2. Siegfried et Geneviève : du flou au concret

Est-ce qu’alors les autres personnages dramatiques sont aussi tiraillés que Robineau, par ces deux pôles différents ? Examinons d’abord la structure dramatique de la pièce par le biais du lien humain entre deux personnages principaux : Siegfried et Geneviève. Ensuite, regardons de près les personnages romanesques portant le même nom qu’eux. Par le sacrifice de quoi, cette relation interhumaine dans la version théâtrale s’est-elle établie ?

Rappelons brièvement la fonction que le rôle-titre exerce dans la pièce au point de vue de la composition dramatique. Comme le font les héros du théâtre classique, Siegfried apparaît sur la scène assez tardivement, par rapport aux autres personnages. C’est seulement dans la scène 8 de l’acte I qu’il entre. Sept scènes antérieures forment donc la partie d’exposition de la pièce, dans laquelle d’autres personnages parlent de cet amnésique sous plusieurs angles : sa vie politique actuelle, son passé inconnu, l’origine de son nom majestueux... Tout le dramatique de la pièce est centré sur la complexité du rôle du héros : l’homme politique amnésique dont la nationalité est douteuse. Zelten, ennemi politique de Siegfried, guette le bon moment pour divulguer le passé de son adversaire respecté par la nation allemande. Geneviève, désespérée pendant des années à propos de son fiancé disparu au début de la guerre de 1914, vient en Allemagne et apprend que son Forestier est devenu un homme politique célèbre dans l’acte I. Devenue l’enseignante de français de son fiancé qui ne la reconnaît plus, elle décide de rester avec Siegfried dont la nationalité allemande est remise en doute en plein jour par Zelten dans l’acte III. Sans espoir de guérir de son état amnésique ni de rester en Allemagne en tant que citoyen allemand, le héros est déchiré par l’amour de deux jeunes filles, l’une est allemande Eva, l’autre est française Geneviève. La scène de ce ménage à trois qui se termine par le soupir désespéré de Siegfried, « Que peut bien choisir un aveugle ! », constitue le coup du théâtre de la pièce. Cette réplique est connotée de deux façons, l’une sentimentale, l’autre politique, parce qu’elle est prononcée après le débat soulevé par deux femmes amoureuses de lui, l’une symbolisant la France, l’autre l’Allemagne moderne.

Cette intrigue à la fois romantique et politique est élaborée à la suite de l’idée géniale de Giraudoux au sujet de la relation entre le héros et Geneviève au cours de la rédaction : « en un éclair [...], de Geneviève Prat, l’artiste ‘‘bohême’’ qui dans le roman et dans les premiers essais de la pièce assistait sans raison à la métamorphose de Siegfried, il fait l’ancienne fiancée de Jacques Forestier ! » 179 Ce point d’exclamation d’Albérès témoigne de l’inédit éclatant de cette idée. Il est bien vrai que dans le roman, il y a un passage dans lequel est mentionnée l’oscillation de Siegfried entre Geneviève et Eva 180 ; il est vrai également que lorsque la Française est en train de mourir à Oberammergau dans le roman, l’amnésique se trouble devant ce malheur comme s’il était amoureux d’elle. Pourtant, il n’y a quand même pas de scène de tête à tête entre ces deux Français. Siegfried est assurément à côté de Geneviève mourante, mais il y a d’autres personnes, parmi lesquelles le narrateur lui-même, qui la voient quitter la vie.

Comme nous l’avons évoqué ailleurs, Giraudoux a l’intention de rendre sa pièce « mélodramatique ». La volonté de l’auteur nous semble bien réalisée notamment grâce à la présence de cette héroïne. D’une part, Geneviève, arrivant chez Siegfried sans savoir où elle se trouve ni ce qui va arriver, parle d’une manière languissante, de sa triste situation causée par la disparition de son fiancé. Comme le dit Zelten, elle arrive « dans un événement grave avec la voix et les gestes qu’il faut » 181 . D’autre part, l’auteur rend la rencontre entre elle et son fiancé alias Siegfried fatalement providentielle aux yeux de cette Française. Rappelons que la rencontre providentielle est un des procédés habituels du genre mélodramatique : le héros arrive à temps pour sauver son amante qui est aux abois ; une perche est tendue par hasard au chef de famille deshonoré et desespéré... Effectivement, dans la scène 7 de l’acte I de Siegfried, aussitôt après que Geneviève a parlé de la perte irrémédiable de son amant, elle entend justement celui-ci. Le trait mélodramatique est ainsi souligné chez Geneviève.

