2. Le jeu de l’alternance entre le dramatique terrestre et l’épique cosmique

Il nous importe maintenant, en guise de synthèse sur ces réflexions au sujet de la métamorphose de l’écriture de Giraudoux lors de l’adaptation théâtrale du roman, de situer Siegfried dans le contexte d’évolution dramaturgique du théâtre de Giraudoux.

La genèse de la pièce est une grande série d’innombrables aller-et-retour de l’auteur qui oscille entre deux pôles : « dramatique » et « épique ». Pourtant, quelques passages sont transposés sans que l’auteur ne change la globalité du texte. Le parfait exemple en est la scène de confrontation entre Siegfried et Zelten où ce dernier met le secret du premier à découvert : Siegfried n’est pas allemand. Dans le roman, la scène de confrontation définitive entre Zelten et Siegfried est curieusement riche en discours directs par rapport aux autres scènes. Les dialogues sont abondants, ce qui accélère l’allure de la scène. Là l’antagonisme entre les deux camps est mis en avant. La situation est exceptionnellement tendue et dramatique, d’autant que la plus grande partie de Siegfried et le Limousin est tellement polyphonique que le rapport entre le « moi » narratif et chaque personnage est de temps en temps brouillé. Le lecteur se demande dans ce cas-là : « qui parle maintenant ? le narrateur ou bien un autre ? » Cette question récurrente est une caractéristique de ce roman, comme de beaucoup d’autres œuvres romanesques de Giraudoux. La difficulté majeure de l’adaptation de ce roman est là, puisque l’équivoque du « moi » ne va pas de pair avec la notion traditionnelle de personnage dramatique ; l’auteur ne doit pas laisser les répliques impersonnelles...Toutefois, le lecteur ne risque pas de perdre le fil conducteur dans ce passage de révélation, puisque chaque propos est clairement attribué aux personnages.

Pourquoi beaucoup de lignes de cette scène sont-elles gardées dans la version scénique aussi ? Est-ce que c’est parce que le passage a déjà une forme dialoguée ? Nous en doutons fort. C’est qu’une autre scène aussi dialoguée que celle-là est entièrement supprimée. Il s’agit de la conversation imaginaire entre « un limousin » et son ami. Imaginaire, parce que le passage concerné est le texte d’une des versions françaises que le narrateur Jean envoie à Siegfried régulièrement dans le cadre du cours de français. Dans ce texte intitulé « La mémoire. Un limousin rappelle à son ami, qui a tout oublié, leurs souvenirs d’enfance. Plantes. Insectes. Petits animaux », Forestier harcèle un certain « je » qui est « limousin » de questions, et ce dernier lui répond bien soigneusement. Dans la version scénique, Giraudoux rejette l’idée entière de parler du passé de Siegfried-Forestier sous forme de correspondance. Du reste, pourquoi est-ce Zelten et non pas les autres qui parle le premier de la « vérité » à Siegfried dans la version romanesque comme dans la version scénique ? Certes, les autres personnages que Zelten ont un motif pour garder le secret. Eva veut garder le silence pour garder celui qu’elle aime dans l’Allemagne moderne car il est nécessaire à la modernisation du pays. Robineau a peur de tuer un « somnambule » en criant « Forestier ». Le cas de Geneviève est une exception : elle rêve de retrouver son fiancé et veut par conséquent que Siegfried sache sa véritable identité. Mais elle ne lui dit la vérité qu’après que Zelten a dévoilé le secret. Le point commun entre ces trois personnages qui n’osent pas le révéler réside dans le fait qu’ils ne sont pas politiquement dans le camp opposé au héros. Zelten est le seul personnage principal qui s’y oppose nettement. Pourquoi faut-il que celui qui révèle le secret soit l’adversaire dans les deux versions de Siegfried ?

