1. Présentation d’un univers chaotique

Giraudoux dramaturge cède souvent à la tentation « qui consiste à peupler la scène d’une multiplicité de personnages hétéroclites et à élaborer un discours marqué par l’absurde où le pur plaisir du langage l’emporte sur la cohérence et la logique d’un dialogue solidement construit » 339 . Les premières scènes d’Intermezzo en sont de bons exemples. D’une part, tous les personnages entrent en scène en groupe, et non tous seuls. Au lever du rideau, le maire et le droguiste entrent successivement et forment un duo. Dans la scène suivante, Isabelle traverse la scène accompagnée de ses petites élèves. Dans la scène 4, deux autres hommes rejoignent les deux premiers ; au total, ils forment un groupe de quatre. Dans la scène 5, ce sont les Mangebois qui apparaissent en duo et s’adressent à ces hommes. C’est dans la scène 6 qu’Isabelle entre définitivement en scène ; elle n’est pas seule, mais avec ses élèves. Le nombre de personnages étant progressivement multiplié, l’aspect hétéroclite est ainsi souligné. D’autre part, « la cohérence et la logique d’un dialogue solidement construit » sont effectivement rompues par l’incompatibilité langagière entre eux, provoquée par « le pur plaisir du langage », la prédilection pour le détail en d'autres termes. Il s’agit notamment de l’éclatement du bavardage des Mangebois 340 et de l’enseignement d’Isabelle, qui invente un nouveau langage composé au milieu de la nature, sans préoccupation pour le vocabulaire que l’on utilise dans l’école.

Pourtant, cet état chaotique est quand même discipliné par une certaine règle. Nos prédécesseurs font remarquer la « musicalité » de la pièce ; Colette Weil rappelle que Giraudoux préfère le « dosage » musical à la construction dramatique :

‘La genèse d’Intermezzo ne révèle que peu d’efforts de construction dramatique [...] Cela ne veut pas dire que la pièce ne soit pas construite. Mais un ‘‘ Intermezzo’’ demande une construction musicale, non dramatique. L’effort est dans la proportion, non dans la construction. [...] Si la scène 3 de l’acte II se présente sous forme de montage avec fragments déplacés et collés, ce n’est pas tant un nouvel enchaînement logique des arguments qu’un enchaînement plus musical des tirades. Tout est une question de dosage : Isabelle, très bavarde aux deux premiers actes avec le spectre, ne dit presque rien au IIIe ; le Spectre, très réservé aux deux premiers actes sur le thème de la mort, est intarissable au IIIe sur les jeunes filles. 341

Le soin accordé à ce « dosage » ou à cette « proportion » nous semble se manifester déjà tout au début de la version définitive de la pièce, comme nous venons de le remarquer. Les personnages entrent en scène de pair, soit en duo, ou en quartette. La scène 5 est consacrée à la « cantonade » des Mangebois (à la fin de la scène précédente, l’indication scénique : « On entend, à la cantonade, les voix des demoiselles Mangebois » 342 ). Effectivement, l’aînée, sourde, exige de lui « répéter les trois derniers mots ». Quant aux petites filles, elles donnent à entendre une sorte de chorale, puisqu’elles prononcent parfois des répliques d’une même voix et que l’inspection sur l’enseignement d’Isabelle se termine par leur chant original, La Marseillaise des petites filles 343 . Du début jusqu’à la fin de leur chanson, le public voit sans cesse évoluer plusieurs personnages, divisés en groupe et agencés différemment sur la scène, ce qui produit l’impression polyphonique de la pièce.

Cette pluralité vocale présente un contraste avec la valeur univoque de l’éducation et de la religion. Cette série de scènes bruyantes se termine par la sortie des Mangebois, quand l’examen de l’inspecteur commence. Ce personnage représentant l’autorité éducative parle « en solo », c’est-à-dire qu’il est seul et qu’il n’est couplé avec personne d’autre. Il pose des questions aux élèves une par une. D’après un des livres de conduite de la création 344 , dans cette scène « les élèves avancent en scène, les petites sont sur un rang face au public (au milieu), les deux plus grandes sont derrière », justement comme si elles allaient commencer le chant choral. Le dialogue entre l’inspecteur et les petites filles correspond justement à la relation verbale entre le chœur et le protagoniste dans le théâtre grec antique.

Chose très curieuse, chaque morceau de réplique susceptible de se rapporter à la musicalité, reflète parfaitement la méthode de pensée de son énonciateur : il s’agit du contraste entre le monisme et le pluralisme. Par exemple, l’Inspecteur, en solo, pose des questions qui n’ont a priori qu’une seule bonne réponse :

‘L’Inspecteur : Expliquez-moi la différence entre les monocotylédons et les dicotylédons ?  345

Toi, qu’est-ce qu’un angle droit ?  346

Pourtant, à chaque question, chaque fille répond à sa manière hétéroclite. Leurs réponses sont toutes loin de la bonne réponse souhaitée :

‘Gilberte : L’arbre est le frère non mobile des hommes.[...] Par ses branches, les saisons nous font des signes toujours exacts. Par ses racines les morts soufflent jusqu’à son faîte leurs désirs, leurs rêves. 347

L’angle droit n’existe pas dans la nature. Le seul angle à peu près droit s’obtient en prolongeant par une ligne imaginaire le nez grec jusqu’au sol grec 348 .’

