémentaire ; Jean entretient un vague espoir de faire revenir la mémoire de son ami en lui écrivant des compositions sur leur région limousine : une des rédactions envoyées est sur Solignac, une autre est sur Bellac. Par le moyen de cette correspondance apparemment anodine entre un professeur de français et Siegfried, le Français évoque les souvenirs communs qui pourraient agir sur le cœur de Forestier enseveli dans l’oubli. Le procédé lui paraît d’autant plus prometteur qu’il se souvient que Jacques Forestier préférait l’écriture à la parole :

‘Jamais la conversation de Forestier, même avec son meilleur ami, ne permettait autrefois l’abandon ou les confidences. Mais parfois nous recevions des lettres, […] dans lesquelles il nous expliquait par exemple pourquoi, la veille, du Père-Lachaise, il avait détourné la tête au lieu de reconnaître la Seine invisible à sa gaine de brume et de tendre l’oreille pour suivre au bruit le tracé des métros, ou tout autre détail insignifiant d’une attitude qui se révélait ainsi très complexe et très sensible 173 .’

Ainsi ces rédactions françaises sont-elles insérées assez brusquement dans le récit romanesque afin de faire apparaître les choses qui auraient pu exister si Forestier retrouvait la mémoire. Elles sont pleines de descriptions qui reflètent la réalité de la vie limousine et de l’amitié entre les deux Français écrivains. Pourtant l’absence totale de Forestier sur le plan du récit du roman les rend complètement « silencieuses ». Autrement dit, une autre réalité que celle qui est racontée par le narrateur est présentée aux yeux du lecteur par cette correspondance.

Ces trois procédés, la mise en crise de la corporalité et de l’individualité de Jean, la négation de l’unité spatio-temporelle de la narration, et la correspondance entre Jean et Siegfried, ont tous les trois pour effet de faire de la narration de Siegfried et le Limousin une espèce de tressage de plusieurs histoires coexistantes racontées de plusieurs points de vue. Il est difficile, voire impossible d’enfermer le sujet de cette curieuse narration dans le personnage dramatique de forme traditionnelle. C’est un travail aussi impossible que de faire un complet avec un tissu épais consolidé par plusieurs tissus d’épaisseur variée. La narration de Jean est, par sa nature, un tissu difficile à plier, à tailler, et à couper, à cause de son doublage par beaucoup d’autres tissus aussi résistants. Quand on a l’intention d’écrire une pièce suivant la norme du théâtre mimétique, on apprend bientôt que le personnage « dramatique » ne peut être découpé que dans un seul tissu. Et Giraudoux, qui voulait plaire au public, dut se plier à cette contrainte.

L’examen des manuscrits de Siegfried nous révèle la souffrance que l’écrivain ressent tout le temps que dure ce travail de transformation du narrateur de son roman en personnage théâtral : il hésite plusieurs fois entre l’univoque et l’équivoque, le présent et l’omniprésent, le « dramatique » et l’« épique » afin de transformer ce Jean en personnage théâtral. Dans une des versions primitives de la pièce, Giraudoux attribue à Robineau beaucoup plus de digressions que dans la version définitive. Prenons comme exemple le dialogue entre Robineau et Geneviève au début de la première scène :

‘Geneviève : Où sommes-nous ?
Robineau : Mon capitaine, qui sommeillait sur son cheval pendant les marches, se réveillait aussi pour me crier : Où sommes-nous ? Je lui répondais par le chiffre des kilomètres : nous étions au 20, nous étions au 40. Nous sommes aujourd’hui au kilomètre 845… Devine.
Geneviève : C’est un œuf. C’est la réponse qui donne le maximum de réussite… 174

La ressemblance avec la première scène de la version définitive saute aux yeux. La question posée tout au début par Geneviève « où sommes-nous ? » ne va pas sans faire penser à la scène de devinettes, que nous venons de citer plus en haut. Mais le manque de communication entre les deux personnages est plus grave ici : Robineau parle de ses souvenirs du front, sans répondre à la question de Geneviève, tandis que dans la version définitive, il ne s’écarte pas du sujet, même s’il ne l’aborde que de manière détournée, au travers de devinettes. De plus, les digressions de Robineau ne s’arrêtent pas ici. Après avoir donné une réponse appropriée à la question de Geneviève en la faisant patienter par des redondances, il continue à exalter l’Allemagne en évoquant beaucoup de sites réputés, aussi bien historiques que culturels, et ses souvenirs de la ville de Munich 175 . Geneviève paraît servir seulement de faire-valoir au discours de Robineau, plein d’admiration pour l’Allemagne.

