2. Le mythe au présent

A ce propos, il est aussi évident que dans Électre, l’autorité mythologique se fait remarquer et agit directement sur la mémoire collective du public par quelques artifices. Par exemple, Giraudoux fait prononcer à Électre cette réplique mystérieuse :

‘Électre : Je les hais d’une haine qui n’est pas à moi. 308

Que connote cette affirmation paradoxale ? À la lettre, il doit y avoir deux sujets : si celui qui ressent la haine est l'héroïne elle-même, à qui la haine appartient-elle ? Il faut bien rappeler ici que l’originalité majeure de cette pièce porte sur la rupture du rapport logique entre la haine que l'héroïne ressent depuis son enfance, et la cause de ce ressentiment enraciné dans son cœur. Paradoxalement, Électre déteste ses ennemis sans savoir pourquoi ils le sont ! C’est Gilles Deleuze qui évoque l’effet de « moins » en parlant d’une pièce de Carmelo Bene d’inspiration shakespearienne : «Mais, par exemple, il ampute Roméo, il neutralise Roméo dans la pièce ordinaire. Alors toute la pièce, parce qu’il y manque maintenant un morceau choisi non arbitrairement, va peut-être basculer, tourner sur soi, se poser sur un autre côté. Si vous amputez Roméo, vous allez assister à un étonnant développement, le développement de Mercuzio, qui n’était qu’une virtualité dans la pièce de Shakespeare. » 309 . Giraudoux tente un jeu de ce genre : supprimer le lien entre la cause et l’effet. Voilà la raison pour laquelle son Électre paraît en état de démence aux yeux des autres personnages - sauf le Jardinier qui souligne la douceur de sa fiancée : « Électre est la plus douce des femmes » 310 . Mais elle n’est ni folle ni paranoïaque, pour le public qui connaît l’histoire du mythe, c’est-à-dire la cause de sa haine. Pour ainsi dire, l’histoire de la vengeresse s’achève grâce à la présence du public comme détenteur de l’énigme. De cette manière, Giraudoux fait participer son public au jeu, quelle que soit la volonté de ce dernier. Il en est de même pour les retrouvailles de la sœur et de son frère. Électre ne reconnaissant pas son propre frère en le revoyant, ce dernier ne comprenant pas la haine que sa sœur ressent, ils s’entendent mutuellement. Ils se comprennent donc sans savoir pourquoi. Mais, d’après le mythe, leur rencontre signifie le début de la vengeance. Le public est obligé d'intervenir dans l’action dramatique ici aussi, en tant que détenteur du secret que les deux personnages d’inspiration mythologique cherchent à déceler.

Prenons d’autres exemples de la valorisation de la présence du public qui connaît l’histoire des Atrides. Un pressentiment pousse Égisthe à marier Électre au Jardinier :

‘Égisthe : Je ne dissimule point qu’Électre m’inquiète. Je sens que les ennuis et les malheurs abonderont du jour où elle se déclarera, [...] dans la famille des Atrides. Et pour tous, car tout citoyen est atteint de ce qui frappe la famille royale. C’est pour cela que je la passe à une famille invisible des dieux. 311

Le public qui l’entend parler ainsi se dit qu’Égisthe touche au point essentiel sans le savoir ! Égisthe de Giraudoux et celui d’Euripide ont la même inquiétude et la même solution pour la faire disparaître. Du reste ce personnage a raison de s’en inquiéter : « les ennuis et les malheurs » qui se produisent sur le passage d’Électre sont affirmés antérieurement dès la scène 1 de l’acte I, par le curieux bloc d’échange de répliques entre l’étranger / Oreste, le Jardinier, et les trois Euménides :

‘L’étranger : C’est sa fenêtre, la fenêtre aux jasmins ?
Le Jardinier : Non. C’est celle de la chambre où Atrée, le premier roi d’Argos, tua les fils de son frère.
Première petite fille : Le repas où il servit leurs cœurs eut lieu dans la salle voisine. Je voudrais bien savoir quel goût ils avaient.
Troisième petite fille : Il les a coupés, ou fait cuire entiers ?
Deuxième petite fille : Et Cassandre fut étranglée dans l’échauguette.
Troisième petite fille : Ils l’avaient prise dans un filet et la poignardaient. Elle criait comme une folle, dans sa voilette... J’aurais bien voulu voir.
Première petite fille : Tout cela dans l’aile qui rit, comme tu le remarques. 312