L’enseignement d’Isabelle, fondé sur l’idée d'hybridation langagière protéiforme, renouvelle la notion de la discipline botanique et fait voler en éclats l’autorité de la vérité absolue et univoque, que le « magnifique dix-neuvième siècle a tendu[e] sur » 349 la France.

Isabelle qualifie ailleurs « le savoir humain », que l’on apprend à l’école, d’« égoïsme terrible » parce que le dogme de ce savoir est de « rendre impossible ou stérile toute liaison avec d’autres que les humaines à désapprendre, sauf la langue humaine, toutes les langues qu’un enfant sais déjà » 350 . Quant aux autres langues que celle des hommes, il y en a tellement que nous ne pouvons pas les compter toutes dans l’univers cosmique de la littérature giralducienne : les échos parlent avec Alcmène dans Amphitryon 38 ; le corps mort raconte la vie de son ancien propriétaire dans Suzanne et le Pacifique ; un restaurant garantit à un soldat que celui-ci ne mourra pas au front 351 . Tous les objets sont prêts à révéler les histoires inconnues qui les concernent et qui ne seront pourtant pas mises au jour, sans doute pour toujours. C’est pourquoi ce propos hystériquement prononcé par l’Inspecteur n’est pas simplement ridicule mais juste :

‘L’Inspecteur : Et je suppose, Mademoiselle, si je comprends bien votre méthode, que vous avez imaginé aussi, pour expliquer les petits ennuis et les petites surprises de la vie, un second personnage malin et invisible, celui qui claque les volets la nuit ou amène un vieux monsieur à s’asseoir dans la tarte aux prunes posée par négligence sur une chaise ? 352

Ce « second personnage » pourrait exister sans doute, mais quelque part dans un ailleurs auquel on ne peut accéder. Ce que l’on peut recevoir, ce ne sont que quelques « signes » furtivement lancés par cet inconnu, comme le fait le narrateur du Signe 353 dans La France Sentimentale. Il n’y a pas de preuve évidente de la visite de ces « signes ». Mais on sent le lien entre cela et tel ou tel événement ou phénomène. Il n’y a rien d’étonnant si cette pure irrationalité et le savoir des hommes modernes, ne peuvent pas jouer sur un même terrain. Pour ainsi dire, ces deux personnages, Isabelle et l’Inspecteur, n’ont pas de langage commun qui leur permette de se trouver face à face. C’est pourquoi le droguiste a raison de signaler le désaccord inéluctable entre Isabelle et l’Inspecteur :

‘Le Droguiste : [...] Tous deux se meuvent dans des réalités trop différentes pour que l’un puisse nuire à l’autre. Ils ne sont pas séparés seulement par du verre. Ils vivent dans deux registres complètement différents de la vie [...] 354

Mais les élèves ne suivent pas pour autant l’exemple de leur enseignante. Sur ordre de l’Inspecteur, les petites écoutent le discours austère de l’Inspecteur sur l’importance de l’Administration et l’Institution obligatoire, et prononcent le dernier mot de chaque phrase (« Vous savez que vous avez à redire après moi le dernier mot de chaque phrase importante »), sans en comprendre le sens. Pourtant, à la fin de ce discours, elles récitent le mot en synchronie avec l’Inspecteur, de la même façon que l’on dit en général d’une seule voix « ainsi soit-il » à la fin d’une prière à l’église. Dans les premières scènes de la pièce, la réplique « au soleil ! » simultanément hurlée par les filles et l’Inspecteur, qui ne garde plus le sens initial de la phrase entière 355 , trahit leur manque d’autonomie en ce qui concerne leur jugement de valeur. Les enfants ne sont qu’un mégaphone en quelque sorte, car ils suivent comme des moutons sans être critiques 356 . Cela voudrait dire que, quand elles sont avec Isabelle, elles suivent ses leçons aveuglément 357 . Ce qui crée le terrain où « deux registres complètement différents de la vie » se rencontrent de front. Par l’intermédiaire de la voix chorale, les deux camps qui n’auraient pas pu se croiser se heurtent violemment. Voilà pourquoi l’Inspecteur est complètement perturbé quand, lors de l’inspection des élèves d’Isabelle, l'une d’elles lui donne, après de désordres verbaux successifs, pour une fois une bonne réponse à la question d’une simple addition (« combien font deux et deux »), dont la réponse « quatre » est qualifiée de « vérité » :