Pour donner un langage dramatique aussi cohérent que possible à ce Robineau qui est en vérité ce qui « reste » de ce fameux narrateur Jean, Giraudoux lui enlève le pouvoir d’englober le monde entier, mais ne lui enlève pas pour autant la prédilection pour le détail. En décidant d’adapter son propre récit polyphonique, Giraudoux s’impose de faire face à la problématique que Peter Szondi relève par cette formulation magistrale : « la structure épique est déjà là, mais elle est encore masquée par la thématique, et donc à la merci du déroulement de l’action » 176 . Le tiraillement de Giraudoux entre le « dramatique » et l’« épique » finit par disloquer la forme dialoguée. Examinons à cet égard la suite de la première scène entre Robineau et Geneviève dans la version définitive :

‘Geneviève : Où sommes-nous enfin, Robineau ?
Robineau : Au kilomètre onze cent cinquante de Paris, Geneviève, devine.
Geneviève : Quel froid ! Tout ce que je devine, c’est que ce n’est pas à Nice ! Où sommes-nous ?
Robineau, qui essuie son binocle, dos à la baie et près de la rampe : Tu vois la ville entière de cette fenêtre... Regarde... Je vais tout t’expliquer. Que vois-tu ?
Geneviève : Ce n’est pas Nice... Je vois à ma droite un burg avec des échauguettes, des bannières et des ponts-levis.
Robineau, toujours tourné vers le public, parlant comme à lui-même, mais haut : C’est le National Museum !
Geneviève : Je vois devant moi un temple grec, au milieu des cèdres, tout couvert de neige.
Robineau : C’est l’Orpheum !...
Geneviève : À ma gauche enfin, un building de dix étages, percé de verrières en forme de licorne.
Robineau, de plus en plus lyrique : C’est le Panoptikum !...
Geneviève : Et enfin, en contrebas, un palais florentin à fresques et arcades.
Robineau : Le palais de Maximilien !
Geneviève : Le Maximilianeum, sans doute ?
Robineau : Tu l’as dit !
Geneviève, se retournant : Où sommes-nous, Robineau ?
Robineau : Mais à Gotha, Geneviève, nous sommes à Gotha ! 177

Sous l’apparence d’une série d’échanges de répliques ordinaire, il y a deux « dialogues » dans ce passage. L’un est entre Robineau et Geneviève, l’autre est entre trois « personnages » : deux vrais et le public. Le premier est composé seulement par deux répliques : « Où sommes-nous, Robineau ? » « Nous sommes à Gotha ! ». Mais ces répliques sont écartées à cause du deuxième « dialogue » composé par toutes les autres répliques. Là, Robineau ne fait qu’énumérer le nom de sites connus et de noms propres, de même que Jean dans le roman. Selon les indications scéniques telles que « tourné vers le public », ces répliques digressives sont adressées au public. La présence virtuelle de ce troisième interlocuteur qui s’assied dans la salle met en danger la forme strictement dialoguée. Évoquons la formule de Szondi sur le rapport entre le drame absolu et le dialogue : « le dialogue porte le drame, et la possibilité du dialogue est la condition de la possibilité du drame ». Robineau annonce ainsi l’apparition du « commentaire » 178 qui s’oppose à l’action, fondement de la définition de la forme dramatique. La « résistance » des éléments digressifs déstabilise le principe de base de la forme canonique du drame.

Il y a une espèce de difformité dans le personnage de Robineau : il est ostensiblement « dramatique » en se présentant comme le confident fidèle, en même temps qu’« épique » pour la fréquence de propos superflus, inopportuns ou incompréhensibles qui sont adressés quelquefois directement au public. La coexistence de deux modes littéraires dans ce personnage nous fait juste penser que l’auteur fait le va-et-revient entre le « romanesque » et le « dramatique » tout en essayant, discrètement mais audacieusement, de transposer l’état brut du premier dans le second.

Notes
162.

R.-M. Albérès, op. cit., p. 24.

163.

Citons la première phrase de la rubrique de « confident » dans Dictionnaire encyclopédique du théâtre A-K, p. 385. « Accompagnateur presque indispensable du héros tragique de la période classique, dont il est l’ami ou le subordonné et, avant tout, le faire-valoir ».

164.

Rubrique « Composition dramatique » dans Dictionnaire encyclopédique du théâtre A-K, p. 379.

165.

Siegfried, p. 27.

166.

Ibid., p. 62.

167.

Ibid., p. 25.

168.

Siegfried et le Limousin, p. 753.

169.

Voir : p. 29.

170.

Siegfried et le Limousin, p. 631. Nous analyserons le rôle de ce « pouvoir magnétique » de Zelten dans un autre sous-chapitre.

171.

Ibid., p. 668.

172.

C’est la première phrase du roman. Ibid., p. 619. Citons la note intéressante : « Giraudoux, au début du premier manuscrit, écrit successivement : ‘‘Un matin de 1922’’, ‘‘de janvier 1922’’, ‘‘de janvier 1921’’ et revient à ‘‘janvier 1922’’ dans le deuxième manuscrit ». Ainsi il essaie de faire en sorte que le temps de la rédaction coïncide avec le temps de l’action.

173.

Ibid., pp. 679, 680.

174.

Siegfried, version primitive, p. 1187.

175.

Dans les premières versions, Giraudoux situe la scène à Munich. C’est en fin de rédaction de la pièce, qu’il déplace le lieu scénique de Munich à Gotha. Voir : Siegfried, notice, p. 1152.

176.

Peter Szondi, Théorie du drame moderne, p. 48.

177.

Siegfried, p. 11.

178.

Hélène Kuntz, Rubrique « commentaire » dans Lexique du drame moderne et contemporain, p. 46.