2. Le Spectre : danger ou salut ?

On dirait que Giraudoux crée ce personnage mystérieux, le Spectre, comme une espèce de pierre de touche du principe de l’enseignement d’Isabelle. C’est que, ce à quoi elle cherche à obtenir à la suite de la rencontre avec le Spectre, semble non moins absurde que la vérité arithmétique dénaturée par l’Inspecteur qui perd son sang-froid. Elle s’adresse au Spectre pour parler avec lui du mystère de la mort. L’attitude, le comportement ou « la vie » des morts l’intéressent et l’incitent à poser des questions à son ami mystérieux. Si elle le harcèle de tant de questions, c’est à cause de son rêve « d’une grande entreprise » : apprendre aux morts qu’ils sont immortels :

‘Isabelle : Ne croyez-vous pas que tout serait merveilleusement changé, pour vous et pour nous, s’il surgissait un jeune mort, une jeune morte, - ou un couple, ce serait si beau, - qui leur fasse aimer leur état et comprendre qu’ils sont immortels ? ’

Pourtant, en guise de réponse, le Spectre parle, de son côté, d’une chose tout à fait absurde : la fin de la mort.

‘Le Spectre : Il arrive qu’une fatigue les prend, qu’une peste des morts sur eux souffle, qu’une tumeur de néant les ronge... Le beau gris de leur ombre s’argente, s’huile. Alors, c’est bientôt la fin, la fin de tout...
Isabelle : Voyons, vous n’allez pas croire cela !... Il est sûrement un moyen d’expliquer cette défaillance !
Le Spectre : La fin de la mort.
Isabelle : Certainement non ! Ne soyez pas obstiné... Racontez-moi tout et je suis sûre de tout vous expliquer pour le mieux... 359

Isabelle est d’emblée captivée par le discours mystérieux prononcé par ce soi-disant mort qu’elle voulait rencontrer depuis son enfance. Néanmoins, il est évident que la mort est une vérité aussi incontournable que le chiffre quatre, comme l’addition de « deux plus deux ». À force de désirer toucher aux bornes de la vérité, la protagoniste est en train d’aller trop loin...

Examinons de près les propos de la jeune fille. Isabelle avait écrit dans son journal une phrase assez étrange au sujet du spectre : « il va sûrement m’apparaître, et quels conseils ne va-t-il pas me donner pour rendre la ville enfin parfaite » 360 . Qu’entend-elle par la « ville parfaite » ? Quel est le rapport entre la notion de « perfection » et l’apparition du spectre ? Evoquons avant tout des phénomènes qui se produisent après que la ville est hantée par l’apparition. D’après le contrôleur, « une influence inconnue » qui « sape peu à peu tous les principes, faux d’ailleurs, sur lesquels se base la société civilisée » 361 . Il s’agit des « divagations » qui ne restent plus abstraites, mais matérialisées !

‘Le Contrôleur : [...] Notre ville est hantée !
Le Droguiste : Elle est bien plutôt dans cet état où tous les vœux s’exaucent, où toutes les divagations se trouvent être justes. Chez un individu, cela s’appelle l’état poétique. Notre ville est en délire poétique. Vous ne l’avez pas constaté sur vous-même ?
Le Contrôleur : Si fait ! Ce matin, à mon lever, j’ai pensé, Dieu sait pourquoi, à ce singe dénommé mandrill, dont le derrière est tricolore. Qui ai-je heurté en poussant ma porte ? Un mandrill. Un mandrill apprivoisé que des bohémiens tenaient en laisse, mais enfin, il y avait un mandrill sur mon trottoir.
Le Droguiste : Et si vous aviez pensé à un tatou, vous auriez heurté un tatou ; à une Martiniquaise et cela eût été une Martiniquaise, et tout se fût expliqué de la façon la plus naturelle, par le passage d’un cirque ou le déménagement d’un gouverneur colonial en retraite. 362