Pour avancer le débat, réfléchissons d’abord à ce que ces deux hommes antagonistes représentent dans la pièce. Parlons d’abord de Siegfried. Il est évident qu’il est le symbole de l’Allemagne moderne. Mais ce qui est plus intéressant à faire remarquer est que Siegfried faisant face à son destin est admirablement moulé sur la norme du héros « dramatique » dans le sens szondien. D’après le théoricien allemand, « tous les thèmes de l’art dramatique » s’expriment à l’intérieur de la sphère « intersubjective » 222  et dialogique. Par ailleurs, toujours selon son livre, « le temps où [le drame] se déroule est toujours le présent » 223 . Rappelons que, tant que Siegfried ne se soucie pas de son passé personnel perdu, le drame ne se produit pas. Il vit comme un héros légendaire, symbole de l’Allemagne unifiée, ne vit jamais « à l’intérieur de la sphère intersubjective ». C’est pourquoi il a besoin que Geneviève devienne son professeur de français ; le cours de langue est un des rares moyens par lesquels il lui est permis de se retrouver dans une pseudo-situation interhumaine. Sinon la Française n’aurait pas pu s’adresser à son fiancé qui ne se souvient plus d’elle et qui, par conséquent, n’a pas de nécessité de la voir régulièrement. Pourtant, une fois que le secret est dévoilé, le héros est contraint de se tourmenter au sujet de la perte de son passé et cela le force à parler comme les autres, non plus comme un symbole, en proie à l’intersubjectivité. Il a besoin de provoquer le dialogue en posant des questions dans toutes les situations, alors qu’auparavant, il ne dialogue que dans le cadre d’un jeu – cours de français – ou bien dans le cadre de discours politiques qui ne contiennent pas de subjectivité personnelle. Ainsi, Siegfried, sachant qu’il n’est pas allemand, est-il obligé malgré son amnésie incurable d’être « dramatique », parce que d’abord, dépourvu du passé, il ne peut vivre qu’au présent et qu’ensuite, il en est réduit à dialoguer à titre privé non plus à titre politique. L’invention géniale de Giraudoux est de mettre en valeur l’état amnésique du héros comme moteur « dramatique » : identité révélée, retrouvailles avec son ancienne fiancée, amitié brisée avec son amante allemande, toutes ces circonstances incontournables forcent le héros à avancer vers un avenir aléatoire. Si le temps présent et le dialogue sont des éléments inhérents au « drame absolu », ils le sont aussi bien pour ce personnage. Une curieuse analogie entre la définition szondienne du « drame » et ce personnage de Giraudoux.

Quant à Zelten, nous nous rendons compte de l’importance de son rôle. C’est lui qui rend le héros ainsi « dramatique » en dévoilant le secret publiquement. Nous avons examiné dans le dernier sous-chapitre l’analogie entre l’ancienne Allemagne et le personnage. De même que le pays est un grand creuset de musiques, de littératures et de philosophies, enfin de diverses cultures différentes, Zelten fréquente beaucoup de gens de différentes classes sociales ainsi que beaucoup de lieux tantôt louches, tantôt aristocratiques. Enfin, il est la métaphore de ce qui n’est pas unique, ni absolu. Somme toute, la rivalité entre Siegfried et Zelten ne symbolise pas seulement la confrontation de deux Allemagnes, l’ancienne et la moderne, mais aussi la confrontation entre l’absolu et l’imparfait, l’univoque et l’équivoque, la singularité et la pluralité, l’unification et la diversification, et finalement, le « dramatique » et l’ « épique ».

Entre la rivalité de deux hommes politiques opposés et la confrontation entre le « dramatique » et l’« épique », il se trouve donc un curieux parallélisme. Il est intéressant de faire remarquer entre parenthèse que Giraudoux fait prononcer à Zelten beaucoup de commentaires. Comme le résume Hélène Kuntz, par ce procédé épique qui « s’oppose à l’action, qui fonde, depuis Aristote, la définition de la forme dramatique », on fait « apparaître l’exemplarité des actions afin de les inscrire dans un ordre intelligible » 224 . En effet, Zelten paraît se mettre à l’écart assez souvent de l’intrigue principale, comme s’il ne s’engageait pas dans l’action dramatique. Ses commentaires portent sur la manifestation de traits ostensiblement « dramatiques ». Par exemple, à Robineau qui va appeler Geneviève, Zelten dit en s’apercevant de l’arrivée de cette dernière sur la scène, « Ne l’appelle pas, la voilà. Le personnel du destin obéit sans sonnettes » 225 . Dans ce cas-là, la jeune fille française est comparée à une héroïne de la tragédie classique mise sous le joug de la « machine infernale » du destin. Il décrit ailleurs le geste et le ton « tragique » de Geneviève qui croit avoir de mauvaises nouvelles sur son fiancé disparu :

‘Je suis toujours sous le charme chaque fois que je vois une créature humaine arriver dans un événement grave avec la voix et les gestes qu’il faut. 226

Zelten lance une espèce de moquerie sur les objets et les personnages dont l’apparence est plus ou moins « dramatisée », parmi lesquels cette attitude pathétique de l’héroïne. Par ailleurs, Zelten raconte ce qui se passe devant lui comme s’il était le narrateur d’un récit et qu’il ne participait pas à l’action qui se déroule au même moment sur la scène. C’est ce qui correspond justement à la deuxième fonction du commentaire relevée par H. Kuntz, « guider l’interprétation du spectateur » 227 . L’exemple spécifique de cette fonction est l’adresse du coryphée au public à la fin d’Œdipe Roi, « Habitants de Thèbes ma patrie, voyez... » ; Zelten ne s’adresse certes pas à la salle aussi crûment que le coryphée du théâtre grec, pourtant, au moment de la révélation du secret sur l’identité du héros, le rebelle rappelle au public l’histoire d’Œdipe pour faire pressentir le destin aussi irrémédiable de Siegfried :

‘Lorsque Œdipe eut à apprendre qu’il avait pour femme sa mère et qu’il avait tué son père, il tint à rassembler aussi autour de lui tout ce que sa capitale comptait d’officiers supérieurs. 228

Sans adresser la parole nommément aux spectateurs, Zelten réussit à agir sur leur mémoire collective et à les faire « dialoguer » ainsi en silence avec lui.

