1. Au carrefour imaginaire de deux boulevards parisiens

C’est Zelten qui, dans Siegfried, prend en charge plus d’éléments provenant de l’attachement au détail chez Giraudoux. Il est vrai, certes, que l’auteur souligne le côté agressif, voire malfaisant du personnage dans la version théâtrale. C’est qu’il faut que Zelten se présente comme opposant pour créer le nœud dramatique. Pourtant, à part cela, Giraudoux transpose dans la pièce cette incarnation de l’ancienne Allemagne adorée par l’auteur lui-même, sans changer énormément de détails. L’image de cette ancienne Allemagne est analogue à l’univers cosmique que Giraudoux réalise dans son œuvre romanesque, pleine d’objets, d’animaux, de végétaux, ou de petits gens. C’est pourquoi, le reproche lancé par Eva envers Zelten à la fin de la scène 1 de l’acte I peut se comprendre autrement que par la simple énumération toute gratuite des défauts de cet Allemand. Elle dit : « il est le grand homme des cafés, des coulisses, des piscines » 209 . Ces trois lieux sont sans doute employés par le personnage comme repaires pour les conspirateurs qui menacent l’unification de la nouvelle Allemagne fondée sur la philosophie politique de Siegfried ; le spectateur de Siegfried a raison de comprendre de cette manière la réplique d’Eva. Mais regardons la phrase mot-à-mot, et nous remarquerons que les trois lieux sont mis au pluriel accompagnés de l’article défini, tels que les cafés, les coulisses, les piscines... Zelten apparaît et disparaît comme par enchantement. Nous apercevons alors une autre facette du personnage que celle du redoutable l’adversaire de Siegfried : ce « grand homme » est tellement connu dans tous les petits espaces communs et banals qu’il bouge sans arrêt, par-ci par-là ; c’est comme s’il était aussi spatio-temporellement omniprésent au niveau de la vie quotidienne du petit peuple allemand que l’est la conscience narratrive de Siegfried et le Limousin. Effectivement, dans le roman, le narrateur Jean fait « le tour des cafés » qu’il fréquentait lors de son ancien séjour à Munich avant la guerre de 1914 et pour lui, les cafés sont des « institutions qui ont coutume de donner au voyageur, plus que les Pyramides, le sentiment de l’immuable. » 210

À ce propos, à la fin de la scène de confrontation avec Siegfried dans la version scénique, on mène Zelten « au train qui le débarquera dans son vrai royaume ». Pourtant ce royaume est imaginaire car il se trouve dans un lieu qui n’existe pas réellement : « au carrefour du boulevard Montmartre et du boulevard Montparnasse » 211 . L’effet dramatique de cette réplique de Siegfried auprès du public parisien est d’autant plus capital que, comme le ressent Geveniève sans doute en même temps que le spectateur le ressent dans son cœur, ces deux boulevards parisiens ne se croisent jamais. Alors, ce révolutionnaire amateur des arts, où est-il parti en vérité? Dans Siegfried et le Limousin, ce lieu mystérieux est remplacé par le souterrain non moins imaginaire, qui « débouche par la gueule du métro Vavin au milieu de La Rotonde » 212 à Paris, le café où le narrateur Jean fait sa connaissance. Le point de départ de ce souterrain est Munich, lieu où habite Siegfried, qui est remplacé par Gotha dans la pièce. On ne tue pas Zelten, parce que Siegfried n’en a pas l’intention. Ce qui est sûr c’est que, premièrement, il ne revient jamais sur le plateau pour réapparaître devant le public ou devant Siegfried et que, deuxièmement, il est allé sans doute en France. Il ne restera pas en Allemagne. Il est paradoxal de formuler qu’il est allé « nulle part » en France, mais cette formule est sans doute la plus juste. Cela voudrait dire que Zelten existe quelque part en France où pourtant personne ne peut le trouver. Finalement, où est cet endroit équivoque ?

Avant de répondre à cette question, rappelons l’image de la France représentée dans la pièce. La première vient sous forme de personnages : il s’agit de Robineau et de Geneviève, les deux seuls Français, en dehors de Fontgeloy, descendant de Huguenots. Robineau est un philologue qui est venu en Allemagne avant la guerre avec ses onze collègues. Il est « cité dans toutes les histoires allemandes du moyen âge » avec eux. D’autre part, il est professeur de langue française ayant des élèves étrangers. Il croit au pouvoir émancipateur des imparfaits du subjonctif en français qui peuvent franchir le mur d’incompréhension entre les gens. Quant à Geneviève, c’est une fille française qui ne s’intéresse à rien au monde, après la disparition de son fiancé, Forestier. Elle a le chien de son amant disparu et le promène en ville. C’est le seul animal domestique qui attend le retour de Forestier avec les autres petits objets mineurs comme la lampe, les arbres, les costumes démodés de cet ancien soldat français. Ce caniche est « un pauvre chien sans origine, sans race », mais aux yeux de Geneviève, le « seul qualifié pour personnifier la France» 213 . Par ailleurs, Siegfried aussi, garde un tout petit morceau de la France ; il s’agit du mot « ravissant » 214 , le seul mot français qui n’a pas quitté le cerveau de l’amnésique.

