3. Le Mendiant comme « sujet épique »

Nous avons déjà vu que le spectateur est obligé de participer à la pièce, comme « témoin », personnage silencieux. À cet égard, il faudrait rappeler qu’un autre personnage, pure invention de Giraudoux, observe à l’écart ce qui se passe dans la pièce, de même que le public observe la scène attentivement et silencieusement : c’est le Mendiant. Giraudoux nous paraît donner à cet homme mystérieux une place privilégiée et exceptionnelle. D’abord, il sait ce que les autres ne savent pas. Par exemple, le Mendiant suggère la tentation meurtrière d’Égisthe envers Électre :

‘Le Mendiant : Alors, il veut la tuer ! Il n’y a aucun doute. Il veut tuer sa nièce chérie. 323

Nous avons déjà vu que c’est lui qui évoque une certaine réciprocité entre Égisthe et Électre. Ensuite, la première réplique d’Égisthe n’est ni sur la reine, ni sur le futur d’Argos mais sur l’escabeau sur lequel va s’asseoir le Mendiant :

‘Égisthe :Pourquoi cet escabeau ? Que vient faire cet escabeau ? 
Serviteur : C’est pour le Mendiant, Seigneur. 324

Le régent continue à parler du Mendiant dans beaucoup de lignes qui suivent, et s’intéresse notamment à l’éclaircissement de l’identité de cet intrus mystérieux et le compare avec le dieu. Ce qui a pour effet de suggérer une certaine égalité entre le trône auquel Égisthe a besoin d’accéder et l’escabeau du Mendiant. Ainsi Giraudoux guide-t-il le spectateur à porter attention à ce que cet étrange personnage raconte.

Par ailleurs, la plupart des connaissances du Mendiant riment étrangement avec celles du public. Lorsque le Jardinier parle du caractère doux de l’héroïne, le Mendiant affirme la férocité potentielle de la nièce d’Égisthe et parle à ce dernier de l’idée de tuer :

‘Le Mendiant : Si donc cet homme se méfie de sa nièce, s’il sait qu’un de ces jours, tout à coup, [...] elle va commencer à mordre et à mettre la ville sens dessus dessous, et monter le prix du beurre, et faire arriver la guerre, et cætera, il n’a pas à hésiter. 325

C’est Électre qui le fait tuer d’après le mythe, et non pas lui qui élimine la fille. Le Mendiant conseille à Égisthe de faire le contraire. De plus, il donne des explications complémentaires à des détails nouvellement ajoutés par l’auteur. Prenons comme exemple les premières phrases de son monologue qui termine l’acte I :

‘Le Mendiant : C’est l’histoire de ce poussé ou pas poussé que je voudrais bien tirer au clair. Car, selon que c’est l’un ou l’autre, c’est la vérité ou le mensonge qui habite Électre, soit qu’elle mente sciemment, soit que sa mémoire devienne mensongère. 326

Dans la scène 4 de l’acte I, la mère et la fille se disputent pour des bagatelles parmi lesquelles « l’histoire de ce poussé ou pas poussé » : la mère a fait tomber son fils Oreste sur le marbre, est-ce que c’est parce que la fille qui était dans l’autre bras de la mère a poussé son petit frère, ou bien, que la mère était inattentive ? Elles s’imputent mutuellement la responsabilité de la chute du petit Oreste. Cette dispute conçue par Giraudoux est interrompue par Égisthe qui commence à parler du mariage de sa nièce avec le Jardinier. Le public est obligé de sentir une soif de curiosité : il doit se demander ce que l’auteur donne comme nouveaux détails au mythe. Il y a rien d’étonnant si, en écoutant le monologue qui commence par « poussée et pas poussée », le public porte une grande attention au Mendiant, qui paraît apaiser sa soif. Par ce procédé l’auteur réussit à mettre face à face, le spectateur et le Mendiant, les deux seuls « personnages » qui semblent plus informés que les autres sur le mythe d’Électre. Par ce moyen le public est invité à ressentir une connivence avec le Mendiant.