‘L’Inspecteur : [...] Toi ! combien font deux et deux ?
Daisy : Quatre, Monsieur l’Inspecteur.
L’Inspecteur : Vous voyez, Monsieur le Maire... Ah ! pardon ! Ces petites imbéciles me font perdre la tête. D’ailleurs, au fait, d’où vient que, pour elles aussi, deux et deux font quatre ? Par quelle aberration nouvelle, quel raffinement de sadisme, cette femme a-t-elle imaginé cette fausse table de multiplication absolument conforme à la vraie ? Je suis sûr que son quatre est un faux quatre, un cinq dévergondé et dissimulé. Deux et deux font cinq, n’est-ce pas, ma petite ?
Daisy : Non, Monsieur l’Inspecteur. Quatre. 358

La logique de l’enseignement d’Isabelle risque d’être, pour ainsi dire, un peu dangereuse. Comme nous l'avons vu dans le sous-chapitre précédent consacré avec l’analyse d’Électre, la « vérité » chez Giraudoux n’a rien à voir avec les mathématiques, mais avec un trésor d’histoires inconnues, qui habitent secrètement le monde. Mais, pour ceux qui ne savent pas voir le monde sur deux registres, c’est-à-dire le réel tel qu’on le voit avec une échelle unique de valeur et le grand espace où habitent des esprits mineurs et inconnus, la logique apportée par cette jeune enseignante est impossible à manier, mais bien plus, risque même d’entraîner la vérité incontestable, telle qu'une opération arithmétique, dans l’absurdité.

Notes
339.

Catherine Nier, Figures du dédoublement et rénovation dramatique dans le théâtre de Jean Giraudoux, Thèse de doctrat en littérature française sous la direction de Madame Christine Hamon, l’université Lumière-Lyon II, 1994, p. 328.

340.

Nous avons parlé antérieurement des digressions successives et du malentendu de ces curieuses soeurs dans ce présent travail. Voir : p. 129.

341.

Colette Weil, Edition critique de Jean Giraudoux, Introduction à Intermezzo, Paris, Editions Ophrys, 1975, p. 32.

342.

Intermezzo, p. 287.

343.

Ibid., p. 299.

344.

Op.cit.

345.

Intermezzo, p. 297.

346.

Ibid., p. 299.

347.

Ibid., p. 297.

348.

Ibid., p. 299.

349.

Ibid., p. 298.

350.

Intermezzo, p. 317.

351.

Jean Giraudoux, Souvenir de deux existences, Paris, Grasset, 1975, p. 103. « Lui, le restaurant de l'avenue Matignon, savait. Je n'y ai éprouvé que des joies de bien-être, que l'aise d'un petit décor, mais il savait, ses banquettes, ses colonnes savaient qu'un officier m'écarterait brutalement du train de blessés qui tomba dans l'Oise, et que je prendrais le suivant. Ses miroirs savaient que je me verrais à nouveau, nez triplé dans leur biseau, que mon nez ne serait pas coupé ! Ses fourchettes, que je reviendrais avec mes mains. »

352.

Intermezzo, p. 298.

353.

Le narrateur attend l’arrivée de « signes » après la disparition de son meilleur ami, Dumas. Citons un des passages représentatifs de cette idée : « Pour la première fois, je l’attendais enfantinement, comme un animal le signe qui annonce le vent ou l’eau. Enfantinement, je récapitulais les signes précédents. Quatre fois cela avait été une branche s’inclinant vers moi sans qu’aucune brise fût perceptible : après quoi l’univers avait repris pour moi ses couleurs, après quoi j’avais éprouvé les mêmes petites joies à voir un pensionnat sur la tour Eiffel, un nègre dans un belvédère, et les mêmes petits chagrins devant le tombeau de Musset et le cœur de Molière... Quatre fois un bien-être éprouvé subitement au confluent de deux ruisseaux : après quoi j’avais eu à nouveau le désir de lire, d’écrire et enfin de parler ». La France sentimentale, p. 210.

354.

Intermezzo, p. 326.

355.

Citons la phrase entière : « Qu’elle [= l’humanité] cesse de croire au principe divin même, et à l’Instruction obligatoire succédera tout naturellement la Clarté obligatoire, qui nettoiera la terre du rêve et de l’inconscient, rendra les mers transparentes jusqu’au fond des Kouriles, la parole des filles enfin sensée, et la nuit, Monsieur le Spectre, semblable au soleil.» Intermezzo, p. 337.

356.

Dans Judith aussi, un garçon parle pour les adultes. Judith, p. 205.

357.

Il se peut que Luce soit une exception ; Giraudoux consacre quelques lignes à la petite scène ,seul à seule entre le Spectre et cette petite curieuse. Cf. Intermezzo, pp. 332-333.

358.

Ibid., p. 299.