Est-ce qu’il y a un point commun entre la philologie, un petit caniche anonyme, une lampe, les costumes démodés ou l’adjectif français ? Citons le mot de Geneviève car il est tout à fait éloquent à cet égard :

‘Tous les êtres, je les trouve condamnés à un si terrible anonymat. Leurs nom, prénom, surnom, aussi bien que leurs grades ou titres, ce sont des étiquettes si factices, si passagères, et qui les révèlent si peu, même à eux-mêmes ! 215

Le point commun : l’anonymat. Nommé ou non, aucun être ne s’épargne de tomber dans l’état d’oubli. Le caniche de Forestier, les douze chercheurs fiers d’eux-mêmes au moment de la venue en Allemagne, la lampe utilisée quand son propriétaire était là sont tous « condamnés » à être séparés, tôt ou tard, du sujet qui leur donne un nom propre, un sens spécifique, en bref, leur particularité spécifique.

La lecture attentive du texte de Siegfried nous fournit une occasion précieuse : la rencontre avec les oublis. Ils sont dispersés dans le texte. Pourtant, ils sont liés par le langage commun : le « silence ». Ces inconnus sont sans doute dépourvus de langage au sens stricte du terme. Par exemple, un chien ne peut pas être un personnage dramatique, parce qu’il est censé ne pas parler, à moins que l’aboiement ne soit admis comme une sorte de réplique. À la limite, c’est dans le cadre de la féerie qu’il aurait pu parler comme les autres, mais c’est en dehors des normes de la dramaturgie traditionnelle. Il en est de même pour les autres choses : le travail des chercheurs gravé sur des papiers ne parle pas tout seul ; les philologues travaillent avec des documents conservés, mais ces documents sont oubliés jusqu’au jour où quelqu’un vient les chercher. Quant à l’adjectif « ravissant », il ne se tient pas tout seul : il donne du sens seulement quand il qualifie un nom grammaticalement. Ce mot n’est qu’un morceau langagier dépourvu de sens et ne parle pas. L’anonymat est ainsi silencieux et n’est pas fait pour parler le langage dramatique.

C’est dans ce contexte qu’il nous semble intéressant de faire remarquer que Geneviève répète le mot « silence » dans l’acte I :

‘Mes malheurs jusqu’ici me sont du moins arrivés en silence. Je n’ai pas de parents. C’est seulement par le silence de toute mon enfance, à force de silence, par des télégrammes, ininterrompus de silence, que j’ai appris mon état d’orpheline... J’ai aimé Jacques Forestier ? Dès le début de la guerre, il disparaît. Jamais depuis sept ans, je n’ai reçu un mot de lui, une indication de sa mort. 216

Ici, le mot « silence » n’est plus silencieux à force de répétition. Il paraît parler. Mais de quoi ? Rappelons que, normalement, les enfants apprennent la langue par leurs parents. Pourtant Geneviève n’a pas de parents. Donc c’est seulement par un autre moyen que la langage oral, c’est-à-dire par le silence, qu’elle apprend sa solitude. D’ailleurs, la répétition nous rend attentif au mot relevé dans d’autres scènes aussi. Geneviève dit que c’est quand l’Allemagne ne parle pas, que c’est « par les tâches de la lune » ou bien par le « torrent gelé jusqu’au sol », qu’elle a l’impression de comprendre l’âge, la force, le langage du pays. Notons également que la première question de Siegfried posée à son professeur de français soi-disant québécois – c’est-à-dire Geneviève – est justement sur le silence : « Et le silence, Mademoiselle, comment dites-vous au Canada ? » 217 Dans la scène de confrontation entre les deux amoureuses du héros placée juste après la révélation de l’identité de Siegfried, Geneviève dit à Eva, au lieu de continuer la controverse : « Moi, je me tais. » « Chacun se sert de son langage. » 218

Pourquoi Geneviève s’acharne-elle tellement à rester silencieuse ? C’est que Jacques Forestier aussi, est devenu un des êtres condamnés à l’anonymat après avoir perdu sa mémoire pendant la guerre. Le corps étiqueté « Forestier » est perdu et s’appelle Siegfried, ce qui fait disparaître Forestier pour toujours. Le silence est le seul langage autorisé à cet être disparu, de la même manière que son caniche reste silencieux, et cependant croit fidèlement honnêtement au retour de son maître. Ce que Siegfried avoue, après qu’il a su sa vraie nationalité, nous semble sonner juste :

