3. Règle du jeu : de perpétuelles oscillations entre deux pôles différents

Le monde insondable des morts, suggéré par le Spectre, ainsi que le vide auquel peuvent accéder les dieux seuls, a certes des affinités avec l’univers présenté par le « moi » narratif auquel nous avons consacré tant de pages dans la première partie. Mais, il faut constater la divergence capitale qui les distingue l’un de l’autre. C’est que, l’univers qui n’est pas à la portée des êtres humains vivants, est décrit d'un seul point de vue privilégié. Quant au narrateur supposé dans l’œuvre romanesque, il est sujet à de multiples métamorphoses, et ses descriptions sont nécessairement dues à plusieurs points de vue différents. Par ailleurs, ce que Jupiter et le Spectre, ces deux personnages surnaturels proposent de réaliser comme monde, revêt une sacralité mythologique, au sens barthésien, alors que le narrateur des récits romanesques est aussi « médiocre » que le Jardinier d’Électre l’est 374 .

Ce qui est curieux, c'est que, dans Amphitryon 38, l’omniprésence de Jupiter n’est pas remise en cause – personne ne le peut d’ailleurs, tant elle est évidente –, tandis que, dans Intermezzo, Giraudoux ne laisse pas intacte la soi-disant toute-puissance du Spectre : il le confronte avec le Contrôleur, amoureux d’Isabelle. Le Contrôleur promet à son aimée, avec une volonté implacable, de l’emporter sur l’apparition dans une discussion verbale :

‘Le Contrôleur : Je pouvais le combattre devant vous, lui montrer son impuissance à vous aider, et vous offrir ensuite la seule route, le seul acheminement normal vers la mort et vers les morts. 375

Cette « seule route » est de vivre, et non pas de rêver aveuglément au monde des morts. L’essentiel de sa thèse consiste à ne pas confondre la grandeur de la vie humaine et l’infinité éternelle de la mort, et donc à ne pas se laisser séduire par l’obscurité de l’au-delà.

‘Le Contrôleur : Ne touchez pas aux bornes de la vie humaine, à ses limites. Sa grandeur est d’être brève et pleine entre deux abîmes. Son miracle est d’être colorée, saine, ferme entre des infinis et des vides. [...] Chaque humain doit n’être qu’un garde à ses portes. Vous trahissez peut-être en ouvrant, en cédant à la poussée du premier mort venu. 376

Mais pourquoi Giraudoux met-il les choses au clair quand il s’agit de la mort ? Il nous semble important de nous référer à l’animosité affirmée de Giraudoux envers la vogue du freudisme. Giraudoux montre sa prise de position en ce qui concerne la psychanalyse, dans la nouvelle intitulée Le Mirage de Bessines, recueillie dans La France sentimentale. C’est une petite histoire sur un homme peintre, qui est embarrassé par un mirage fréquent sur sa région natale, Bessines. Il va consulter un oculiste, mais celui-ci lui dit seulement que « l’ennui [vient] plutôt de l’impossibilité à distinguer si c’était un malaise de la vue ou de l’âme » 377 et se déclare incompétent pour résoudre l’énigme. Rémy décide de retourner à Bessines « cherchant à savoir si cette obsession ne serait pas liée à un sentiment de culpabilité due à une faute commise dans l’enfance » 378 . Grâce à cette visite, il se rend compte heureusement que le mirage de Bessines qui le harcelait pendant des mois n'est pas celui du vrai Bessines. Soulagé, il lance le cri fort provocateur :

‘Merde pour toi, criait-il ! Et merde pour la psychologie, et la physiologie, et la psychophysiologie. Et merde pour Freud Sigmund. Je le plains infiniment d’avoir un mal à la langue. Mais aussi on n’embrasse pas l’impur ! Et merde pour la psychiatrie ! Et merde pour les hallucinés, et pour toi, mirage, trois fois merde ! 379

