2. Apparition de quelques alternatives au personnage traditionnel

Si les personnages principaux sont en pleine crise d’identité, Giraudoux fait en sorte que quelques-uns des personnages secondaires aient des problèmes de communication. Il s’agit, dans les trois pièces de Giraudoux, de l’infirmité de Daria dans Judith et de la loquacité des sœurs Mangebois dans Intermezzo. Par ailleurs, il se trouve des énonciateurs qui ne prennent plus forme humaine : l’écho avec qui Alcmène parle tout le temps. Dans tous les cas, sont dévoilés des détails qui seraient restés inconnus dans le cadre du dialogue normatif, échange de répliques entre plusieurs personnages nettement identifiés ; en même temps, est remise en cause la valeur du dialogue comme forme énonciative unique et supérieure.

Prenons comme exemple Daria. Elle est la première femme censée être infirme apparue dans le théâtre de Giraudoux. Elle apparaît devant Judith juste avant que celle-ci n'entre dans l’alcôve d'Holopherne. C’est Holopherne qui fait appeler la sourde-muette à la demande de l'héroïne :

‘Holopherne : Que veux-tu, avant de me rejoindre, Judith ? As-tu faim, as-tu soif ?
Judith : N’y a-t-il pas une femme ici ?
Holopherne : À cette heure, il n’y a plus que Daria. Elle peut t’aider à te dévêtir, elle est habile. Mais ne compte ni lui parler, ni la comprendre. Elle est sourde et muette.
Judith : Même si elle est sourde, muette, aveugle, pourvu qu’elle soit femme, qu’elle vienne.
Holopherne : Je te l’envoie... 264

Après cet échange de répliques, la scène 8 de l’acte II commence. La scène est consacrée presque entièrement au « dialogue » entre Judith et Daria. Judith adresse la parole plusieurs fois à l’infirme comme si l'héroïne dialoguait vraiment avec Daria ; et pourtant, elle doit bien comprendre auparavant que Daria est infirme, donc que le dialogue à proprement parler ne se produira pas. Il s’agit donc d’une forme pseudo-dialoguée. Judith parle de la même façon qu’une petite fille parlerait à sa poupée :

‘Judith : C’est toi ? ...Daria, n’est-ce pas ? Oui, oui, je sais, tu es sourde et muette [...] Ce que je veux ? Rien, Daria [...] Es-tu vierge, Daria, es-tu vierge ? Tu dis non ; comme si je te demandais si tu entends, si tu parles [...] Que dis-tu ? Il est beau ? Oui, Holopherne est beau, Daria[...]’

La scène donne l’impression que Judith avoue des secrets dont elle ne parle pas ailleurs, d’autant plus que la sourde est censée ne pas être capable de les ébruiter. En effet, Giraudoux lui donne cette réplique capitale à cet égard :

‘Judith : Je peux te dire tout ce que je n’oserais dire à aucune amie, à aucune parente... ’

Judith parle de choses délicates :

‘Judith : Daria, on ne peut dire cela qu’aux sourds, mais c’est à moi que Dieu en a, et non à Holopherne, et non aux Juifs.’ ‘Judith : Il n’y a que des histoires de chasses faites par [le dieu] à quelques femmes à demi belles. Je suis à la merci, Daria.’

Elle parle aussi de l'impression que lui fait Holopherne, c’est ce dont elle ne parlait pas dans les scènes précédentes :

‘Judith : Que dis-tu ? Il est beau ? Oui, Holopherne est beau, Daria...  265

L’emploi d’une infirme comme « confidente » des personnages principaux a pour effet de donner l’impression au spectateur qu’il est le seul destinataire des confessions faites par l'héroïne, à moins que Daria ne soit pas sourde. C’est pour cela qu’il ne peut pas rester indifférent à ces derniers mots de Judith :