Ces deux personnages, Siegfried et Geneviève se présentent différemment dans le roman. En un mot, Siegfried n’est pas aussi pathétique mais interminablement flottant ; Geneviève n’est pas aussi mélodramatique mais plus bohème.

Commençons par Siegfried von Kleist. Un grand vide psychologique : ne serait-ce pas l’expression la plus juste pour expliquer ce personnage ? Mais faisons attention : ce n’est ni à cause de sa double identité, Siegfried-Forestier, ni à cause de l’invraisemblance de l’histoire d’un amnésique. Il est bien vrai que ce roman nous incite à nous demander comment il aurait pu maîtriser au bout de cinq ans seulement une langue au point de l'utiliser aisément en tant qu’homme politique. Certes. Mais cela n’a rien à voir. Il s’agit, tout simplement, de l’ignorance complète du narrateur sur Siegfried.

‘« [...] nous sommes prêts à accepter vos exigences, si vous voulez bien nous dire ce que vous savez de Siegfried »
Je ne savais rien 182 .’

Souvenons-nous de la situation de ce passage : un homme qui s’appelle le professeur Schmeck s’adresse au narrateur et dit qu’il a besoin de Siegfried en tant que conseiller d’État modèle. Le professeur craint les conséquences de la révélation de la véritable identité de Siegfried et se rend chez le narrateur dans le but de demander à ce dernier de ne divulguer le secret à personne. C’est à ce moment-là que Jean se dit : « je ne sais rien » de Siegfried. Est-ce que Jean fait semblant de ne rien savoir de son ami en craignant d'être impliqué dans une situation difficile ? Nous nous souvenons bien d’ailleurs que le narrateur connaît son ami Forestier si bien qu’il reconnaît des morceaux rédigés par ce dernier dans le texte signé S. V. K ; et c’est ce qui déclenche ce récit sur l’aventure en Allemagne. Mais il s’agit de Siegfried ici. En effet, Jean ne connaît pratiquement rien de cet homme politique « allemand ». Il se contente d’être observateur vis-à-vis de ce dernier et ne peut raconter sur lui que le manque de personnalité nette : « De tout son être il était bon, affectueux, mais hors du présent » 183 . Voilà pourquoi il n’y a rien d’étonnant si la narration laisse apparaître une certaine vacuité du personnage principal. En effet Siegfried est presque une « ombre » quand il entre dans le récit pour la première fois.

‘« Nous y sommes, dit Ida. Voici sa villa. Dans dix minutes, il va sortir pour fermer les volets... Son bureau d’ailleurs donne sur la rue... Tenez, voyez cette ombre ! »
Il appartient bien à l’Allemagne, au lieu de me le faire voir lui-même, de me montrer d’abord le spectre de S. V. K. Derrière le store baissé en drap de cinéma, je voyais seulement une ombre se rapetisser à la taille d’un nain, s’agrandir à celle d’un géant, s’orner de nombreux bras, ou ne plus laisser sur la table qu’un cercle gris et mouvant comme en donne le microscope. [...] Triste opération d’avoir à reconnaître ses amis au rayon X ! 184

Si Ida, la fille qui amène Jean à la maison de l’homme d’État allemand, appelle ce dernier « ombre », c’est tout simplement parce qu’elle voit littéralement une « ombre », zone sombre créée par le corps opaque de Siegfried, qui intercepte les rayons de la lumière dans sa chambre. Pourtant, le mot prononcé par Ida contiendrait aux yeux du lecteur un sens figuré sans qu’elle en ait l’intention : Siegfried est tellement énigmatique que son apparence paraît changeante et transitoire comme une apparition ou une ombre. Son ombre diminue et s’agrandit au gré de son mouvement dans sa chambre. L’élasticité de cette silhouette semble symboliser une espèce d’inconstance identitaire du personnage. C’est ce qui a été souligné par Jacques Body, qui fait remarquer l’« inanité » du personnage : « Mais enfin le personnage de Siegfried, dans sa vie allemande ne montre aucun trait personnel bien marqué, de ceux qui inspirent Giraudoux ; il est visiblement un symbole » 185 .

Si Siegfried est « visiblement un symbole », de quoi l’est-il ? Chose curieuse, il est un vide en tant qu’individu, alors qu’il est littéralement plein des symboles de l’Allemagne dès sa première rencontre avec Jean.

