1. Où est la « vérité » ? 

Reprenons l’extrait de la scène 8 de l’Acte II. Devant Égisthe qui demande à Électre d’approuver le mariage entre lui et Clytemnestre, la fille et sa mère se disputent le terrain :

‘Électre : Moi, je ne connais pas mon père ?
Clytemnestre : D’un père que, depuis l’âge de cinq ans elle n’a ni vu ni touché !
Électre : Moi, je n’ai pas touché mon père ?
Clytemnestre : Tu as touché un cadavre, une glace qui avait été ton père. Ton père, non !
Égisthe : Je vous en prie, Clytemnestre. Qu’allez-vous discuter en une heure pareille !
Clytemnestre : Chacun son tour de discuter. Cette fois c’est moi.
Électre : Pour une fois tu as raison. C’est là la vraie discussion. De qui me viendrait ma force, de qui me viendrait ma vérité, si je n’avais pas touché mon père vivant ?
Clytemnestre : Justement. Aussi tu divagues. 294

La vérité pour la fille de Clytemnestre est une divagation pour sa mère. Il y a deux vérités confrontées, et le spectateur ne saurait savoir laquelle est vraie en les entendant se disputer aussi furieusement. Tout de suite après cette dispute, Électre présente des preuves qui paraissent irréfutables à propos du « touché ou pas touché » 295 . Mais cela ne change pas le fait que Clytemnestre s’efforçait de défendre ses enfants, y compris cette fille qui est devenue aussi féroce, contre Agamemnon qui « livra à la mort » la sœur d’Électre, Iphigénie. Ainsi chacune a-t-elle sa vérité. Citons un autre exemple concernant l’opposition entre deux camps inconciliables l’un avec l’autre. C’est la querelle entre la Reine et le Jardinier au sujet du jardin. La Reine lui reproche le mauvais état du jardin et s’oppose au mariage de sa fille avec lui.

‘Clytemnestre : Ce jardin-là n’y perdra rien. Viens, Électre.
Le Jardinier : Reine, vous pouvez me refuser Électre, mais ce n’est pas loyal de dire du mal d’un jardin qu’on ne connaît pas.
Clytemnestre : Je le connais : un terrain vague, tendu d’épandages...
Le Jardinier : Un terrain vague, le jardin le mieux tenu d’Argos !
[...]
Clytemnestre : Ose parler de ce jardin ! Tout y est sec, je l’ai vu de la route : un crâne pelé. Tu n’auras pas Électre.
Le Jardinier : Tout y est sec ! D’une source que la canicule ne tarit point, s’écoule entre les buis et les platanes le ruisseau dont j’ai dérivé deux rigoles, l’une sur prairie, l’autre taillée en plein roc. Vous en trouverez des crânes semblables ! Et des épandages pareils ! En ce début de printemps tout n’est que jacinthe et narcisse. 296

Ici la querelle est plus acharnée, parce que Giraudoux ne donne raison ni à l’un ni à l’autre. Le désaccord est tellement irrémédiable que l’on a l’impression qu’il y a deux jardins complètement différents. D’ailleurs, même si la Reine n’a vu le jardin que d’assez loin, comment est-il possible qu’un jardin qui est sec et comme un terrain vague soit « le mieux tenu d’Argos » ? Bien que ce que Clytemnestre parle désigne du nom du jardin soit clairement différent de son propre jardin, pourquoi le Jardinier ne se demande-t-il pas une seule fois : « est-ce que la Reine parle vraiment du mien ? » Si le dialogue est une forme énonciative qui « permet à chaque personnage de développer des arguments logiques qui suivent les lois précises de la rhétorique, voire de la plaidoirie » 297 , il n’y a plus de dialogue ici. Comme le cas du drame du XIXe siècle, ce pseudo-dialogue à la Giraudoux « nie dans son contenu ce que, par fidélité à la tradition, il veut continuer à exprimer formellement : l’actualité des liens humains » 298 . Ces personnages font semblant d’échanger des paroles formellement, mais en réalité, ils ne font que prononcer des monologues à part. Donc d’après l’histoire « véritable » d’Électre, celle-ci a bien touché son père, et d’après celle de sa mère, Clytemnestre empêchait son mari de toucher ses enfants ; si l’histoire du jardin bien tenu est vraie, celle du « crâne pelé » ne l’est pas moins. La « vérité » est donc bien plurielle dans Électre ; elle ne réprime jamais des désordres, mais au contraire, en suscite beaucoup. Des points de vue différents ne convergent jamais mais se juxtaposent.