‘Judith : [...] [Que le dieu] me pardonne, Daria, car je sais que tout ce que je t’ai dit est blasphème, et qu’un jour viendra bientôt, en toute hâte, où toi-même retrouvera ta langue, et où s’effondreront les vengeances du ciel sur ceux qui nous ont valu ces hontes, et cette volupté... 266

Le spectateur ne peut écouter ces mots sans se sentir supérieur à Judith. Lorsque l'héroïne prédit l’avenir en disant que les silencieux trouvent le moyen de dévoiler des vérités cachées, la prédiction est déjà réalisée d'une certaine manière, par la présence du spectateur qui est aussi silencieux que Daria ! Et c’est pourquoi l’effet est tout à fait bouleversant quand, juste après que Judith entre l’alcôve du roi ennemi, Daria parle :

‘Daria : (la sourde-muette, ricanant) : Ainsi soit-il ! 267

Daria entend-elle les propos de Judith qui croit à sa surdité et lui confesse ses pensées secrètes ? Alors, est-ce une trahison d'Holopherne qui prévient la Juive de l’infirmité de la femme ? Ou alors, est-ce qu'Holopherne non plus ne connaissait pas la vraie nature de Daria ? Pourquoi d’ailleurs « ricane »-t-elle ? Est-ce qu’elle a l’intention d’abuser du rôle de confidente pour dévoiler le secret ? Pourtant dans la didascalie, l’auteur précise clairement que Daria est sourde-muette. Cette série de questions sans réponses nous incite à comprendre l’efficacité de l’infirmité sur le plateau comme outil communicatif par excellence. En exploitant non seulement l’état d'handicapé du personnage mais aussi la fixation sur son infirmité 268 , Giraudoux réussit à stimuler l’imagination du spectateur et à faire émerger beaucoup de ressentis, que la forme dialoguée conventionnelle n’aurait pas pu mettre au jour. Comme le dit Judith, la surdité est une espèce de machine à enregistrer tous les secrets qui existent, peut-être à l’insu des gens, et qui sont mémorisés dans un espace sans limite :

‘Judith : Tu es sourde, tant mieux : ton oreille est pour moi illimitée ! ’

Par ailleurs, Judith souligne l’alliance entre la surdité et la féminité :

‘Ton silence, au contraire, me dit seulement que tu es femme, et que tu as été fille, que tu as gémi et souffert. 269

Judith souligne également ailleurs le rôle énonciateur des femmes. Prenons comme exemple la scène où Suzanne rejoint Judith juste avant la confrontation en tête-à-tête entre cette dernière et Holopherne. À la jeune femme qui tente de la remplacer pour sauvegarder les « Juifs », Judith répond ainsi d’un ton tranchant :

‘Suzanne : Il s’agit des Juifs, Judith !
Judith : Des Juifs ! Il s’agit bien des Juifs maintenant ! Si tu crois que Dieu suit ses affaires jusqu’au terme, comme un banquier, tu te trompes ! Il demande de nous l’acte initial, et c’est tout. En ce qui concerne les Juifs, les jeux sont faits. Je ne suis plus chargée des Juifs. Tu te rends bien compte que le sort travaille pour eux ou contre eux en dehors de nous, et ni le puissant Holopherne, ni la misérable Judith n’ont plus rien à y voir. Mais des Juives, parlons-en ! 270

Suzanne nous semble chercher à remplacer Judith pour que l’histoire de Judith se déroule selon les prescriptions du mythe : une fille qui s’appelle Judith sauve les Juifs. Toutefois, l'héroïne giralducienne est vraiment indifférente à la réalisation du mythe et à l’avenir des hommes juifs qui mythifient la sainte Judith, courageuse et vaillante. Si elle distingue les Juifs des Juives, ne serait-ce pas parce que seules les femmes étaient entièrement passives et muettes quant à la formation du mythe de la sainte ? Le mythe de Judith est fait par les hommes, non pas par les femmes qui se contentaient d’être aussi silencieuses que les infirmes.