‘Enfin Kleist entra...
Il entra plus couvert encore de barbes, de bagues et de breloques qu’il ne l’avait semblé de loin, tant l’Allemagne prenait ses précautions pour qu’il ne manquât plus, en cas de nouvelle amnésie, de plaques d’identité. 186

Dès la « naissance » de Siegfried après la « disparition » d’un certain Forestier, en Allemagne, on ne cesse de le mythifier, de le diviniser. D’une part, cela s’explique par le nom déjà : Siegfried von Kleist. Le nom qui n’est pas sans rappeler l’écrivain célèbre et la chanson des Nibelungen devient une fierté pour le pays. D’autre part, la volonté collective des Allemands empressés à construire un nouveau pays se substitue à la vérité individuelle disparue du personnage. Le propos du professeur Schmeck, un représentant typique de ces Allemands modernisés, se comprendrait dans ce contexte-là : « Quelle que soit la nationalité de Siegfried, Hongrois, Français ou Portugais, l’Allemagne a besoin de lui » 187 jusqu’au jour où « l’Allemagne sera faite. » 188 Ils ont développé « en Siegfried un conseiller d’État modèle » dont les services deviennent indispensables pour eux. Par ailleurs, nous pouvons évoquer également la scène de la visite des parents qui ont perdu leurs fils pendant la guerre. Ils viennent voir Siegfried en espérant reconnaître les moindres traits de leurs fils dans le profil de cet homme d’État. La visite est organisée par Eva, qui retrouva cet homme blessé, le rééduqua en lui apprenant la langue allemande et l’orienta vers la vie politique. Eva, tout en sachant que Siegfried n’est pas allemand, fait semblant d’aider de cette manière l’amnésique à retrouver sa famille. Cela entraîne un autre résultat plus important : faire retentir la renommée de Siegfried. Cette visite parentale a pour effet de souligner le lien symbolique entre le pays et Siegfried ainsi que la vacuité mentale et psychologique du personnage. L’Allemagne moderne est unifiée sous l’égide du héros ultimement sublimé, Siegfried.

Quant à Geneviève, elle n’est pas moins énigmatique que Siegfried dans le roman. Le narrateur connaît cette fille française depuis une dizaine d’années. Elle est sculptrice et ex-femme de Zelten. Sa vie pleine de péripéties cause l’instabilité de sa vie familiale, sociale, religieuse, et intime.

‘Je suis enfant adultérine, mais mon père était sénateur ; j’ai quitté le couvent directement pour l’atelier Quentin, mais je ne crois en Dieu que l’été ; je suis divorcée, mais je continue à vivre avec mon mari ; j’ai été Allemande pendant la guerre, mais je suis revenue deux fois en France par l’aéroplane pour accoucher de petits enfants morts...  189

C’est en Geneviève que Giraudoux réussit à rapprocher « deux réalités les plus éloignées possible », si nous empruntons la formule de Florence Delay 190  : enfant sans famille/enfant d’un père haut placé, religieuse/laïque, mariée/divorcée, naissance/mort, et la France/l’Allemagne. Geneviève oscille perpétuellement entre deux pôles différents ou opposés. Elle est en mouvement, instable. D’autre part, l’effet onirique est lié à son caractère nomade et quasi-bohémien, de telle sorte que son identité paraît conflictuelle. Un personnage comme Geneviève ne se trouverait pas dans la littérature réaliste, où les personnages vivent chacun dans leurs contraintes sociales. Il lui manque un statut social : elle n’est ni fille, ni soeur de quelqu’un. Elle fréquente presque n’importe qui. D’ailleurs le narrateur Jean habitait aussi avec elle auparavant 191 . Elle incarne un état anonyme 192 . Elle se trouve par-ci par-là. Elle est un grand vide. À cela s’ajoute que Giraudoux lui donne un pouvoir curieux : ressembler à quelqu’un qu’elle aime. Quand un fiancé la quitte, au lieu de se plaindre du départ imprévu de ce dernier, « elle se content[e] de ressembler quinze jours au disparu.» 193 Après avoir contemplé le narrateur avec un regard perçant, « son visage commence à [lui] ressembler. » 194 C’est comme si elle voulait littéralement s’incarner dans ce quelqu’un. L’instabilité du « moi » de Geneviève est soulignée par l’anomalie de syntaxe également. Dans le passage suivant par exemple, le lecteur ne confond-il pas, en le lisant, Geneviève avec cette « cousine de Monbéliard » ?