Catherine Nier résume en quelques mots l’attitude de Giraudoux envers Freud à partir de ce récit court sur Bessines : « Giraudoux emprunte à la méthode freudienne, mais c’est pour mieux la rejeter » 380 . En effet, prisonnier de l’idée d’avoir commis des erreurs dont il ne se souvient plus, Rémy va à la recherche du rapport entre le mirage et son pays natal sur place, comme s’il croyait en la notion d’inconscient comme assemblage d’éléments mémoriels refoulés et égarés, qui existeraient il ne sait où. C’est après avoir fait voyager son personnage, que Giraudoux rompt le lien entre l’hallucination et la réalité. C’est ainsi que, chez cet auteur, l’inconscient doit rester ambigu. Les hallucinations qui viennent visiter le personnage paraissent, au premier abord, en rapport avec la réalité, mais une fois plongé dans l’infernal vide du passé perdu, on est contraint de voir ce rapport s’évanouir. Voici l’antithèse du freudisme : ce n’est pas la justification du rapport, mais ce rapport seul qui constitue la clef de voûte chez Giraudoux. Nous semble se comprendre dans ce contexte, l’affirmation prononcée par le Contrôleur sur le désir ridicule de savoir le secret de la mort des hommes, dans la scène de confrontation définitive entre deux « hommes », l’un vivant, l’autre dit « mort » :

‘Le Contrôleur : Je ne suis pas pour connaître les secrets. Un secret inexpliqué tient souvent en vous une place plus noble et plus aérée que son explication. C’est l’ampoule d’air chez les poissons. Nous nous dirigeons avec sûreté dans la vie en vertu de nos ignorances et non de nos révélations. 381

On opposera peut-être qu’Électre s’acharne néanmoins à savoir la « vérité » qui est « une et indivisible » 382 . Pourtant, Giraudoux fait en sorte que cette « vérité » fasse pendant à des épisodes complémentaires et presque superflus. À cela s’ajoute que la quête obstinée menée par la jeune fille mythologique ne se produit que dans le cadre de l’histoire du mythe, dont la fin est déterminée depuis longtemps. Autrement dit, les digressions ne peuvent pas se prolonger sans fin, dans la mesure où Giraudoux respecte « le buste d’Électre » 383 , c’est-à-dire les grandes lignes de l’histoire préexistante. Cela permet de comprendre maintenant pourquoi Giraudoux laisse intacte l’infinité du vide de Jupiter. La mort est une réalité, tandis que le mythe est une fiction. À la différence du mythe, la mort est aussi intouchable que l’inconscient, parce qu’il est évident qu’elle n’est à la portée d’aucun personnage. Il s’agit, peut-être, pour Giraudoux, de nous alerter, en ce qui concerne la sacralisation de l’obscurité. L’éclat savant du freudisme est sans doute vrai et efficace dans le domaine scientifique, pourtant nullement compatible avec l’esthétique littéraire de l’auteur, étant donné que les mémoires refoulées, le passé oublié, le souvenir des morts, toutes ces petites choses sont marquées du caractère de l’anonymat. Elles sont précieuses parce qu’elles ne sont pas repérables. Voilà où la grandeur de la vie humaine réside, pour citer le Contrôleur d’Intermezzo, dans le lien tellement fragile et incertain entre l’infinité et le vide. Entre ces deux pôles tellement insaisissables, la vie s’impose et éclate. C’est dans l’hésitation, l’oscillation, l’indétermination, l’équivoque, que réside l’essentiel de la vie humaine d’après Giraudoux.

Notre écrivain ne s’arrête pas là. La vie des fonctionnaires, qui paraît brutalement évoquée au premier abord, peut se comprendre comme une sorte de démonstration métaphorique et déterminante de l’esthétique littéraire de Giraudoux. Le Contrôleur parle de l’instabilité de sa vie en tant que fonctionnaire : il doit changer « tous les trois ans à peu près de résidence » ; pendant ces trois ans pleins, il est obligé de penser à deux villes différentes, puisque l’administration lui donne le nom de deux endroits, et ne choisira le prochain poste dudit fonctionnaire qu’au bout de ces années. Il doit osciller entre ces deux villes, en y réfléchissant, et en s’informant sur elles en même temps. En arrivant dans son prochain poste, il a encore « trois ans à attendre entre deux autres villes ». Le Contrôleur qualifie cette incertitude de « délicatesse » et de « volupté » 384 . La réflexion sur les deux villes et le changement de poste tous les trois ans, permet au fonctionnaire d'approfondir ses connaissances sur beaucoup de régions. Il apprend, en attendant la fin de durée de son service, le nom des spécialités, de la disposition géographique, ou bien les activités culturelles et sportives des deux régions. Le charme essentiel de la carrière du fonctionnaire réside donc dans une série de rencontres imprévisibles et de découvertes diverses et successives. Même la ville de Paris, riche en monuments historiques et mythologiques où tous les fonctionnaires terminent leur vie professionnelle, n’est pas un poste privilégié. Ils sont invités continuellement à osciller entre différents arrondissements. Tout compte fait, le travail de fonctionnaire consiste à reconnaître à plusieurs reprises sous des angles différents la véritable nature du pays : l’assemblage d’innombrables particules organiques et banales. La grandeur de la France se révèle grâce à la diversité régionale et historique, de la même façon que la vie des hommes est colorée d’événements divers et mineurs. C’est Henri Gouhier qui rappelle l’importance de l’évocation de la vie de fonctionnaire dans cette pièce, en citant des propos de Louis Jouvet :