Cela nous rappelle que le deuxième infirme que Giraudoux fait passer sur la scène est aussi une femme. Il s’agit de Léonide, l’aînée des demoiselles Mangebois dans Intermezzo. Elles sont « au courant de tout ce qui se dit et se passe dans l’arrondissement ». Autrement dit, elles ont une « oreille » aussi illimitée que Daria. Giraudoux laisse ambiguë la véracité de l’état de surdité de ce personnage, comme le cas de la sourde-muette dans Judith : l’auteur ne précise pas la raison pour laquelle Léonide comprend ce que sa sœur lui dit alors qu’elle ne peut pas comprendre les autres. Chose intéressante, dans le cas de ces deux demoiselles, la loquacité et la surdité vont de pair : toutes les deux sont vraiment bavardes, en dépit du handicap de l’une d’elles.

Le duo de ces deux extravagantes donne deux effets intéressants. Premièrement, un effet comique. Armande « traduit » ce que les autres disent à sa sœur. La traduction est faite assez fidèlement. Mais souvent elle ne traduit que l’énonciation, voire les trois derniers mots seulement, et ne tient pas compte du contexte dans laquelle cette énonciation est lancée. Comme de juste, l’aînée se trompe et fait un contresens.

‘Armande : Je tiens à vous demander d’abord, Monsieur l’inspecteur, d’excuser ma sœur Léonide. Elle est un peu dure d’oreille.
Léonide : Que dis-tu ?
Armande : Je dis à Monsieur l’Inspecteur que tu es un peu dure d’oreille.
Léonide : Pourquoi me le dis-tu à moi ? Je le sais.
Armande : Voyons, Léonide, tu exiges que je te répète tout ce que je dis.
Léonide : Excepté que tu dis que je suis sourde.
L’Inspecteur : Mesdemoiselles, si nous vous avons priées de venir jusqu’en ces lieux, choisis à cause de leur discrétion...
Léonide : Tu ronfles, toi. Est-ce que je le dis ?
Armande : Je ne ronfle pas.
Léonide : Si tu ne ronfles pas, c’est que tu as subitement cessé de ronfler à la minute où je devenais sourde... 271

Le deuxième effet, qui n’est pas sans rapport avec le premier, porte sur la digression. La traduction d’Armande est d’abord remise dans un autre contexte énonciatif, ce qui cause un effet comique. Ensuite le malentendu s’aggrave, car l’unité du sujet est rompue par la digression qui suit. Ainsi un tout petit mot de présentation sur Léonide cause une discussion futile entre les sœurs au sujet du ronflement. Mais, en adoptant une autre façon de parler, on peut dire que la digression fonctionne ici comme un instrument privilégié pour parler des plus petits détails anecdotiques possibles, ou bien, que des connaissances acquises de bric et de broc par les sœurs Mangebois se dévoilent devant le public sous forme digressive. En quelque sorte, ces deux bavardes sont à la fois des haut-parleurs et une espèce de stockage d’informations sur le village d’Isabelle. À la différence de Daria, toutes les deux peuvent s’exprimer vocalement, certes, mais à part cela, la sourde-muette dans Judith et les Mangebois ont beaucoup de points communs, d’autant que l’infirmité et la loquacité sont le symbole du caractère illimité des informations, qui ne peut pas être transposé dans la forme dialoguée.

Toutes ces réflexions nous permettent de comprendre pourquoi c’est seulement Léonide, celle qui est aussi sourde que Daria, qui dispose du secret intime d’Isabelle. Il s’agit du carnet de la jeune fille que l’aînée sourde a trouvé par hasard et lu. Par le moyen de la lecture du carnet, les personnages deviennent au courant de la face cachée de la gentille Isabelle : elle « s’ingéni[e] ] à séparer les époux mal assortis, excit[e] par des drogues les chevaux contre les charretiers qu’elle prétend brutaux, multipli[e] les lettres anonymes pour signaler aux maris ou aux femmes les vertus de leurs conjoints » 272 . La fonction du petit carnet d’Isabelle trouvé par la sourde nous rappelle le silence apparent et traître de Daria. Normalement, quand quelqu’un se confesse devant une sourde, la confession peut être tenue pour vraie. Il en est de même pour le journal qui est un média incomplet, étant donné qu’il n’est à la portée de personne sauf l’auteur. On y écrit des vérités qui ne sont pas exposées au jour. Léonide connaît les détails anecdotiques du village, même ceux qui sont supposés cachés. Giraudoux donne à l’infirmité un pouvoir quasiment omniscient.