La connivence entre les deux est affirmée sur le plan de la mise en scène également. Une fois entré en scène, le Mendiant ne la quitte presque jamais. Le personnage est tout le temps là comme s’il accompagnait l’autre « personnage », celui qui est obligé de rester sans bouger depuis le début jusqu’à la fin : le public. Pendant le monologue que nous venons d’évoquer, deux autres personnages principaux sont laissés sur la scène sans qu’ils ne prononcent un mot : Oreste et Électre. C’est que dans les scènes précédentes, la sœur et le frère parlent de la haine que celle-ci ressent, brûlent de venger leur père, et s’endorment. En fin de compte, parmi les personnages d’Électre, qui sont présents pendant que le Mendiant prononce son discours sur « l’histoire de ce poussé ou pas poussé », on trouve premièrement, les deux jeunes protagonistes de la tragédie grecque qui seront les auteurs du futur massacre d’Égisthe et de Clytemnestre ; deuxièmement, le spectateur en tant que détenteur de la mémoire sur le mythe grec ; et troisièmement, le Mendiant qui rappelle sans cesse au public son statut en tant que détenteur de l’histoire mythologique.

Entre parenthèse, c’est Louis Jouvet qui joue cet étrange rôle lors de la création de la pièce. L’un des grands intérêts des amateurs du théâtre de Giraudoux est d’admirer le jeu exceptionnel de ce monstre sacré. Notamment lors de la création de L’Impromptu de Paris, six mois après la création d’Électre, les amateurs ressentent un grand plaisir car Jouvet joue le rôle portant son propre nom. Ce « Jouvet » est directeur du théâtre de l’Athénée, chef de troupe théâtrale, et comédien... Ainsi, malgré le caractère fictif des événements représentés, il est très proche du vrai Louis Jouvet. La pièce est écrite de telle sorte qu’elle donne l’impression de découvrir des choses qui devraient se passer seulement en coulisses. Mais ce personnage si semblable au metteur en scène sert en fait de porte-parole à l’auteur. Par l’intermédiaire de la voix de Jouvet, le spectateur entend également Giraudoux. C’est peut-être le cas lors de la création d’Electre aussi. Giraudoux tente de tirer le meilleur parti possible de la voix de Jouvet, la voix double, qui est capable de s’adresser directement au public, en le chargeant du rôle du Mendiant. Ainsi, par le moyen de la distribution, Giraudoux met en avant la prépondérance de ce rôle mystérieux.

Mais, il faut aller plus loin. À la fin de la pièce, la vengeance des enfants pour leur père s’accomplit finalement, mais en dehors de la scène. C’est le Mendiant qui en fait la narration. Il commence par rappeler la scène du massacre du roi Agamemnon, tout en y ajoutant de petits détails originaux : le roi glissant sur les dalles en rentrant au palais, Clytemnestre le maintenant par terre de toutes ses forces, la haine profonde de la reine pour le petit doigt et les poils gris dans la barbe de son mari... Après, il continue la deuxième narration sur la mort des assassins du roi, laquelle se termine par cette révélation tout à fait étonnante pour le spectateur.

‘Le Mendiant : [...] l’on sentait que s’il voulait maintenant se débarrasser de la reine, ce n’était plus pour combattre seul, mais pour mourir seul, pour être couché dans la mort loin de Clytemnestre. Et il n’y est par parvenu. Et il y a pour l’éternité un couple Clytemnestre-Égisthe. Mais il est mort en criant un nom que je ne dirai pas.
La voix d’Égisthe, au dehors : Électre ! 327