La première réplique attribuée à l’étranger donne un effet éclatant, car « la fenêtre aux jasmins », fleur symbolisant les noces et l’amour, est justement la fenêtre liée aux histoires sanguinaires de la famille des Atrides. Le spectateur comprend que l’apparence pacifique de la figure des jasmins est traîtresse, non pas seulement parce que la fenêtre rappelle le passé le plus horrible, mais aussi parce qu’elle va être liée au futur, non moins horrible. À cela s’ajoute que les trois Euménides disent qu’elles parlent au présent de ce qui se passera dans la pièce, à l’improviste :

‘L’étranger : Soyez polies, enfants, et dites-nous ce que vous faites dans la vie.
Première petite fille : Nous y faisons que nous ne sommes pas polies.
Deuxième petite fille : Nous mentons. Nous médisons. Nous insultons.
Première petite fille : Mais notre spécialité, c‘est que nous récitons.
L’étranger : Vous récitez quoi ?
Première petite fille : Nous ne le savons pas d’avance. Nous inventons à mesure. Mais c’est très, très bien. 313

A en croire ces trois curieuses filles, elles ne savent pas ce qu’elles vont raconter avant ; quand elles ont à parler, elles parlent, comme s’il y avait une certaine conscience qui leur donne des répliques à l’improviste. Elles symbolisent le temps doublement en quelque sorte : le temps fictif de la pièce et le temps mythologique. À ce propos, leurs conduites sont très particulières d’après le livre de conduite 314 de la mise en scène de Jouvet. Quand elles font ce « jeu », elles s’avancent en ligne au centre, entre deux colonnes, de sorte que soit créé une sorte d’espace encadré. En plus souvent elles font la révérence après avoir joué une « scène ». La rupture entre leur jeu et la « réalité » des autres personnages est ainsi visuellement mise en relief par Jouvet.

Le rappel successif de l’histoire mythologique par la bouche de plusieurs personnages rejoint l’attente du public sur ce qui va se passer dans la pièce d’une part, s’oppose aux histoires épisodiques ajoutées par l’imagination « divagante » de l’auteur d’autre part. Giraudoux semble éveiller sans cesse la conscience de son spectateur en tant que témoin de l’événement, dont le statut est très équivoque : tout en sachant le dénouement, on retient son souffle à l’idée que la fin n’est pas encore déterminée dans cet univers fictif.

Mais, à part le mythe et des épisodes en prolifération, il y a un autre mouvement dramatique : la tentative d’Égisthe. Il ne suit pas le destin « déterminé » par les dieux. Mais il ne provoque pas pour autant une prolifération de petites anecdotes originales. Il tente de créer le nouveau mythe qui remplacerait l’ancien, en engageant la responsabilité politique : mariage d’Électre au Jardinier, mariage de lui-même avec Clytemnestre dans le but de sauver le pays, et abdication pour qu’Oreste lui succède. Laissons de côté dans notre travail la question sur sa sincérité. Il nous faut remarquer ici que cette réplique singulière peut se comprendre dans ledit contexte :

‘Égisthe : Nous aurions à être strictement entre humains pendant un petit quart d’heure.  315  ’

Le régent cherche à s’orienter vers un autre chemin que celui que le mythe avait déterminé depuis longtemps ; c’est pour cela que, pour parler du mariage d’Électre, Égisthe a besoin d’empêcher l’intervention des dieux sous l’autorité desquels le mythe a été écrit. C’est pourquoi l’audacieux « a mené une guerre sans merci à ceux qui faisaient signe aux dieux » 316 et « menacé secrètement de mort tous les princes qui pourraient épouser Électre » 317 pour réussir à donner la fille de Clytemnestre « à une famille invisible des dieux, amorphe, et dans laquelle ni ses yeux ni ses gestes n’auront plus de phosphore » 318 . Ainsi Égisthe est réhabilité chez Giraudoux. Il devient « l’une des premières figures modernes de l’homme d’État, peu scrupuleux sur les moyens, mais dévoué à sa cause, alors que dans l’histoire mythologique, il n’est qu’un personnage fort déprécié, ou négligé » 319 , et connu pour son statut d’amant de la femme du roi qu’il a assassiné.

