Chapitre I « Vérité » au pluriel : romanisation en progrès

Guy Teissier 239 montre l’équivoque de la notion de « vérité » dans Électre. Le terme se conjugue avec un autre terme censé être son contraire, « divagation ». D’un côté, Clytemnestre reproche à sa fille qui proclame détenir la « vérité » : « Aussi tu divagues » 240 . La vérité est donc à double face : la véracité pour l’un, le mensonge pour l’autre. De l’autre côté, la vérité et la divagation, qui sont considérées comme des notions opposées, se trouvent curieusement harmonisées dans une réplique pleine d’absurdité prononcée par le Jardinier :

‘Mais assis comme moi dans ce jardin où tout divague un peu la nuit, où la lune s’occupe au cadran solaire, où la chouette aveuglée, au lieu de boire au ruisseau, boit à l’allée de ciment, vous auriez compris ce que j’ai compris, à savoir : la vérité 241 .’

La vérité chez Giraudoux n’est pas singulière mais plurielle. Autant de personne, autant de vérités.

Or, la vérité au pluriel est susceptible de transformer puissamment l’écriture dramatique. Par exemple, si plusieurs identités « véritables » coexistent dans un seul personnage, la forme dramatique dialoguée est en danger. La cohérence qui lie un bloc de répliques et un autre est perdue si l’identité d’un personnage change de l’une à l’autre. Il en est de même pour la pluralité des objets dans le dialogue. Si l’on parle de plusieurs choses en même temps, l’efficacité du dialogue n’est plus assurée. Le dialogue se dégrade en digression. Quant à la pluralité, elle ne pose pas moins de problèmes : si plusieurs temps coexistent dans le même moment, alors certains personnages vivent au présent à côté d’autres qui sont au passé ou au futur, que ces deux groupes de différentes temporalités ne peuvent pas parvenir à trouver un point d’accord.

Ces différentes formes de pluralité sont en effet fréquentes dans le théâtre de Giraudoux. Dans ce chapitre, nous tenterons une étude plus approfondie de l’émergence textuelle de ce que nous appelons la dramaturgie narrative. Comment le polymorphisme de l’écriture est-il mis en valeur dans une pièce de théâtre ? Est-ce que le « drame absolu » est révoqué dans le théâtre de Giraudoux, à la suite de l’apparition inéluctable d’éléments épiques ? Dans les trois sous-chapitres qui suivent, nous parlerons d’abord de la dislocation du dialogue dans le théâtre de Giraudoux après le succès de Siegfried. Ensuite, nous examinerons le glissement dramaturgique qu’il opère, de l’univocité à la pluralité. À ce sujet, Électre fera l’objet de notre analyse principale : à la différence de sa première pièce, Giraudoux n’hésite plus à faire proliférer les points de vue, et par suite ne se soucie guère de l’intelligibilité de la pièce. Enfin, nous présenterons une lecture originale d’Intermezzo comme manifeste théorique de la dramaturgie divaguante. Sous l’apparence d’une comédie pastorale, il nous semble que Giraudoux y expose ses propres perspectives concernant l’émergence du polymorphisme dans l’écriture théâtrale. À travers ces trois étapes, nous espérons mieux comprendre l’émergence d’éléments qui ne sont pas spécifiques à la dramaturgie traditionnelle du drame ; le fondement solide du drame est bousculé de telle sorte que Giraudoux s’impose en tant que théoricien de la dramaturgie.

Notes
239.

Guy Teissier, « une dramaturgie divaguante ou des détours plus directs que la ligne droite », in Électre de Jean Giraudoux : regards croisés, sous la direction de Jacques Body et Pierre Brunel, Paris, Klincksieck, 1997, p. 65. Le Jardinier, personnage chez Euripide et Marguerite Yourcenar, devient chez Giraudoux un personnage-clé car il est récurrent. Dans Premier rêve signé, un de ses premiers récits, l’auteur fait apparapitre le Jardinier. On retrouve le Jardinier dans d’autres œuvres également : Choix des élues, Sodome et Gomorrhe.

240.

Electre, p. 670.

241.

Ibid., p. 641.