‘Louis Jouvet dit la signification métaphysique du fonctionnaire français : il est l’homme dont chaque jour réalise la réconciliation de la vie et de la mort ; de sous-préfectures en préfectures son destin le conduit à Paris suivant des zigzags méthodiques ; ce ne sont pas les ténébreuses promesses du spectre, mais une harmonieuse combinaison de départs et de haltes, de certitude et d’imprévu, de diversité géographique et d’unité historique : une sagesse, la sagesse peut-être... Sagesse illimitée... 385

Le lien essentiel entre la grandeur de la vie et de petits éléments composant la vie de chaque individu, sans l'intermédiaire du Freudisme empreint d’une autorité scientifique et scrutatrice, est donc le principe de l’esthétique démontrée par le Contrôleur, porte-parole de l’auteur. En vérité, ce principe a été employé depuis longtemps, et notamment dans le personnage de Zelten et de Siegfried, car le premier symbolise l’Allemagne ancienne avec beaucoup de petites figures successives, et le deuxième l’Allemagne moderne. Giraudoux semble suivre sa propre esthétique et réussir à la développer dans cette pièce. Nous comprenons pourquoi il fait appel au chant tapageur et criard de tous les personnages, quand Isabelle s’est évanouie à la suite de l’étreinte fatale avec le Spectre. Le bavardage, des sons des battoirs, du maréchal-ferrant ou bien d’un piston, la déclaration d’amour « je vous aime » du Contrôleur, des mots abstraits et pédants de l’Inspecteur, la récitation des élèves... Ce vacarme de bruits de la vie quotidienne est « le seul remède » qui peut ramener la jeune fille au monde des vivants. Mais il faut le préciser, « il ne s’agit pas de la ramener à elle » 386 mais de la ramener à tous les petits habitants. Il importe de séparer Isabelle du désir d’être élue par le monde des morts et d’être privilégiée grâce aux connaissances dudit « secret de la mort des hommes », afin qu’elle redevienne une femme ordinaire aussi simple que les autres petites gens. Pour ainsi dire, il faut faire revenir Isabelle, non pas à son ego, mais à la collectivité protéiforme composée d’innombrables échos, d’innombrables microcosmes.

Du reste, cette scène de chœur, composée d'une multitude de bruits quotidiens, nous semble avérer la redéfinition de la notion de choralité privilégiée chez Giraudoux. Citons l’indication scénique concernée, pour voir précisément ce qu’est le « désordre » :

‘Les manilleurs se mettent à jouer vraiment, les femmes à chuchoter. L’Inspecteur monologue. Au lieu des bruits factices, le bruit de la vie même. Une trompe d’auto. Un passant qui siffle : « Ce n’est qu’un rêve, un joli rêve » La philharmonique qui répète, un serin qui chante. Isabelle peu à peu frémit. 387

Giraudoux fait deux fois appel au procédé choral dans la pièce, au début et à la fin. La différence est évidente, car si dans les premières scènes, l’entrée bien ordonnée de personnages en paires ou en quartette disciplinée par la musicalité polyphonique représente un chaos stylisé, le vacarme choral de la fin donne l’image de la vivacité humaine explosive, qui est diverse et plurielle. Le vrai, le factice, le quotidien, le chimérique sont mélangés et forment une grande symphonie. La nouveauté du procédé ne nous semble pas sans rapport avec le départ définitif du Spectre, juste avant le début du chant choral. Ce dernier finit par conseiller à Isabelle de suivre complètement les leçons du Contrôleur :

‘Le Spectre : Ce qu’aiment les hommes, ce que tu aimes, ce n’est pas connaître, ce n’est pas savoir, c’est osciller entre deux vérités ou deux mensonges, entre Gap et Bressuire. 388

Chose étonnante, dans cette réplique, le Spectre emploie des expressions répétées par le Contrôleur dans les scènes précédentes, telles que « osciller entre deux vérités », « Gap », ou « Bressuire », comme s’il perdait l’autonomie langagière 389 en même temps que le pouvoir influent agissant sur les divagations. En montrant la choralité chère à Giraudoux à la fin de la pièce, la grande infinité lugubre est encore une fois niée, afin que le public comprenne la clef de voûte de l’esthétique de la « divagation poétique », formée par l’éventail des voix individuelles.

