3. Le cas particulier : Tessa

Nous avons évoqué plus haut l’étonnement de Gérard Bauër au sujet de la cohérence psychologique de la protagoniste de Tessa 275 . Pourtant le dialogue est non moins en crise dans cette pièce, et sans doute d’une manière plus grave. Janine Delort a raison de comparer la pièce avec La Mouette de Tchékhov en citant quelques-uns de nos prédécesseurs 276 , car dans Tessa ironiquement qualifiée de « pièce rose », de « vaudeville » et de « mélodrame », la choralité inscrit, comme chez Tchekhov, « le lyrique dans le dramatique, en privilégiant le concert des voix sur l’organisation du dialogue, signalant par là la solitude de personnage, son ennui et son détachement relatif de l’action » 277 . Chez Giraudoux, l’aspect musical complète l’action de la pièce, grâce à la présence du spectateur chez qui ces deux aspects se mélange et s’harmonise.

La musicalité en jeu de cette pièce vient de deux points de vue suivants. D’un côté, le caractère capricieux de la famille de Sanger ; notamment les filles sont toutes originales et parlent beaucoup. Quand elles parlent à qui mieux-mieux, leurs « dissonances » forment un orchestre singulier. De l’autre côté, le nombre considérable des personnages. Par exemple, Giraudoux fait entrer ses personnages un par un jusqu’à ce que la totalité devienne une dizaine dans la scène 13 du tableau I, où le tapage éclate dans la salle à manger ; ce qui produit l’effet d’une certaine musicalité foraine et chorale.

‘Suzanne : Voilà !... J’écoutais de la véranda...
Kate :à Trigorin : On vous a parlé de l’effroyable avalanche que nous avons eue l’autre l’hiver ?
Lewis : en même temps : Puisque Tony est revenue, la répétition va être facile...
Linda : Lewis et Kate, je vous prie de ne pas m’interrompre. Viens ! Continue, chérie ! Alors ?
Suzanne : Alors Tony a raconté qu’elle habitait chez Kiki...
Tessa : Du jambon, s’il vous plaît, Lewis. Une tranche bien dans le gras, comme cela !
Linda : La paix avec ton jambon, Tessa ! Alors, mon trésor ?
Suzanne : Et elle a dit que Jacob avait dit qu’elle était bien mieux quand elle était sans rien sur elle.
Tony : C’est une sale petite menteuse ! Jamais je n’ai rien dit de pareil, n’est-ce pas, les filles ?
Tessa et Paulina : Jamais ! Jamais! 278

L’effet est fabuleux, car en dix lignes seulement, sept personnages s’expriment, chacun ayant son propre sujet de conversation. La polyphonie est littéralement visualisée. Ici, le dialogue ne s’établit que lorsque l’on reproche l’impertinence des autres qui ne cessent de parler, c’est-à-dire lorsque le danger de la condition formelle du « drame » est thématisé 279 et formulé sous forme de ripostes opiniâtres.

D’ailleurs, l’histoire du ménage à trois entre Lewis, Florence et Tessa – qui est l’action principale de cette pièce - peut se comprendre comme une manifestation métaphorique de la crise de dialogue. Ecoutons Tessa qui cerne la personnalité de Lewis parfaitement en quelques mots : « Il ne voit que lui. Tout ce qui ne le concerne pas, il ne le voit pas ou il l’oublie à la seconde » 280 . Il est une variation de Siegfried, qui personnifie le « drame » 281 . Mais c’est une variation dégradée, parce qu’alors que ce premier héros dramatique de Giraudoux est destiné à ne rien oublier sauf son passé qui ne lui revient jamais et donc n’oubliera jamais ce qui se passe au présent, Lewis ne peux vivre qu’au présent sans réfléchir à son avenir ni à son passé. Il rompt avec sa famille depuis longtemps, se marie à Florence pour s’en séparer, et fait entrer Tessa dans la pension pour en sortir tout de suite. Très souvent, les décisions prises par Lewis, exprimées sous forme de dialogue, sont renversées et annulées.