Giraudoux invente par ailleurs des énonciateurs qui ne sont pas humains. Dans Amphitryon 38, Alcmène parle avec l’écho. Impossible de lui attribuer une identité humaine, cette curieuse présence vocale sert en quelque sorte d’interlocuteur à l'héroïne.

‘Alcmène : Oh ! Oh ! Chéri !
L’Écho : Chéri !
Jupiter : Elle appelle ?
Mercure : Elle parle d’Amphitryon à son écho. Et vous dites qu’elle n’est pas coquette ! Elle parle sans cesse à cet écho. Elle a un miroir même pour ses paroles. 273

Lors de sa première « apparition », l’écho ne fait que répéter ce qu’Alcmène dit : «  chéri ! » Pourtant, cet écho n’est pas un simple phénomène de réflexion du son par un obstacle qui le répercute. Certes, ici l’écho lui est fidèle de la même manière qu’elle l’est pour son mari. Mais, il répond différemment quand Alcmène lui demande son avis au sujet de la menace des dieux :

‘Alcmène : [...] Ruses des hommes, désirs des dieux, ne tiennent pas contre la volonté et l’amour d’une femme fidèle... N’est-ce pas ton avis, écho, toi qui m’as toujours donné les meilleurs conseils ? Qu’ai-je à redouter des dieux et des hommes, moi qui suis loyale et sûre, rien, n’est-ce pas, rien, rien ?
Echo : Tout ! Tout !
Alcmène : Tu dis ?
Echo : Rien ! Rien ! 274

La réponse de l’écho peut être interprétée par deux points de vue différents : d’une part, puisque l’écho lui dit « tout ! tout ! », sans répéter fidèlement ce que sa maîtresse prononce, le public est incité à se demander si l’écho a une certaine autonomie et donne un avertissement à Alcmène. D’autre part, la réponse de l’écho pourrait sans doute refléter l’effroi qu’elle ressent au plus profond de son cœur : toutes les mesures prises par elle sont vaines, puisque Jupiter lui a déjà rendu visite... Cette deuxième interprétation aide le public à comprendre pourquoi Alcmène n’est pas si surprise quand elle se rend compte, au moins vaguement, qu’un autre que son mari lui a rendu visite et a couché avec elle. Rappelons également que Mercure appelle cette femme « coquette ». Si le dieu fils l’appelle ainsi, c’est parce que l'héroïne a, en parlant tout le temps avec l’écho, une autre vision du monde que celle qu’elle partage avec son mari, de la même façon qu’une coquette ne parle pas de toutes ses mondanités et de toutes ses relations humaines à son mari. Par le moyen du « dialogue » entre la protagoniste et l’écho, Giraudoux suggère à son public la possible dualité d’Alcmène, qui n’est pas exprimée ailleurs.

Notes
264.

Judith, p. 252.

265.

Ibid, p. 253.

266.

Ibid., p. 254.

267.

Ibid.

268.

Le frère spirituel de Daria, le sourd-muet apparaît dans la dernière pièce, La Folle de Chaillot. La mise en valeur de l’infirmité sur le plan spectaculaire formera un des sujets importants de la troisième partie de ce présent travail.

269.

Judith, p. 253.

270.

Ibid., p. 248.

271.

Intermezzo, p. 287.

272.

Ibid., p. 292.

273.

Amphitryon 38., p. 153.

274.

Ibid., p. 173.