En fermant cette longue parenthèse, nous comprenons comment la présence de ce personnage a pour effet de rompre avec le drame de la pièce et comment elle est proche du « sujet épique », la figure théorique définitivement développée par Brecht, qui se trouve, sous l’apparence du personnage, dans un autre registre que l’action dramatique. Parmi les trois fonctions du commentaire dont H. Kuntz parle, Zelten semble en exercer deux 229 , même si ce n’est que partiellement. Partiellement, parce qu’il ne reste pas constamment en dehors de l’action principale. C’est seulement quand le débat devient assez fort pour constituer le nœud de la pièce que des propos distanciés sont fréquemment prononcés par lui. La distanciation n’est donc pas complète chez Zelten, car les commentaires et les dialogues se mélangent et ceux-ci semblent l’emporter sur ceux-là : dès la fin de la scène du coup du théâtre, Zelten est exclu de l’intrigue principale et ne revient jamais sur le plateau. Il n’en reste pas moins que le drame et la manifestation épique sont en confrontation de même que Siegfried et Zelten s’opposent l’un à l’autre.

Réflexions faites, la rivalité entre Siegfried et Zeltenne peut-elle pas se comprendre comme une sorte de variation du combat mené par Giraudoux sur le plan de la transposition théâtrale de son propre roman ? La formule que Szondi emploie au sujet de Six personnages en quête d’auteur, « le drame est plutôt mis en question, par la recherche de l’auteur, comme tentative d’une réalisation » 230 est aussi valable pour la première pièce de Giraudoux. En dépit de l’apparence de « pièce bien faite », le défi de l’écriture cosmique de Giraudoux composée d’innombrables détails mineurs, lancé contre l’autorité stricte de la composition dramatique est déjà commencé en 1928, à l’insu de la plupart des spectateurs contents de voir la naissance de l’auteur « dramatique ». La lecture possible de la première pièce de Giraudoux comme « une auto-description de l’histoire de » 231  l’adaptation théâtrale de Siegfried et le Limousin paraît nous donner une idée clef expliquant pourquoi l’essentiel de la scène entre Siegfried et Zelten est gardée dans la version scénique. Il faut que ce soit Zelten - non pas Geneviève ni Robineau -, incarnation de l’ancienne Allemagne, de l’esthétique du détail de l’écriture giralducienne, et donc de l’univers cosmique de Siegfried et le Limousin, qui affronte Siegfried, incarnation de la modernité allemande ainsi que du drame absolu, afin que soient laissées dans le texte de Siegfried autant de traces possibles de la « résistance » de l’écriture divagante de Giraudoux menée contre la stricte autorité des règles du genre.

R.-M. Albérès cite l’éloge prononcé par Paul Reboux lors de la création de Siegfried : « Voici que ce Giraudoux subtil et disert vient de se révéler un homme de théâtre ! Sa pièce est puissante, lumineuse, soutenue par un des dialogues les plus riches que je connaisse. Aucune surabondance de nuances, aucun raffinement excessif, rien de contourné. Cela va droit, nettement, franchement. Ah ! la belle œuvre, la grande œuvre ! » 232 Mais paradoxalement, l’épicisation de l’écriture dramatique est déjà commencée, aussi modestement qu’audacieusement, dès la création de cette pièce estimée « bien faite » 233 , « nette » et « franche ».

Notes
222.

Peter Szondi, Théorie du drame moderne, p. 13.

223.

Ibid., p. 16.

224.

Hélène Kuntz, op. cit., p. 47.

225.

Siegfried, p. 17.

226.

Ibid., p. 18.

227.

Hélène Kuntz, rubrique « commentaire », op. cit., p. 48.

228.

Siegfried, p. 47.

229.

La troisième forme de commentaire présente dans le théâtre contemporain indiquée par H. Kuntz est le commentaire du monde. On « commente à la fois les actions tragiques et les affaires de la cité ».

230.

Peter Szondi, op. cit., p. 113.

231.

L’expression est de Szondi sur Six personnages ; « [...] le drame est plutôt mis en question, par la recherche de l’auteur, comme tentative d’une réalisation. C’est cela qui explique la place particulière de l’œuvre dans l’art dramatique moderne, et en fait comme une auto-description de l’histoire du drame. » Peter Szondi, op. cit., p. 113.

232.

Le propos est de Paul Reboux dans l’article de Paris-Soir cité par R.-M. Albérès. op. cit., p. 9.

233.

Il est à noter à ce propos que lors de la reprise de Siegfried en 1931, c’est Jouvet qui occupe le rôle de Zelten. Giraudoux attribuerait à des rôles joués par son metteur en scène lui-même beaucoup de « commentaires ». C’est le cas du mendiant d’Electre, ou du chiffonnier de La Folle de Chaillot.