Prenons d’autres exemples. Giraudoux juxtapose deux scènes très différentes dans la scène 11 et la scène 12 de l’acte I. La scène 11 est entièrement consacrée à l’étrange échange de répliques entre Oreste et Clytemnestre. Bien que dans une scène précédente, Clytemnestre demande à Électre l’identité de l’homme avec qui elle parle – qui n'est autre qu’Oreste – et que cette dernière lui dise en guise de réponse, de deviner, la scène 11 commence par la question affirmative de la reine : « Ainsi c’est toi, Oreste ? » Oreste répond « Oui, mère, c’est moi ». Des retrouvailles familiales pacifiques. Pourtant, l’atmosphère d'étrangeté, loin de se dissiper, s’accroît parce que la scène se déroule d'une façon curieuse : ils s’appellent « mirages » l’un l’autre.

‘Clytemnestre : Un mirage de mère, cela te suffit ?
Oreste : J’ai eu tellement moins jusqu’à ce jour. A ce mirage du moins je peux dire ce que je ne dirai jamais à ma vraie mère.
Clytemnestre : Si le mirage le mérite, c’est déjà cela. Que dis-tu ?
Oreste : Tout ce que je ne te dirai jamais. Tout ce qui, dit à toi, serait mensonge.
Clytemnestre : Que tu l’aimes ?
Oreste : Oui.
Clytemnestre : Que tu la respectes ?
Oreste : Oui.
Clytemnestre : Que tu l’admires ?
Oreste : Sur ce point seul mirage et mère peuvent partager.
Clytemnestre : Pour moi, c’est le contraire. Je n’aime pas le mirage de mon fils. Mais que mon fils soit lui-même devant moi, qu’il parle, qu’il respire, je perds mes forces.
Oreste : Songe à lui nuire, tu les retrouveras.
Clytemnestre : Pourquoi es-tu si dur ? Tu n’as pas l’air cruel, pourtant. Ta voix est douce.
Oreste : Oui. Je ressemble point par point au fils que j’aurais pu être. Toi aussi d’ailleurs ! A quelle mère admirable tu ressembles en ce moment. Si je n’étais pas ton fils, je m’y tromperais. 299

Il y a donc deux Clytemnestre et deux Oreste : la meurtrière de son propre mari et son fils vengeur d’un côté, la mère aimée, respectée et admirée par son fils, et le fils qui n’est pas cruel mais doux de l'autre. Au premier abord, la connaissance du mythe oriente le spectateur à croire que la première paire est vraie et que l’autre est fausse. Pourtant, plus on les entend attentivement, plus l’équivoque s’impose ici, parce que Giraudoux brouille le jugement sur la question suivante : quelle paire peut correspondre aux personnages physiquement présents sur la scène devant le public ? L’emploi du mot « mirage » et du conditionnel passé prononcé par Oreste « j’aurais pu être », ou bien la réplique plus mystérieuse de celui-ci : « Tout ce que je ne te dirai jamais. Tout ce qui, dit à toi, serait mensonge »... Tout cela intrigue le spectateur.

L’équivoque étrange s’aggrave dans la scène suivante où trois Euménides jouent ces deux personnages sous le masque de la parodie, prétendue « vraie » : « A notre tour de jouer Clytemnestre et Oreste. Mais pas comme eux le jouent. Jouons-le vraiment ! » 300 Mais, qu’est-ce que cela voudrait dire « à notre tour de jouer » ? Ici encore une fois, Giraudoux brouille le rapport entre la présence physique du personnage et les commentaires sur l’identité de celui-ci, sans donner une place privilégiée à aucun des deux camps, et les juxtapose. Sur le plan du contenu, leur jeu montre la cruauté de la mère qui rêve que l’épée de son fils bouge seule et transperce sa fille, par contraste avec la scène précédente : « L’idéal serait que l’épée la tue toute seule. Qu’elle sorte un jour du fourreau, comme cela, et qu’elle la tue toute seule » 301 . On dit que la scène peut être interprétée comme « la réalité subconsciente » et « la cruelle réalité », tandis que la scène 11 est « une parenthèse de rêverie » 302 , si on donne raison à la réalisation de l’histoire du mythe, non pas aux autres histoires anecdotiques inventées ou imaginées par l’auteur. Cette interprétation n’est certes pas impossible, mais cela n’exclue pas pour autant les effets qui brouillent la ligne de démarcation entre le vrai et le faux sur ces « vérités » coexistantes : deux scènes accolées dont le contenu est opposé, l’utilisation curieuse du mot « mirage », le jeu censé être joué qui est parodié par des personnages masqués, ou bien l’emploi du conditionnel passé...