Ainsi, la réalité ne se distingue plus de la rêverie dans l’esprit du Contrôleur. Chez ceux qui vivent un amour adultérin, le vrai sentiment l’emporte sur le faux ou le disparu, puisqu’ils notent lors du recensement quinquennal officiel, « pour épouse non pas leur épouse réelle, mais la femme inconnue dont ils ont rêvé, ou la voisine avec laquelle ils sont en rapports secrets » 363 . Par ailleurs, ces phénomènes sont causés, à en croire le Maire, par « l’intrusion des puissances occultes ». Cet étrange pouvoir occulte fait en sorte que « le hasard frappe à coup sûr », car le premier prix de la loterie est tirée par un pauvre, non pas par le riche Monsieur Dumas qui le gagne d’habitude, et qu’une motocyclette est gagnée par le jeune champion de course de motocyclette, non pas par la bonne sœur 364 . C’est comme si un pouvoir tout-puissant observait la ville et intervenait dans les affaires humaines pour que tous les comptes tombent juste en ce bas monde.

Ce pouvoir surnaturel et omniscient nous rappelle tout de suite la « perfection » 365 de Jupiter dans Amphitryon 38. D’ailleurs il y a beaucoup de points communs entre le Spectre et le dieu omnipotent. Premièrement, la voix céleste suggère l’analogie entre le dieu tout-puissant et la mort dans la scène 4 de l’acte III de cette pièce d’inspiration mythologique, quand les époux Amphitryon-Alcmène craignent la visite officielle du Jupiter 366 . En deuxième lieu, si Alcmène partage son lit avec Jupiter, les gens ne souffrent plus de maux 367 , selon ce que dit Mercure. Ce qui n’est pas sans évoquer l’histoire de la loterie dans Intermezzo : le monde s’équilibre à la suite de la visite du Spectre dans la ville. Les pauvres deviennent moins pauvres. Les sportifs ont leur matériel nécessaire. Les riches sont... toujours riches. Mais enfin, l’affinité définitive entre la vie des morts et l’univers du dieu omnipotent réside dans la notion d’infinité. Jupiter propose de montrer à Alcmène son « infini de vides », avant qu’il n’efface la mémoire de celle-ci :

‘Jupiter : Veux-tu voir quel vide, quelle succession de vides, quel infini de vides est l’infini ? Si tu crains d’avoir peur de ces limbes laiteux, je ferai apparaître dans leur angle ta fleur préférée, rose ou zinnia, pour marquer un moment l’infini à tes armes.
Alcmène : Non.
Jupiter : Ah ! Ne me laissez pas aujourd’hui, toi et ton mari, toute ma divinité pour compte ! Veux-tu voir l’humanité à l’œuvre, de sa naissance à son terme ? Veux-tu voir les onze grands êtres qui orneront son histoire, avec leur belle face de Juif ou leur petit nez de Lorraine ?
Alcmène : Non. 368

L’univers de Jupiter est, sur le plan spatio-temporel, infini. Il ne fait pas la différence entre le passé et le futur, entre ici et ailleurs. C’est pourquoi, d’un côté, il mélange quelquefois le passé et le futur et qu’il anticipe en appelant Amphitryon « le vainqueur de la grande bataille de Corinthe » 369 , alors qu’il reste cinq ans jusqu’au début de la guerre ; de l’autre côté, il peut devenir n’importe quel animal, végétal, humain, eau, air 370 ... D’ailleurs, ne double-t-il pas également les deux humains, Amphitryon et Alcmène, d'une certaine manière ? Il ne s’agit pas de son déguisement en mari d’Alcmène, dont l’épisode est connu de tout le monde, mais du fait qu’ils deviennent « voyants » en attendant Jupiter vers la fin de la pièce. En se décidant à refuser le dieu tout-puissant au prix de leurs vies, le couple se met à parler de leur futur qui n’est même pas encore arrivé, comme s’ils étaient déjà tellement âgés. Ce n’est qu’un jeu, certes. Pourtant, comment peut-on expliquer cette curieuse précision dans une réplique d’Alcmène, parlée au temps du passé ?