‘A ses jours de fierté, seuls jours qu'elle eût, elle nous parlait à toute occasion d'une cousine de Montbéliard qui, elle, était en règle avec tous les prêtres et hôtels de villes, qui était légitime, baptisée, mariée à l'église, et qui enfantait de petits enfants vivants. Mais d'une beauté extrême, surtout les jours oùelle ressemblait à un fiancé non humain, à l'esclave de Vinci, à l'ange de Modigliani, ayant non seulement les trois sillons du ventre, les traits et le buste parfait d'après le compas des Beaux-Arts (que de fois nous l'avons mesurée !) mais pesant, quoique toujours mourante, le poids de la santé absolue sur les bascules du métro. 195

La narrateur décrit cette « cousine de Montbéliard », en employant plusieurs propositions relatives qui commencent par « qui ». Mais lorsqu’il revient sur Geneviève, il n’emploie pas le nom propre mais le pronom personnel « elle ». Le lecteur sait déjà que Geneviève est douée du pouvoir de ressembler à quelqu’un qu’elle aime, par les lignes précédentes, donc il pourrait peut-être deviner ce dont il s’agit. N’empêche cependant que l’effet de dédoublement entre la cousine de Montbéliard et Geneviève se manifeste par le fait de l’emploi anormal de ce « elle » à la place de « Geneviève ».

Giraudoux change drastiquement deux personnage principaux, Siegfried et Geneviève. Les traits oniriques et flottants de ces deux protagonistes sont largement enlevés ; et à la place de cela, la psychologie individuelle est soulignée. Ces deux personnnages se font remarquer nettement par l’intrigue amoureuse, ce qui fait que le public s’identifie à eux comme si c’était un mélodrame. Il est à noter par ailleurs qu’à la différence de Robineau à qui Giraudoux attribue pas mal de répliques apparemment « ridicules », ce jeune premier et cette héroïne parlent à priori sérieusement et coïncident avec la norme du personnage traditionnel du théâtre mimétique. Pour tout dire, ces deux personnages ne sont pas aussi tiraillés entre le « dramatique » et l’« épique » que Robineau l’est.

Notes
179.

R.-M. Albérès, op. cit., p. 53.

180.

« Je sentais l’affection de Kleist vaciller entre les deux femmes, et il s’étonnait que ce fût avec quelque angoisse, ne se doutant pas, tant chacune en était la fille, qu’il hésitait entre deux pays. » Siegfried et le Limousin, pp. 740-741.

181.

Siegfried, p. 18. Il faut constater qu’ici Zelten se met ainsi à l’écart et décrit ce qui se passe au niveau de l’action dramatique. C’est parce que l’auteur laisse au personnage des traits « épiques » dans le sens brechtien. Il fait des « commentaires ».

182.

Siegfried et le Limousin, p. 710.

183.

Ibid., p. 692.

184.

Ibid., pp. 658-659.

185.

Jacques Body, op. cit., pp.225-226.

186.

s iegfried et le Limousin, p. 677.

187.

Ibid., p. 710.

188.

Ibid., p. 711.

189.

Ibid., p. 646.

190.

Florence Delay, « Sur le front du bonheur. Jean Giraudoux » in Séduction Brève, 140. « L’image telle que l’a définie pour un siècle Pierre Reverdy dans sa revue Nord Sud (comme la ligne de métro), cette « pure création de l’esprit » qui rapproche entre elles deux réalités les plus éloignées possible, ne concerne pas seulement la poésie. Voilà pourquoi les tournages en prose de Giraudoux intéressent les cinéastes et pourquoi Proust, dans Contre Sainte Beuve, le tenait pour un de ces écrivains neufs que l’on ne comprend d’abord pas « parce qu’ils unissent les choses par des rapports nouveaux ».

191.

Siegfried et le Limousin, p. 647. « Moi-même, j’avais habité avec elle près de Rouen-Saint-Morin, chez Renaud, à l’enseigne Au bon vin pas d’enseigne, où elle travaillait seule à sa sculpture [...] »

192.

Ce qui rappelle beaucoup une réplique de Geneviève adressée à Siegfried dans la version scénique : « Tous les êtres, je les trouve condamnés à un si terrible anonymat. Leurs nom, prénom, surnom, aussi bien que leurs grades et titres, ce sont des étiquettes si factices, si passagères, et qui les révèlent si peu, même à eux-mêmes ! » Siegfried, p. 29.

193.

Siegfried et le Limousin, p. 646.

194.

Ibid., p. 650.

195.

Ibid., pp. 646-647. C’est nous qui soulignons.