‘Si mon oreille est soudain curieuse d’apprendre quel est le bruit des trains sous les ponts, le cri des enfants, le silence nocturne de mon ancien pays ? 219

Siegfried aspire ainsi à écouter le langage de Forestier. L’homme politique allemand comprend que le silence est le seul moyen de communiquer avec son passé et que ce moyen n’est pas muet mais éloquent dans une certaine mesure. La réplique résolue de Geneviève « moi, je me tais » se comprend donc dans le sens où cette femme orpheline est en vérité loin de se taire mais parle beaucoup avec Forestier à un autre degré, pendant que Siegfried est physiquement là, avec « leur » langage commun, le silence. D’ailleurs, il est impossible que Geneviève parle à la siegfriedienne. Le langage de Siegfried est composé de mots qui commencent tous par une majuscule : « Constitution, Libéralisme, Vote plural, peut-être Volupté » 220 , tandis que le langage de ceux qui habitent dans l’univers cosmique de Giraudoux commence sans doute par une minuscule tout le temps, d’autant qu’ils ne sont jamais aussi « mythiques » et aussi grands que ce personnage portant le même nom que le héros wagnérien.

Voilà pourquoi, les petites choses mineures, auxquelles l’auteur n’attribue aucune réplique dans le sens strict du terme,parlent différemment. Nous nous apercevons maintenant que le texte de Siegfried peut se lire à deux niveaux distincts : d’un côté, les personnages dramatiques parlent par le moyen de leurs répliques textuelles afin que le spectateur les entende dans la salle ; de l’autre côté, une sorte de symphonie sourde est jouée simultanément ; les répliques « silencieuses » sont attribuées à d’innombrables existences oubliées, incapables d’apparaître sur la scène étant donné qu’elles n’ont pas de corps « dramatiques ». La représentation de cette symphonie sourde se produit, a priori, à l’insu du public. Mais quelquefois, des composants de cet orchestre font une modeste irruption et se font entendre. Par exemple, Eva dit « c’est ridicule » à Geneviève qui évoque le chien ; Geneviève dit que « c’est bien impossible » à Siegfried qui lui rappelle que Zelten est parti au carrefour parisien qui n’existe pas ; Geneviève dit « ne plaisante pas » à Robineau qui parle de l’effet des imparfaits du subjonctif. Elle dit à Siegfried « je ris » quand celui-ci s’acharne à lui avouer qu’il y a un seul mot français dans sa tête, « ravissant ». Goethe employait souvent cet adjectif en dépit des reproches de ses contemporains qui « regrettent ces trous banals dans son œuvre ». Mais il faut penser à la vraie nature de tout ce « ridicule » : cela est une petite partie de l’univers cosmique infini de Giraudoux, qui s’efface devant l’univocité du drame psychologique de la pièce. De fait, on doutait qu’il n’y eût un seul spectateur qui s’en aperçoive au moment de la création de la pièce. En effet, un critique reproche la comparaison entre le petit chien et la France 221 en prenant le passage ridiculement au sérieux.

Zelten n’est pas gratuitement expatrié. Certes, il est résolu à quitter son pays, si nous lisons le texte pour ne pas perdre le fil conducteur de la fable : il défie son ennemi politique et essuie une défaite définitive. Pourtant, si nous comprenons la pièce comme une sorte de symphonie silencieuse jouée par d’innombrables voix, le départ de Zelten ne se révèle plus comme la défaite d’un politicien. Nous les lecteurs sommes témoins du retour d’un envoyé de l’univers silencieux dans son « royaume », en voyant le personnage disparaître du premier plan de l’intrigue pour partir vers un lieu introuvable.

Notes
209.

Siegfried., p. 5.

210.

Siegfried et le Limousin, p. 664.

211.

Siegfried, p. 50.

212.

Siegfried et le Limousin., p. 763.

213.

Siegfried, p. 58.

214.

Ibid., p. 42.

215.

Ibid.., p. 29.

216.

Ibid., pp. 12-13. C’est nous qui soulignons.

217.

Ibid., p. 21.

218.

Ibid., p. 55.

219.

Ibid., p. 66.

220.

Ibid., p. 6. « Zelten : La dernière fois que je t’ai vue, Éva, il y a six ans, tu enseignais à ce bébé adulte, à l’institut de rééducation, les mots les plus simples : chien, chat, café au lait. Aujourd’hui, c’est de lui que tu apprends à prononcer les mots ravissants de Constitution, Libéralisme, Vote plural, peut-être Volupté. Non ? »

221.

Voir : notice I de la page 57 dans l’édition de la Pléiade. « Que la France soit représentée par un chien, René Doumic ne le pardonnera pas, oubliant que ce chien qui attend son maître, symbole de fidélité, c’est le chien d’Ulysse, le chien de Tristan. »