Égisthe ne veut pas mourir avec la reine. Il préfère mourir seul. De plus, il crie un nom en mourant : « Électre ! », ce qui ferait basculer l’histoire mythologique. Clytemnestre n’est pas aimée de son amant pour autant ! Celui-ci aime Électre ! Ce qu’il faut souligner ici, c’est que le Mendiant s’abstient de préciser le nom qu’Égisthe mourant crie. Fait curieux, son monologue s’arrête brusquement. Par la fin du monologue qui se termine d’une manière singulière, le Mendiant abandonne, pour la première et la dernière fois, celui qu’il accompagnait durant la pièce entière, le spectateur. Celui-ci est obligé de faire face, tout seul, à la révélation inouïe : l’histoire d’amour cachée d’un régent généreux et équitable. À ce propos, la narration du Mendiant sur le massacre faite par Oreste est « directe » ; elle est une sorte de radio-reportage, puisque le personnage la commence seulement après avoir vérifié – on ne saurait dire comment – qu’Oreste rejoint les deux victimes en dehors de la scène : « une minute. Il les cherche. Voilà! Il les rejoint ! » 328 . Par la parodie de récit au sens de « la narration d’un événement survenu hors scène » du théâtre classique 329 , le spectateur apprend l’échec total du dessein politique d’Égisthe aussi bien que sa mort misérable. Dans la solitude complète, sans être accompagné de son double qu’est le Mendiant, le spectateur est obligé d’assister au moment crucial : l’histoire d’Égisthe qui se confrontait avec le mythe tombe dans l’abîme insondable de la perte où gisent « la petite cloporte » 330 qu’est le Jardinier quittant la scène pour toujours à la fin de l’acte I, « les assassinés demi-fondus déjà avec les assassins », « les ombres des volés et des dupes doucement emmêlées aux ombres des voleurs » et « les familles rivales éparses et déchargées les unes dans les autres » 331 . C’est là où Électre tient le gouvernail en tant que « femme à histoires », là où la « divagation » s’impose : le régent sage finit par devenir une composante de l’univers des oubliés, aussi petite qu’un insecte inconnu et chétif.

Il nous semble compréhensible pourquoi Égisthe et Électre ne sont pas gratuitement confrontés, mais liés par une certaine réciprocité, que le premier laisse se promener la seconde sans l’assassiner alors qu’il aurait pu le faire depuis longtemps, et que le sacre auquel Égisthe aspire ne se réalise sans le consentement d’Électre : ne serait-ce pas pour que la pièce fasse basculer à la fin le monde dans l’acceptation probable que, derrière l’éclat du mythe connu, il y a l’immense ombre noire constituée d’innombrables histoires oubliées, y compris celle d’Égisthe noble, généreux et amoureux ? Cela explique pourquoi il faut que le seul témoin de ce basculement total qu’est le spectateur soit aussi le seul détenteur du mythe. La pièce a pour effet d’inviter le public à se distancier de la prépondérance du mythe connu sur les autres faits divers méconnus, à enlever au mythe « tout ce qu’il a d’évident, de connu, de patent », et à « faire naître à son endroit étonnement et curiosité » 332 . Dans ce sens-là Giraudoux est contemporain de Brecht, théoricien du théâtre. Mais il ne l’est pas en tant qu’épigone. Comme le fait bien remarquer Noriko Nakamura, nous aurions beau insister « sur l’analogie entre les deux dramaturges », d’autant plus que « le système de référence pour Brecht, qui est la réalité sociale déterminée, est bien spécifique » 333 tandis que notre auteur vise à s’écarter de la réalité quotidienne et à se borner à revisiter des histoires mythologiques. Mais bien loin de là, la dramaturgie de Giraudoux devient « brechtienne » en prenant un chemin original : la recherche de la conjonction de deux valeurs contraires – le mythe et des histoires méconnues, le héros et les petites gens – dans l’écriture dramatique. Électre ne peut-elle pas se lire dans le prolongement des multiples tentatives de l’écrivain pour dépasser la collision entre deux formes littéraires, la forme dramatique traditionnelle dont le mythe constitue l’action principale, et la « divagation » poétique selon Giraudoux ?

C’est dans cette perspective que se comprend le fait que les petites gens surgissent au moment où la vengeance s’accomplit dans Argos en flamme. A priori, les mendiants, la femme de Narsès et les autres ne sont même pas comptés comme de simples figurants dans le mythe des Atrides. Mais Giraudoux les fait apparaître les uns après les autres à la fin de sa pièce. Notamment cette « femme de Narsès » est une figure emblématique à cet égard, étant donné qu’elle ne vivait jusque-là que dans les divagations du Mendiant 334 . Mais voilà l’incarnation visible du personnage qui arrive pour se mettre à l’écoute du Mendiant, pour aider Électre et son petit frère, et surtout pour faire s’accomplir la vengeance d’Électre, sous l’égide de laquelle l’univers cosmique de Giraudoux est transposé dans la pièce. Chez Giraudoux, la fin de l’histoire mythologique reste intacte mais à une seule condition : elle est accompagnée par la prolifération de petites gens et de petits épisodes, ainsi que par un gigantesque labyrinthe d’images et de sens que n’avait pas la « tranquille certitude d’un univers sans duplicité » 335 du mythe des Atrides.