* * *

L’analyse d’Intermezzo comme démonstration théorique de l’esthétique littéraire de Giraudoux nous permet de connaître par ailleurs l’incompatibilité entre le personnage, qui est la forme traditionnelle de l’énonciateur, et la forme équivalente scénique du « moi » narratif. Cette curieuse conscience cosmique de Giraudoux englobe l’univers fictif tout entier et se révèle sans cesse comme un assemblage de petites particules diverses. Rappelons que Jupiter avoue l’inconfort qu’il ressent quand il se déguise en humain :

‘Mercure : Avez-vous l’idée que vous seul existez, que vous n’êtes sûr que de votre propre existence ?
Jupiter : Oui. C’est même très curieux d’être ainsi emprisonné en soi-même. 390

La place de cet aveu du dieu dans le débat sur la recherche de formes dramatiques correspondantes au « moi » romanesque nous semble fournir un point de vue très suggestif. Jupiter se sent « emprisonné  en soi-même » en se transformant en Amphitryon de corps et d’esprit. C’est-à-dire, l’humanité est un cadre trop étroit pour le Dieu tout-puissant et omniprésent. Jupiter est l’incarnation de l’illimité, alors qu’Amphitryon n’est qu’un « limité » : sa vie est limitée car il est mortel ; il a un seul corps humain à la différence de Jupiter dont le corps peut se multiplier et se présente partout. La conscience narratrice de Giraudoux est aussi « emprisonnée » en se transformant en personnage dramatique.

Quant au chœur des petites gens récurrent non seulement dans Intermezzo, mais aussi Judith et Amphitryon 38, il nous paraît une métaphore réussie de la caractéristique du « moi » narratif chez Giraudoux. Ce n’est pourtant pas une réussite complète, car dans la scène finale d’Intermezzo, la polymorphie, la diversité, la pluralité des voix qui sont mises en scène, ne semblent pas englobées dans une certaine conscience omniprésente. La conscience narratrice de Giraudoux est paradoxale : elle revêt un caractère polyphonique en même temps qu’elle prend figure « unique ». Pour faire apparaître l’équivalent théâtral de cette curieuse conscience, il faut trouver quelque chose de différent du personnage ou de la foule. C’est sans doute la forme développée du « moi épique » comme le Mendiant d’Électre. Ce regard étranger doit se placer à un endroit d'où il observe la scène, sous le regard du spectateur.

Notes
374.

Il est une « petite cloporte ». Voir : p. 143, note 3.

375.

Intermezzo, p. 342.

376.

Ibid., p. 320.

377.

La France sentimentale, p. 222.

378.

Catherine Nier, op. cit., p. 169.

379.

La France sentimentale, p. 235. Il est à noter à ce propos que dans une variante, Giraudoux insère l’injure contre un certaine professeur Forell (« Et merde pour le professeur Forell ! »), qu’« il ne peut s’agir que d’Auguste-Henri Forell, médecin et naturaliste suisse connu surtout aujourd’hui pour ses études sur les fourmis » et « professeur de psychiatrie à l’université de Zurich », comme le précise Brett Dawson dans une note de l’édition de la Pléiade, p. 1184.

380.

Catherine Nier, op. cit., p. 169.

381.

Intermezzo, p. 347.

382.

Electre, Notice, p. 1551.

383.

Ibid., p. 1549. Voici le propos de Giraudoux sur la pièce : « Admettons que j’ai épousseté le buste d’Electre ».

384.

Certainement, nous ne saurions nier une certaine ironie de Giraudoux, qui est diplômate-fonctionnaire, en ce qui concerne la vie tellement incertaine du fonctionnaire. Mais c’est un sujet à discuter à part.

385.

Henri Gouhier, La Vie intellectuelle, avril-mai 1933.

386.

Intermezzo, p. 352.

387.

Ibid., p. 353.

388.

Ibid., p. 350.

389.

C’est dans ce sens-là que le Spectre peut être considéré comme une espèce de reflet de l’intérieur de la jeune fille, ou bien une forme développée de l’écho, simple forme impersonnelle d’énonciation, avec qui des personnages dans Judith et Alcmène parlent.

390.

Amphitryon 38, p. 135.