Le cas d’Agathe est plus affreux. Il y a deux Agathe, l’une est fidèle, l’autre qui est « véritable » est infidèle, mais cette simple juxtaposition n’est pas tout : il y a d’innombrables infidèles, car Agathe infidèle est l’amante de tous les hommes et de tous les êtres :

‘Agathe : Salut, ô vérité. Électre m’a donné son courage. C’est fait, c’est fait. J’aime autant mourir !
[...]
Le Président : Des amants ? Tu as des amants ?
Agathe : Ils croient que nous ne les trompons qu’avec des amants. Avec les amants aussi, sûrement... Nous vous trompons avec tout. Quand ma main glisse, au réveil, et machinalement tâte le bois du lit, c’est mon premier adultère. Employons-le, pour une fois, ton mot « adultère ». Que je l’ai caressé, ce bois, en te tournant le dos, durant mes insomnies ! C’est de l’olivier. Quel grain doux ! Quel nom charmant ! Quand j’entends le mot « olivier » dans la rue, j’en ai un sursaut. J’entends le nom de mon amant ! Et mon second adultère, c’est quand mes yeux s’ouvrent et voient le jour à travers la persienne. Et mon troisième, c’est quand mon pied touche l’eau du bain, c’est quand j’y plonge. Je te trompe avec mon doigt, avec mes yeux, avec la plante de mes pieds. Quand je te regarde, je te trompe. Quand je t’écoute, quand je feins de t’admirer à ton tribunal, je te trompe. Tue les oliviers, tue les pigeons, les enfants de cinq ans, fillettes et garçons, et l’eau, et la terre, et le feu ! Tue ce mendiant. Tu es trompé par eux. 303

Tous les objets, tous les existants de ce bas du monde sont amants d’Agathe, y compris son mari le Président lui-même. L’Agathe fidèle n’est donc qu’une de ces innombrables infidèles ! Il est à noter qu’Agathe dit nettement, « Salut, ô vérité » : toutes les histoires d’amour cachées au début de la pièce sont des « vérités ».

La révélation de ces « vérités » est faite, dans la plupart des cas, par des personnages conçus par l’auteur, et non pas par des personnages ouvertement mythiques : le Mendiant, Agathe, et le Jardinier 304 . Leurs discours donnent la prépondérance à ces vérités, mineures mais éclatantes, par rapport à l’authenticité reconnue depuis longtemps du mythe. C’est dans ce sens-là que nous comprenons bien que le Jardinier avoue l’équivalence entre deux notions très opposées, la « vérité » et la « divagation » :

‘Le Jardinier : Mais assis comme moi dans ce jardin où tout divague un peu la nuit, où la lune s’occupe au cadran solaire, où la chouette aveuglée, au lieu de boire au ruisseau, boit à l’allée de ciment, vous auriez compris ce que j’ai compris, à savoir : la vérité. 305

Le public est invité à écouter cette réplique du Jardinier très attentivement, pour deux raisons. D’abord, cette scène de bravoure se trouve entre deux actes. Il s’agit de l’entracte intitulé « lamento du Jardinier ». L’apparition imprévue du Jardinier qui vient de quitter la scène en fuyant « la menace du jour » 306 d’Oreste et qui ne devrait pas revenir sur le plateau, intrigue le spectateur et attire l’attention de celui-ci, d’autant plus que dans les années 30, l’insertion d’un entracte dans une pièce de théâtre est une sorte d’infraction comme procédé dramaturgique. Ensuite, le Jardinier est censé épouser avec Électre. À la différence d’Euripide, Giraudoux fait valoir l’amour maternel de Clytemnestre à travers le débat sur le projet du mariage entre le Jardinier et Électre. Alors que chez Euripide, les assassins d’Agamemnon ont épousé Électre à un paysan qui refuse de se marier avec elle véritablement, chez Giraudoux, la pièce débute par le débat pour le mariage. Égisthe veut que le Jardinier se marie avec la fille, mais Clytemnestre est contre le projet. La Reine l’empêche pour ne pas déshonorer sa propre fille. Nous avons vu que la querelle entre le Jardinier et la Reine paraît stérile et « divagante » au premier abord, mais qu’elle a pour effet de romaniser et d’enrichir le texte dramatique par l’affrontement des points de vue. Mais elle a un autre effet aussi important : dévoiler une « vérité » qu’est l’instinct maternel de la Reine pour Électre. Grâce à l’intervention de ce personnage tellement important sur le plan dramaturgique, est dévoilée la correspondance entre « vérité » et « divagation ».

