I Dialogue en crise

Selon Szondi, le dialogue est « le terrain linguistique où peut être médiatisé le monde de l’interhumain ». Là, sa notion du personnage étroitement liée à sa définition de la mimésis. Michel Corvin l’exprime la même idée avec d’autres mots : « Dans un théâtre occidental conçu comme affrontement d’individus soumis à une situation qui les met en demeure soit de se défendre, soit d’attaquer (dans la tragédie comme dans la comédie), le dialogue permet à chaque personnage de développer des arguments logiques qui suivent les lois précises de la rhétorique, voire de la plaidoirie » 242 . Il faut que l’individualité de chaque personnage soit nette, ce qui crée la relation interhumaine.

Or, l’intersubjectivité commence à se dissoudre dans l’œuvre de Giraudoux, à la suite de la dislocation du personnage, dès Amphitryon 38, créé en 1929 à la Comédie des Champs-Élysées. Comme le soutient Jacques Robichez, Giraudoux se libère à ce moment-là de la composition dramatique normative et revient sur ses pas : « la première pièce, bien qu’elle sorte d’un roman, ne doit guère au passé de Giraudoux romancier, la seconde au contraire y revient » 243 . Gérard Bauër, lui, s’étonne de voir Tessa 244 ne pas parler « le langage de Suzanne au bord du Pacifique, de Juliette au pays des hommes, ou de Bella » 245 . En effet, de Siegfried(1928) jusqu’à Intermezzo(1933), Giraudoux a créé beaucoup de personnages moins « naturels » pour emprunter un mot de Bauër. Ce dernier est surpris parce que Tessa lui paraît un personnage « dramatique » dans le sens szondien. Cela faisait des années que Giraudoux ne créait plus une héroïne qui ne paraît pas souffrir de la crise d’identité 246 dans le sens désigné par Robert Abirached dans La Crise du personnage dans le théâtre moderne. 247

Nous allons faire le point sur cette mise en question du dialogue par les deux points de vue suivants : d’un côté, la crise d’identité du personnage et de l’autre, l’apparition de quelques alternatives au personnage traditionnel (infirme, loquace et écho). Nous nous appuierons sur les trois pièces créées à la suite de Siegfried : Amphitryon 38, Judith et Intermezzo. L’examen de ces trois pièces aura pour effet d’éclairer la volte-face apparemment brusque et radicale de l’écriture dramatique de Giraudoux après le succès de Siegfried. Après ces réflexions axées sur les trois pièces, nous parlerons rapidement d’un exemple à part, Tessa, pièce dans laquelle Giraudoux remet en question la forme dialoguée non pas par la dislocation de l’identité du personnage mais par l’expressivité d’une autre forme communicative que le dialogue : la musique.

Notes
242.

Michel Corvin, rubrique « Dialogue » dans Dictionnaire encyclopédique du Théâtre A-K, p. 500. C’est nous qui soulignons.

243.

Amphitryon 38, notice, p. 1272.

244.

Tessa est créée pour la première fois en 1934.

245.

Gérard Bauër, Écho de Paris, le 15 novembre 1934.

246.

Ce n’est pas l’identité de personnage qui est en crise dans Tessa. Le dialogue est en crise dans cette pièce parce que les Sanger n’ouvrent leur cœur que par la musique, non par le dialogue. Nous développerons ce sujet plus loin.

247.

Robert Abirached, La Crise du personnage dans le théâtre moderne, Grasset, 1978.