‘Alcmène : Quand arriva la cinquantaine et que je fus nerveuse, riant et pleurant sans raison, lorsque je t’ai poussé, le ciel sait pourquoi, à voir certaines mauvaises femmes, sous le prétexte que notre amour en serait plus vif, tu n’as rien dit, tu n’as rien fait, tu ne m’as pas obéi, n’est-ce pas ?  371

En fin de compte, de même que Jupiter impose son emprise vis-à-vis de ce couple, le Spectre agit sur la ville entière d’Isabelle. La ville devient « parfaite » quand s’efface la distinction entre la vie et la mort, le passé et le futur, le vrai et le faux, le réel et l’irréel, le rêve et la réalité... Ces deux « personnages », pourvus de l’ultime pouvoir, ne sont pas sans évoquer le « moi » narratif qui prend en charge toutes les mémoires du monde. La conscience narratrice dans les récits romanesques de Giraudoux, est aussi protéiforme que le dieu tout-puissant ; elle fonctionne comme une espèce de chambre d’enregistrement intégral de tous les éclats de petits événements mineurs, y compris la vie et la mort du moindre petit animal vivant au bout du monde ; de la même façon, le pouvoir mystérieux du Spectre donne vie et forme aux rêves, aux désirs, aux voix qui seraient subitement disparus d’habitude.

Pourtant, la « perfection » est un terme non moins malheureux chez Giraudoux. Dans Cantique des cantiques, Florence voulant être « parfaite » devant le Président 372 , quitte ce dernier à la fin de la pièce. Lewis, ayant souhaité que Tessa devienne « parfaite » 373 , finit par la voir mourir. Dans Amphitryon 38, la perfection divine de Jupiter n’est pas désirée par Alcmène, qui préfère la vie humaine ordinaire plutôt que la vie en tant que divinité. En outre, dans Intermezzo, la ville « parfaite » ne se réalisera pas, car la jeune première se retrouve dans les bras du Contrôleur à la fin de la pièce, et ne se laisse pas entraîner par l’attraction captivante du Spectre. Cela crée une confusion en nous, car malgré tout cela, Giraudoux semble montrer ostensiblement l’affinité entre l’univers proposé par ce dernier, et la nappe narrative chargée par son fameux « moi ».

Notes
359.

Ibid.,p. 305.

360.

Ibid., p. 294.

361.

Ibid., p. 285.

362.

Ibid., p. 310.

363.

Ibid., p. 286.

364.

Ibid., p. 286.

365.

La trompette signale que Jupiter ignore les « imperfections du monde ». Amphitryon 38, p. 177.

366.

Citons le passage concerné. « Amphitryon : la mort peut venir. / La voix céleste : La mort peut venir. / Jupiter : La mort peut venir, dites-vous ? Ce n’est que Jupiter. » Amphitryon 38, p. 183.

367.

« Et les enfants de votre ville que la mort doit emporter cette semaine, ils sont huit, si vous désirez le savoir quatre petits garçons, et quatre petites filles, votre petite Charissa entre autres, vont être sauvés par notre nuit. [...] Les malades, les pauvres, tous ceux qui vous devront la vie et le bonheur, Jupiter les guérira ou les comblera. » Ibid., p. 160.

368.

Ibid., pp. 192-193.

369.

Ibid., p. 183.

370.

Citons cette réplique de Mercure adressée à Alcmème qui essaie de refuser obstinément la visite de Jupiter : « Nous avons pu voir que certains spectacles dans la nature, que certains parfums, que certaines formes vous irritent tendrement dans votre âme et dans votre corps, et que souvent, même au bras d’Amphitryon, il naît en vous vis-à-vis d’objets et d’êtres une tumultueuse appréhension. Vous aimez nager. Jupiter peut devenir l’eau qui vous investit et vous force. Ou si vous croyez marquer moins votre infidélité en recevant d’une plante, d’un animal la faveur du maître des dieux, dites-le, et il vous exaucera... » Ibid., p. 162.

371.

Ibid., p. 182.

372.

Cantique des cantiques, p. 732.

373.

Tessa, p. 386.