II Électre : prolifération de points de vue

‘Par Homère et par lui seul, nous savons qu’Hector échouera et mourra. Le texte de Giraudoux ne dispose donc pas d’une grande « marge de manœuvre » : il consiste en une sorte de grande variation en prélude, qui joue avec son terme prescrit comme la souris, peut-être, croit jouer avec le chat. Il peut inventer toutes sortes de retardements et de fausses issues, et ne s’en prive pas ; mais il ne peut pousser l'émancipation jusqu’à éluder le terme, et n’y a d’ailleurs jamais songé. Bien au contraire, il s’agissait seulement de rendre le jeu plus cruel, et d’introduire le destin – la mort - par où on ne l’attendait pas, par où l’on croyait lui échapper. Toute cette suite d’efforts et d’illusions n’avait pour but que de donner enfin « la parole au poète grec ». Le destin, c’est l’œuvre du poète grec, c’est l’hypotexte, et tout se passe comme si Giraudoux avait voulu écrire ici, non pas, comme des milliers de prédécesseurs, une tragédie hypertextuelle (elles le sont presque toutes), mais une tragédie dont le tragique soit essentiellement lié à son hypertextualité, comme le comique du Virgile travesti ou LaBelle Hélène était essentiellement lié à la leur. 292

Gérard Genette parle ici de La Guerre de Troie n’aura pas lieu. Ce qu’il dit est juste pour beaucoup d’autres œuvres théâtrales d’inspiration mythologique. Judith en est un bon exemple. On opposera qu’il s’agit de la naissance d’une sainte, non pas de la mort comme dans le cas d’Hector, néanmoins les deux pièces ont, pour un point commun, le suspense causé par le fait que le spectateur connaît la fin de l’histoire. Il en est de même pour Amphitryon 38. La naissance d’Hercule est promise à la fin de la pièce, malgré la lueur d’espoir d’Alcmène en ce qui concerne sa fidélité à Amphitryon.

L’auteur de Palimpsestes appelle toutes les histoires anecdotiques inventées par Giraudoux des « retardements » et des « fausses issues ». Pourtant, la relecture du texte par le biais de la prédilection de l’auteur pour les détails révèle le fait que ces « fausses issues » ne sont pas moins importantes que la « vraie » issue, c’est-à-dire celle de l’histoire du mythe. La manifestation de ces détours est alliée à la juxtaposition et à la coexistence de plusieurs points de vue. Giraudoux laisse « des perspectives contrastées de personnages »exister parallèlement. C’est à cause de cela que, comme dans le cas de Tchékhov, des dialogues deviennent « des monologues croisés » et que le drame est « entièrement monologué » ou « soliloqué » 293 comme chez Strindberg.

Pour tout dire, Électre est une des pièces de Giraudoux qui subissent le plus l’« épicisation ». On n’y voit plus l’univocité de l’action majeure qui forme le fil conducteur. L’histoire mythologique est remise en doute car des anecdotes nouvellement inventées par l’auteur qui rivalisent avec elle, l’emportent sur elle. Huit ans après la création de Siegfried, pièce volontairement mélodramatique, Giraudoux publie une pièce ostensiblement épique.

Nos réflexions seront orientées d’abord vers la rivalité et la juxtaposition de plusieurs mondes parallèles dans Électre, ensuite vers l’effet de récurrence de l’histoire mythologique dans la mémoire collective du public. À la fin, nous tenterons de présenter une hypothèse concernant l’avènement du « sujet épique » et la nouvelle lecture possible de la pièce : si, comme nous l’avons évoqué antérieurement, la confrontation entre Siegfried et Zelten pouvait se comprendre comme une sorte d’allégorie de la collision entre l’écriture narrative et les normes strictes de l’écriture dramatique, pourquoi serait-il nul et non avenu de voir que certains personnages de la pièce nous intéressent comme les successeurs de ce mouvement ?

Notes
292.

Gérard Genette, Palimpsestes, Seuil, Collection « Points », 1982, pp. 531-532.

293.

Rubrique « Monologue » in Dictionnaire encyclopédique du théâtre, L-Z, p. 1132.