DEUXIÈME PARTIE : PROGRESSION DE LA DRAMATURGIE NARRATIVE

Préambule

En rédigeant Siegfried, Giraudoux pensait-il qu’il écrirait une seconde pièce ? Nous ignorons la réponse à cette question. Le but primordial de la création de la pièce 234 est d’intéresser les Français à l’Allemagne. Avec le succès de Siegfried, il atteint son but. Mais Giraudoux se met à écrire sa deuxième pièce d’inspiration mythologique, Amphitryon 38. Dans l’interview du Figaro du 6 juin 1929, il se montre résolu à « continuer pour le théâtre ». Il avoue qu’il voudrait continuer parce qu’il a adoré le moment qu’il partageait avec les acteurs.

‘La troisième raison ? Je suis un peu de mauvaise foi en la citant, car elle ne date que d’hier : l’agrément de la collaboration avec les acteurs. Il n’y a plus guère au monde que cette caste qui soit généreuse par métier et qui le reste par nature. Alors que nous sommes habitués à voir actuellement tous les êtres occupés à spécialiser leur individualité ; alors que chacun de nous a sa Colère, sa Bonté, son Intelligence, comme on avait autrefois son peigne, sa serviette, son système pour faire l’eau de Seltz, il est agréable de trouver des coeurs et des corps qui s’allongent obligeamment sur ce lit de Procuste qui est un rôle, et se laissent avec un sourire couper ou allonger. Je connais peu d’opérations aussi attirante que celle du divin habillage qu’est une répétition. 235

Il compare le travail de l’acteur au supplice que le personnage mythologique inflige à ses otages. D’après Giraudoux, les acteurs de la troupe de Jouvet sont attachés à leur rôle qu’ils doivent tenir exactement. S’ils sont trop grands pour ce rôle, on coupe leurs membres qui dépassent ; s'ils sont trop petits, on les étire jusqu'à ce qu’ils atteignent la taille requise. Il compare ainsi son texte au symbole du conformisme et de l’uniformisation, comme s’il était conscient de renfermer dans un rôle de forme classique le corps des acteurs. Mais, est-ce seulement l’acteur qui est renfermé dans l’espace étroit qu’est le personnage dramatique ? C’est que, pour « couper ou allonger » le corps de l’acteur sur le « lit de Procuste qui est un rôle », il faut que ce lit soit bien solide. Si le lit ne l’est pas suffisamment, on ne saurait même y faire allonger le corps de l’acteur. Pourtant, le personnage romanesque de Giraudoux ressemble à une ombre plutôt qu’à un corps. Il ne faut pas transposer ces ombres en tant que telles sur le plateau.

Giraudoux fait appel à des cadres solides afin de bien composer ses pièces. D’abord, de même que le rôle peut être un cadre pour l’acteur qui le joue, l’acteur lui-même l’est pour Giraudoux. Il avoue que le travail pour une troupe à l’exemple de Molière et de Shakespeare lui plait bien :

‘Si on me disait : « Faites une pièce en sept actes et onze tableaux, avec tant de personnages de tel âge, tel sujet... », cela me plaît tout à fait. Les limites qu’on se pose à soi-même sont souvent factices ; celles que d’autres nous donnent constituent pour nous des obligations, nous forcent à aller juste ou il faut, deviennent un cadre solide. 236

Les contraintes matérielles scéniques y compris la corporalité des acteurs obligent Giraudoux à rompre avec la nature flottante de ses personnages romanesques. C’est qu’il est résolu à rédiger une pièce tout en sachant que son personnage sera incarné par une présence physique, concrète et vraie qu’est l’acteur.

Pour tracer une ligne de démarcation entre le personnage romanesque et le personnage dramatique, il utilise un autre moyen non moins efficace : se lancer dans « l’écriture au second degré ». Toutes les pièces écrites avant la création de L’Impromptu de Paris dans laquelle il déploie avec fermeté son éloquence dans le débat sur son théâtre ont un hypotexte. L’intérêt de la réécriture d’histoires mythologiques consiste à la préexistence de personnages faits et de l’action dramatique. Sans que l’auteur ne se soucie de l’agencement de scènes ou de détails psychologiques, les personnages connus tels qu’Amphitryon, Alcmène, Judith, Hélène, Hector se présentent comme tels.

La romanisation de l’écriture dramatique de Giraudoux se produit à la suite de la confrontation entre deux mouvements antinomiques : les contraintes que l’auteur s’impose volontairement pour faciliter la rédaction de pièces dramatiques et la disposition intrinsèque de son écriture à prendre en charge la mémoire du monde. Le premier s’oriente vers l’univocité : l’acteur a un seul corps ; le personnage mythologique est une présence unique ; l’espace scénique n’est pas un lieu unique... En revanche, le deuxième représente la pluralité : les morts, les oubliés, les disparus, les végétaux... Tous ces petits microcosmes ignorent la règle spatio-temporelle. Quand ces deux éléments contradictoires se mettent à interagir, le texte dramatique de Giraudoux est prêt à bousculer le carcan de la composition théâtrale. L’apparente « routine » 237 sera rongée et minée en fonction de cette interaction, comme si le monument apparemment bien construit se transformait, avec le temps, en un assemblage de petits grains, sans que l’apparence du monument ne s’abîme irrémédiablement.

Par ailleurs, lorsque la romanisation s’opère dans l’écriture dramatique, parallèlement, la collaboration artistique entre l’auteur et le metteur en scène progresse à grands pas. Cet auteur qui adore le « divin habillage qu’est une répétition » y assiste très souvent. Ce qui le permet à observer la répétition non seulement en tant qu’auteur, mais aussi avec le regard d’un metteur en scène 238 . Les possibilités du théâtre révélées en présence de l’auteur invite celui-ci à incorporer la matérialité scénique dans son écriture dramatique qui subit depuis 1929 des effets de l’interaction entre les contraintes provenant soit de l’hypotexte, soit de la troupe de Jouvet, et la liberté digressive qui est inhérente à l’écriture de Giraudoux.

Est-ce que ces deux évolutions, l’une s’appelant la romanisation, l’autre s’appelant la re-théâtralisation ou la sur-théâtralisation, ne se croisent-elles pas ? Ou bien, ne convergent-elles pas un jour ou l’autre pour que la dramaturgie de Giraudoux parvienne à atteindre une dimension originale ?

Notes
234.

Nous avons déjà évoqué les deux premières raisons. Voir : le préambule de la première partie de ce travail, p. 15.

235.

Jean Giraudoux, « Un passage », in Or dans la nuit, pp. 95-96.

236.

Interview du 7 novembre 1936, in « Enquêtes et interview II », Cahiers Jean Giraudoux 19, Paris, Grasset, 1990, p. 200. Catherine Nier souligne déjà la préférence de cette contrainte chez Giraudoux. Voir : « Écriture "au second degré" et conception du théâtre », in Jean Giraudoux et l'écriture palimpseste, actes du colloque de la Société internationale des études giralduciennes réunis par Lise Gauvin, Montréal, 26-29 septembre 1995, Montréal (Québec) : Département des études françaises de l'Université de Montréal, 1997, p. 217-226.

237.

Jean Pierre Sarrazac, La Parabole ou l’enfance du théâtre, p. 32. « Routine signifie ici conformité à une pseudo-tradition qui ne cesse, au fil de l’histoire du théâtre, de récupérer les formes autrefois nouvelles ou dominantes, mais qui se sont usées, voire évidées d’elles-mêmes, pour les recycler ».

238.

Pendant qu’on répète Ondine, Giraudoux remplace Jouvet temporairement quand celui-ci doit jouer son rôle. Voir : p. 363.