Giraudoux fait en sorte que la vérité de Lewis et des Sanger s’exprime sous forme lyrique, tel qu’un concert familial, l’orchestre jouant sous la direction de Lewis. Par exemple, bien qu’il ne reconnaisse pas son amour pour Tessa, il l’exprime sous forme du lyrique dialogué joué à l’improviste dans la scène 13 du tableau I 282 . Certes il n’a pas l’intention de déclarer son amour puisqu’il n’en a pas conscience, mais la scène a pour effet de faire ressortir le fait que « tout le monde voyait que Lewis aimait Tessa » et que « Lewis ne voyait rien » 283 . L’épisode le plus impressionnant à cet égard est celui de la fausse note du second violon. Lewis, qui se décide de séparer de Florence, de partir en étranger avec Tessa et de vivre avec celle-ci, prend le commandement d’un orchestre. Les spectateurs applaudissent à l’unanimité au concert, y compris Florence et de hautes personnalités qui puissent donner un soutien financier à Lewis artiste. Pourtant, les Sanger seuls ont un avis un peu différent. Sébastien, le benjamin de la famille, inquiet du futur de Tessa après qu’elle part avec Lewis étourdi, relève la petite erreur de note du second violon. Contre toute attente, Jacob, qui se fait détester par tous les Sanger pour son caractère esclave de l’argent et aime passionnément Antonie, la plus hardie, active et sans doute la plus séduisante parmi les filles de Sanger, s’en aperçoit. Tessa aussi, elle le fait remarquer évidemment.

‘Sébastien : [...] Je tiens à vous dire d’abord que vous avez très bien conduit, mais que votre second violon a raté ses harmoniques.
Lewis : Tu as remarqué ! Je l’aurais tué. Il n’y a rien compris, le vandale. 284

Jacob : Où se cache-t-il enfin ? J’ai trois concerts à lui proposer. Et je veux lui parler de son misérable second violon. 285

Giraudoux prend soin de souligner l’ignorance complète de Florence sur cette erreur de note en lui faisant prononcer un mot de compliment sur le violon.

‘Florence : Voilà ce que m’a dit ta symphonie et tes merveilleux violons.
Lewis : avec un sursaut : Ah ! tu as trouvé mes violons merveilleux ?
Florence : Tous merveilleux. 286

Lewis, qui est ému par des mots gentils de Florence concernant la relation entre son ancien mari et ses deux femmes, revient à lui-même en l’écoutant louer le violon. Comme le dit Tessa après le concert, cette erreur toute légère ne peut être aperçue que par les Sanger.

‘Lewis : [...] J’en étais à l’andante. Il a fallu le jouer lentement. C’était horrible !
Tessa : Long et beau ! Même quand ton second violon a raté ses harmoniques.
Lewis : Tu l’as remarqué aussi ?
Tessa : Je crois bien. C’est ce qui m’a le plus touché. Je me disais que toute la famille Sanger était sans doute seule à remarquer la faute et frémissait. 287

Cette histoire du violon est inventée par Giraudoux car on ne la trouve pas dans le texte préexistant de Margaret Kennedy. Comme Janine Delort l’affirme dans la notice de la Pléiade, ce détail « scellera le désaccord esthétique fondamental entre Lewis et Florence » 288 et met en relief la particularité de la famille Sanger : ils ne peuvent communiquer que par la forme non dialoguée.