Le mythe d’Électre et le projet avançant sous l’autorité d’Égisthe, s’opposent et rivalisent en face du spectateur, dernier « personnage » silencieux. Cependant, la structure de la pièce est encore plus compliquée, car il y a une autre confrontation. Il s’agit de l’opposition entre la nécessité imminente de l’accès au trône du régent et la poursuite de la vérité par la fille d’Agamemnon. Mais, cette confrontation est étrange. Rappelons que, malgré sept ans d'attention à propos du mariage d’Électre avec « une famille invisible des dieux, amorphe », Égisthe finit par échouer. C’est qu’Oreste chasse le Jardinier, fiancé désigné par Égisthe pour l’héroïne, et que le Jardinier n’y peut rien. On ne comprend pas pourtant en quoi la présence du fils d’Agamemnon est plus persuasive et autoritaire que l’autorité d’Égisthe envers le Jardinier. En outre, le régent sait qu'au moyen du mariage légitime avec la reine, femme d’Agamemnon, il peut seul « défendre Argos contre [les] Corinthiens qui arrivent déjà aux portes de la ville » 320 , et que puisqu’Électre et Oreste sont en son pouvoir, il peut les tuer aisément. Néanmoins, Égisthe ne tente finalement pas de supprimer la fille ni le garçon, qui est son futur assassin, et laisse avorter son projet.

D’ailleurs, il semble qu’il y a une certaine réciprocité entre Électre et Égisthe. Dans la troisième scène de l’acte I, lorsque le Président parle à sa femme Agathe et au Jardinier du caractère funeste d’Électre, ils prennent l’entrée d’Égisthe pour l’entrée d’Électre :

‘Le Président : Les morts ! Ah ! je les entends les morts, le jour où leur sera annoncée l’arrivée d’Électre. Je les vois, les assassinés demi-fondus déjà avec les assassins, les ombres des volés et des dupes doucement emmêlées aux ombres des voleurs, les familles rivales éparses et déchargées les unes dans les autres, s’agiter et se dire : Ah ! mon Dieu, voici Électre. Nous étions si tranquilles !
Agathe : Voici Électre !
Le Jardinier : Non, pas encore. Mais c’est Égisthe. 321

Par ailleurs, le Mendiant suggère une sorte de complémentarité entre la jeune fille et son oncle. Il s’agit de la scène où Égisthe reprend Électre qui ne cesse de se languir à l’idée du sort tragique de son père :

‘Égisthe : [...] Je ne sais si tu t’en rends compte : tu n’es plus qu’un somnambule en plein jour. Dans le palais et dans la ville, on ne prononce plus ton nom qu’en baissant la voix, tant on craindrait, à le crier, de t’éveiller et de te faire choir...
Le Mendiant : criant à tue-tête : Électre !
Égisthe : Qu’y a-t-il ?
Le Mendiant : Oh, pardon, c’est une plaisanterie. Excusez-moi. Mais c’est vous qui avez eu peur et pas elle. Elle n’est pas somnambule. [...] C’est vous qui avez bronché. Qu’est-ce que cela aurait été si j’avais crié tout à coup : Égisthe ! 322

Ceux qui entendent parler le Mendiant sont sans doute incités à se demander, par l’effet de symétrie, si Électre « s’éveille » à ce cri. Voilà pourquoi, en dépit de l’antagonisme verbal évident entre Électre et Égisthe, il semble qu’au niveau dramaturgique, quelque complémentarité se fasse sentir.

Somme toute, nous pouvons constater trois mouvements distincts dans la pièce : l’histoire mythologique de la fille des Atrides dont le public se souvient, le dessein politique d’Égisthe de la renouveler, et la prolifération de « divagations » provoquées par cette « femme à histoires » qu’est Électre. A cela s’ajoute une condition : la volonté d’Égisthe ne sera pas concrétisée sans le consentement de cette dernière. Comment pouvons-nous comprendre cette rivalité triangulaire ? Par quelle nécessité la réécriture palimpseste de Giraudoux aboutit-elle à un texte tellement complexe ?

Notes
308.

Electre, p. 631.

309.

Gilles Deleuze, « Un manifeste de moins » in Superstitions, Paris, les Editions de Minuit, 1975, p. 88.

310.

Electre, p. 615.

311.

Ibid., pp. 616-617.

312.

Ibid., p. 599.

313.

Ibid., p. 600.

314.

Il s’agit du livre de conduite du spectacle fait sous la dictée du metteur en scène (1937). Département des Arts du spectacle, BNF, cote : LJMs 34.

315.

Electre, p. 608.

316.

Ibid., p. 611.

317.

Ibid., p. 621.

318.

Ibid., p. 617.

319.

Gérard Genette, op. cit., pp. 484-485.

320.

Electre., p. 672.

321.

Ibid., p. 607.

322.

Ibid., p. 619.