Il faut bien rappeler, avant de conclure cette réflexion sur Électre, l’importance du rôle du Mendiant à l’égard du développement considérable de la dramaturgie narrative dans cette pièce. Il suscite sans cesse la curiosité du public en tant que complice de celui-ci ; il le surprend quelquefois en lui divulguant de petites « vérités » qui ne sont pas mentionnées dans le mythe connu. Malgré tout, une fois entré en scène, il est visuellement omniprésent et prédispose le public à s’intéresser tout le temps à cette étrange figure. Il nous semble qu’il peut être qualifié de « sujet épique ». Quand l’unité du drame « ne réside pas dans la continuité de l’action », l’unité du « moi épique » 336 expose les circonstances et les événements. En effet, la prolifération des associations des images indéfinies, ainsi que des histoires protéiformes, rompt avec la continuité de l’action dramatique dans Électre, pourtant la présence du Mendiant constitue l’unité alternée avec celle de l’action.

Jean-Pierre Sarrazac montre une divergence avec la théorie szondienne en ce qui concerne l’interprétation du « moi épique ». Alors que le théoricien allemand regrette l’émergence du « sujet épique » en donnant l’alerte sur la « crise du drame », l’auteur de Jeux de rêves affirme qu’à la suite de l’avènement du « sujet épique », « le drame ancien finirait par accoucher – en une fusion néo-hégélienne forme-contenu – du théâtre épique moderne » 337 . Si le sujet « rhapsodique », conception évoluée et développée à partir de celle de Szondi, est une « parfaite métaphore non seulement du spectateur, mais peut-être aussi, tout simplement, de l’homme d’aujourd’hui » 338 , le Mendiant de Giraudoux ne s’avère-t-il pas une métaphore non seulement du spectateur, mais peut-être aussi, de la progression de la dramaturgie narrative de Giraudoux ? Huit ans passés, ces deux camps théoriquement antinomiques, le drame et la « divagation poétique », se rapprochent, grâce à l’insertion de l’étrange figure qu’est le « sujet épique ».

Notes
323.

Ibid., p. 613.

324.

Electre p. 607.

325.

Ibid., p. 614.

326.

Ibid., p. 638.

327.

Ibid., pp. 683-684.

328.

Ibid, p. 683.

329.

Georges Forestier, Rubrique « récit » in Dictionnaire encyclopédique du théâtre, L-Z, p. 1372.

330.

Voir : p. 143, note 3.

331.

Electre, p. 607.

332.

Bertolt Brecht, Théâtre épique, théâtre dialectique. Ecrits sur le théâtre, Paris, L’Arche, 1999, p. 127. « Qu’est-ce que la distanciation ? Distancier un processus ou un caractère, c’est d’abord, simplement, enlever à ce processus ou à ce caractère tout ce qu’il a d’évident, de connu, de patent, et faire naître à son endroit étonnement et curiosité ».

333.

Noriko Nakamura, « Electre : un enjeu du détournement giralducien », in Jean Giraudoux et l’écriture palimpseste, actes du colloque de la Société internationale des études giralduciennes, Montréal, 26-29 septembre 1995, Montréal (Québec) : Département des études françaises de l'Université de Montréal, 1997, p. 213.

334.

Electre, p. 614. Voici la réplique du Mendiant dans la scène 3 de l’acte I : « J’ai tué la louve. Elle commençait à manger les joues de Narsès. Elle n’était pas dégoûtée. La femme Narsès s’en est tirée. Elle ne va pas mal. Je vous remercie. Vous allez la voir. Elle va venir me chercher tout à l’heure. »

335.

L’expression est de Roland Barthes, Mythologies, Paris, Éd. eu Seuil, 1957, p. 26.

336.

Peter Szondi, op. cit., p. 60.

337.

Jean-Pierre Sarrazac, « Crise du drame », Introduction du Lexique du drame moderne et contemporain, p. 19.

338.

Jean-Pierre Sarrazac, Jeux de rêves et autres détours, p. 55.