Un autre personnage, le Mendiant fait penser également à l’équivalence entre la « vérité » et la « divagation » dans ses discours souvent incohérents. Il applaudit Égisthe qui vient de prononcer un discours sur la question des dieux. Le Mendiant admire ce discours :

‘Bravo, c’est très clair ! J ai très bien compris !

C’est la vérité même. 307

Or, il continue à parler de choses qui paraissent sans lien avec ce dont parlait Égisthe. Il s’agit de la mort d’une hérissonne sur la route. En continuant un long discours, il perd son fil et stupéfie Égisthe, qui n’a pas encore terminé son propre discours. Ainsi là encore, Giraudoux souligne-t-il une curieuse concordance entre deux notions apparemment opposées, le récit véridique et la divagation.

Ainsi dans cette pièce l’univocité de la vérité est rejetée comme notion. Chaque personnage et chaque objet sont susceptibles d’être le sujet d’une histoire ou de plusieurs et les racontent ; la superposition d’anecdotes racontées depuis plusieurs points de vue est la base de la pièce. Ce n’est plus par la seule action principale que la pièce est structurée. Ce qui n’est pas sans rappeler la prolifération quasi-panthéiste de « je » dans l’œuvre romanesque de Giraudoux. Rappelons que Siegfried et le Limousin aussi contient d’innombrables détails épisodiques et de déviations, mais comme nous l'avons analysé, beaucoup d’entre eux sont abandonnés, volontairement et stratégiquement, lors de l’adaptation scénique du roman. Un peu moins de dix ans après, l’écriture dramatique de Giraudoux est nettement modifiée : des éléments rejetés avant retrouvent une place même privilégiée, dans le texte pour le théâtre d’Électre et tirent la pièce du côté du roman.

Notes
294.

Electre., pp. 670-671.

295.

Ibid., pp. 671. « Electre : Ah ! Je vois pourquoi tu étais si sûre en face de moi. Tu croyais que j’étais sans armes, tu croyais que je n’avais jamais touché mon père. Quelle erreur ! / Clytemnestre : Tu mens. / Electre : Le jour de son retour, sur l’escalier du palais, vous l’avez attendu tous deux une minute de trop, n’est-ce pas ? / Clytemnestre : Comment le sais-tu, tu n’étais pas là ? / Electre : C’est moi qui l’ai retenu. J’étais dans ses bras. / Égisthe : Ecoute-moi, Electre. / J’avais attendu dans la foule, mère. Je me suis précipitée vers lui. Le cortège était pris de panique. On croyait à un attentat. Mais lui m’a devinée, il m’a souri. Il a compris que c’était l’attentat d’Electre. Père courageux, il s’est offert tout entier ! Et je l’ai touché. »

296.

Ibid., pp. 622-623.

297.

Rubrique « dialogue », in Dictionnaire encyclopédique du théâtre, A-K, p. 500.

298.

Peter Szondi, op. cit., p. 64.

299.

Electre, p. 635.

300.

Ibid., p. 636.

301.

Ibid., p. 637.

302.

Voir : la notice pour le numéro 1 de la page 635 dans l’édition de La Pléiade.

303.

Ibid., p. 659.

304.

Rappelons cependant que le Jardinier apparaît chez Euripide aussi. Chez Giraudoux, il n’apparaît pas que dans Electre chez Giraudoux mais dans d’autres œuvres aussi, comme si l’auteur voulait le charger de la fonction de porte-parole.

305.

Electre, p. 641.

306.

L’expression est du Mendiant qui compare le Jardinier quittant Electre pour toujours avec un insecte : « elle court. Ainsi regagne le dessous de sa pierre la petite cloporte [sic] qui a eu la menace du jour. » Electre, p. 626.

307.

Ibid., p. 610.