Chapitre II Irréalisme et narrativité

Nous venons d’examiner l’intégration de plusieurs voix coexistantes dans les premières piècesde Giraudoux. Ces voix sont déformées, raturées, supprimées à quelques exceptions près, lors de l’adaptation de Siegfried en 1928, première tentative professionnelle de l’auteur dramatique, pour rendre l’intrigue concise et la pièce bien composée. Pourtant, dès la deuxième pièce, elles redeviennent tellement loquaces que le théâtre de Giraudoux commence à se démarquer de la composition normative de la dramaturgie traditionnelle. À cause de la pluralité de points de vue, l’univocité de l’intrigue éclate en prolifération d’anecdotes inconnues et la forme dialoguée tombe gravement en crise. La pluralité des voix est causée par le fait que chez Giraudoux, tout objet, toute âme, toute histoire ou tout individu ne fait qu’un avec les « fibres des autres hommes, des animaux, même des plantes » 391 , de même que, comme le rappelle Florence Delay, « le bout d’un cigare ou un timbre-poste conduit plus sûrement au secret de l’individu qu’une fausse introspection » 392 . De ce fait, d’autres formes énonciatives surgissent : le monologue et le soliloque. Les morceaux de bravoure prononcés par le Mendiant et le Jardinier d’Électre en sont des exemples typiques.

Dans la mesure où tout objet scénique peut être un fragment d’histoires inconnues et s’avère ainsi un passage qui débouche sur l’univers des polymorphes à la Giraudoux, le principe de représentation dramatique mimétique du réel ne fonctionne plus, au moins pas suffisamment. Pour citer Patrice Pavis, l’objet réaliste ne reconstitue « qu’un nombre limité de caractéristiques et fonctions de l’objet imité » 393 . La figure d’une jeune femme d’Amphitryon étant amoureuse et fidèle à son mari d’une manière stéréotypée n’est qu’une facette du personnage dramatique de Giraudoux : pour mettre en image l’Alcmème giralducienne avec succès, il faut non seulement que le personnage s’incarne mais aussi que les « fibres » tissées et tendues autour d’elle prennent forme aux yeux du public ou à la rigueur leur en donnent l’impression. C’est pourquoi les choses en viennent naturellement à ce point : que la scène devienne irréelle. Pour ainsi dire, irréaliser la représentation dramatique est une exigence de l’écriture de Giraudoux.

Dans ce chapitre nous examinerons quelques aspects essentiels de la manifestation visuelle de l’irréel sur la scène. Bien sûr, on peut qualifier son théâtre d’irréaliste à cause de son attitude ostensiblement anti-réaliste. Il suffit de rappeler à ce propos ce fameux échange de répliques entre « Dasté » et « Raymone » 394 dans L’Impromptu de Paris. Pourtant, notre intérêt ne porte pas sur l’irréalisme comme théorie dans laquelle l’auteur persiste, mais sur la manifestation de l’irréalité provoquée par la particularité de son univers littéraire : la récurrence de petites histoires inconnues cachées dérrière l’éclat du mythe connu, le rapport intrinsèque entre le corps d’Alcmène et de petites plantes ou de minéraux, le lien absurde entre le monde des morts et celui des vivants... La manifestation théâtrale de toutes ces irrationalités formera notre centre d’intérêt.

Nous parlerons premièrement de quelques exemples spécifiques de la manifestation de l’irréalisme. Deuxièmement, il nous importe d’esquisser un portrait du metteur en scène, Louis Jouvet, qui a laissé cette formule : « l’irréel est plus total que le réel » 395 ; nous sommes invités à comprendre comment ses réflexions sur le théâtre contribuent à faire image de l’irréalisme de Giraudoux appuyé sur les « fibres» tendues entre les objets scéniques représentés et d’autres choses invisibles, inconnues, mais existantes. En guise de synthèse de cette grande partie, nous parlerons d’Ondine comme accomplissement de la transposition sur l’espace scénique des détails mineurs qui forment la chaîne et la trame de l’écriture « divagante », et comme fusion réussie de l’irréalisme textuel et de l’irréalisme scénique.

Notes
391.

Amphitryon 38, p. 146. Citons la phrase entière prononcée par Alcmène : « Je sens trop mes fibres continuer celles des autres hommes, des animaux, même des plantes, pour ne pas suivre leur sort ».

392.

Florence Delay, « Allocution de Madame Florence Delay de l’Académie française », op. cit., p. 31. Voir : p. 41.

393.

Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Paris, Méssidor / Éditions sociales, 1987, p. 265.

394.

L’Impromptu de Paris, p.p. 691-692. « C’était joli, le Théâtre-Libre ! On disait il est cinq heures, et il y avait une vraie pendule qui sonnait cinq heures. La liberté d’une pendule, ça n’est quand même pas ça ! », « Si la pendule sonne 102 heures, ça commence à être du théâtre ».

395.

Louis Jouvet, Le Comédien désincarné, Paris, Flammarion, 1954, p. 263.