À ce propos, c’est Robert Kemp qui fait une remarque très intéressante dans son article sur la création de Tessa. « Le personnage le plus curieux de la pièce est celui qu’on ne voit pas. On l’entend à la fin du premier tableau, se tirer un coup de revolver. Le père Sanger ! » 289 Marié cinq fois – au moins – père de six enfants, cinq filles et un garçon – au moins –, il vit dans une maison de campagne avec ses enfants, avec ses favoris, y compris Lewis ; malgré tout cela, les enfants paraissent bien respectueux envers ce curieux personnage caché, malade. À la fin de l’acte premier, il se suicide et cela constitue le début de l’aventure tragique de Tessa : elle entre dans la pension, en revient et souffre d’un désaccord avec Florence... C’est comme si Sanger était le seul lien qui unissait les membres de famille et rendait la maison paisible. Tout le monde parle de ce personnage clef depuis le début de la pièce. Trigorin visitant la maison demande s’il est bien chez Sanger ; Lewis lui présente deux des filles en disant « en voilà deux...deux enfants de Sanger » ; dès la scène 4, l’anniversaire de Sanger qui vient dans trois jours est rappelée par la bouche de Tessa... Ainsi l’acte I est écrit de telle sorte que le nom de Sanger retentit partout. Les Sanger sont liés par la musique et le sang et ces deux éléments sont unifiés dans le personnage que l’on ne voit pas, le père Sanger. Empruntons une formule de Szondi qu’il prononce au sujet de « moi épique » des Tisserands de Hauptmann, afin de déclarer la vraie fonction de ce père de famille : l’unité du drame « ne réside pas dans la continuité de l’action, mais dans celle du moi épique invisible qui expose les circonstances et les événements » 290 dans Tessa de Jean Giraudoux.

Quelques personnages principaux sont pourvus d’une certaine altérité. Parmi les comparses, il y en a qui ont une autre expression verbale que celle que le personnage du théâtre mimétique possède : les infirmes et l’écho. L’apparition de ce nouveau type de personnages provoque inévitablement une crise dans le dialogue, d’autant que d’un côté, l’équivoque de l’identité de l’énonciateur rend instable l’efficacité et la sincérité des répliques, et par conséquent la linéarité logique des arguments est rompue. De l’autre côté, les infirmes provoquent littéralement « le dialogue de sourds », tantôt par la digression, tantôt par le silence traître.

La dislocation du dialogue s’accompagne de la multiplication des points de vue. Judith vit sa propre histoire, et Suzanne en vit une autre. L’histoire de la coquette Alcmène coexiste avec celle de la fidèle Alcmène dans le même texte dramatique. Les vérités qui seraient restées inconnues sont dévoilées par les êtres infirmes ou surnaturels. Ces formes alternatives du personnage détiennent des renseignements confidentiels, perdus, oubliés, qui auraient été supprimées dans le cadre de la composition dramatique traditionnelle.

Michel Corvin a dit : « Le dialogue éclate définitivement quand ses éléments constitutifs, les répliques, ne sont plus attribués en propre à des personnages individualisés ». À la suite de cette crise, le dialogue se dégraderait et se transformerait en quelques autres formes énonciatives : monologue, soliloque, commentaire. Dans le théâtre de Giraudoux, le dialogue est maintenant prêt à se situer « moins entre des personnages qu’entre l’auteur (et /ou l’acteur) et le spectateur » 291 .

Notes
275.

Voir : p. 116.

276.

Tessa, notice, p. 1477. Il ne faut pas oublier non plus « l’homonymie de personnages », comme le fait remarquer Janine Delort.

277.

Rubrique « Chœur » in Lexique du drame moderne et contemporain, p. 42.

278.

Tessa, p. 376.

279.

Voir : Peter Szondi, Théorie du drame moderne, p. 83.

280.

Tessa, p. 373.

281.

Nous avons parlé de l’analogie entre le personnage et le genre « dramatique » plus haut. Voir : pp. 103-109.

282.

Tessa, p. 380-381.

283.

Ibid., p. 459.

284.

Ibid., p. 461.

285.

Ibid., p. 469.

286.

Ibid., p. 469.

287.

Tessa, p. 466.

288.

Tess a, Notice de Janine Delort, p. 1488.

289.

Robert Kemp, La liberté, 15, novembre 1934.

290.

Peter Szondi, op. cit., p. 60.

291.

Michel Corvin, op. cit., p. 501.