1-1 Cantique des cantiques : le café comme refuge pour les anonymes

Cantique des cantiques est, comme le rappelle Lise Gauvin, une sorte d’«accomplissement d’une poétique » de Giraudoux 399 . La pièce dont « les seuls mouvements dramatiques sont ceux des voix alternées » est une concrétisation de la définition du théâtre faite dans L’Impromptu de Paris : « un lieu d’heureuse lumière, de beau langage, de figures imaginaires » 400 . Mais précisons : en collaborant avec la troupe de Jouvet, Giraudoux ne nie jamais la corporalité des acteurs, à la différence de Craig qui cherche à dénaturaliser leur jeu scénique. Nous nous intéresserons alors au procédé par lequel Giraudoux réussit à présenter ses personnages comme des ombres plutôt que comme des corps de chair et de nerfs, malgré la présence incontestablement physique et réelle des acteurs qui évoluent sur la scène 401 .

Figure 3 :
Figure 3 : Cantique des cantiques (création, 1938) (D.R.)

Selon le relevé de mise en scène de la création sur la scène de la Comédie-Française, la table et la banquette où les protagonistes échangent des répliques se font remarquer par un léger effet de perspective. Elles se trouvent au premier plan milieu, entre la caisse du côté cour et une autre table du côté jardin. Au fond, il y a d’autres tables et des chaises, mais elles sont plus petites que la banquette et la table au milieu. Beaucoup de photos de mise en scène sont cadrées de telle sorte que l’on n’y voit que cette table, cette banquette, et les personnages qui y sont assis ou évoluent dans cet espace limité. Sans doute, l’intérêt du public est focalisé au milieu de la scène. Par ailleurs, Victor, le garçon du café, entre en scène et parle avec le Président du côté jardin d’abord, et après avoir sympathisé avec celui-ci, il lui conseille de s’asseoir au milieu, et « vient s’accouder au coin lointain de la caisse » du côté cour et regarde ce qui se passe autour de la table au milieu : c’est par ce moyen que le public est intéressé par le jeu tenu au centre de la scène.

Bien que leur réalité corporelle soit ainsi évidente, l’effet de déréalisation se produit déjà en fin de la scène I à cause de l’étrangeté verbale. Il s’agit de l’héroïne, Florence. Après la longue discussion entre le garçon et son client se nommant le Président, ils se familiarisent étonnamment bien et finissent leur conversation par cet échange de répliques équivoques :

‘Le Président : Si vous voyez la plus charmante des jeunes femmes, Victor, dirigez-la sans retard par ici !
Victor : Elle ne s’égarera pas, Monsieur le Président. Je la porterai plutôt.
Le Président : Portez-la doucement... Elle est toute ma joie. 402

Rapppelons que la première scène de la pièce commence par une querelle entre ces deux hommes au sujet de la mauvaise tournure du Président. Leur discussion a pour effet de révéler leur relation interhumaine : le Président vient s’asseoir dans ce café sans doute pour la première fois car le serveur ne le qualifie pas d’«habitué», à moins qu’il n’oublie les dernières visites de ce client. De toute façon, ils ne se connaissent pas familièrement, étant donné que le Président lui demande son nom. D’où l’anomalie de l’échange de répliques que nous venons de citer, car Victor ne sachant pas le type des femmes préférées du Président, ne peut savoir ce que son client entend par l’expression « la plus charmante des jeunes femmes ». La réponse de Victor est bizarre et logiquement impossible. Alors que « la charmante » s’égare dans cette absurdité verbale, il assure la future présence physique de cette inconnue, par l’emploi du verbe « porter » qui demande grammaticalement un complément connotant une matérialité physique.

Dès le début de la scène suivante, un jeune homme apparaît et demande au Président s’il attend « Florence ». Il répond sans hésitation par « oui ». Puisque le prénom de cette inconnue est prononcé juste après que l’on parle de « la plus charmante des jeunes femmes », est suggéré le rapport entre deux femmes évoquées. Sans doute elles sont la même. Pourtant, la curieuse absence d’individualité de la dame ne cesse de s’accentuer, parce que dans le dialogue après ce « oui », alors que Jérôme et le Président paraissent au premier abord parler de leur femme favorite, « Florence », en vérité ils ne parlent en rien d’elle. Jérôme ne parle que de ce que cette dame – qui est sa fiancée – dit du Président, tandis que celui-ci ne dit que des choses anodines formulables même pour ceux qui ne la connaissent pas :

‘Jérôme : [...] Je suis son fiancé.
Le Président : Florence se marie !
Jérôme : Les bans sont publiés.
Le Président : Je vous félicite... Vous épousez la femme la plus charmante qui existe.
Jérôme : Merci ! Florence m’avait assuré en effet que vous aviez bonne opinion d’elle.
Le Président : Ah! C’est Florence qui vous envoie!
Jérôme : Elle m’a dit qu’elle vous avait donné rendez-vous. Elle me délègue en avance. Elle veut sans doute que vous me connaissiez.
Le Président : Elle a toutes les attentions.
Jérôme : Pour vous, toutes. Vous ne croyez pas si bien dire. Elle vous adore, Florence. Elle ne parle que de vous. Elle ne se souvient que de vous. Elle ne juge que d’après vous. Adorer est un mot stupide : elle vous aime, Florence.
Le Président : J’apprécie le bonheur d’être aimé de Florence.
Jérôme : Combien vous étiez bon pour elle, combien vous l’aidiez à être heureuse, comme vous l’encouragiez à vivre, c’est sa seule conversation. Elle n’avait peur de rien grâce à vous, Florence ! Même encore maintenant, elle ne compte que sur vous ! 403

Le fait que le Président l’appelle « la femme la plus charmante qui existe » invite à identifier la fameuse « plus charmante des jeunes femmes » à « Florence ». Mais il ne faut pas se leurrer. L’évocation de ce prénom est étrangement fréquente. Il remplace « Florence » par le pronom personnel beaucoup moins que dans l’usage habituel. Plus le prénom est machinalement répété, plus il perd sa personnalité définie. À tous ces jeux verbaux qui affaiblissent la réalité substantielle d’une femme s’ajoute la curieuse ignorance des deux hommes conversant amicalement l’un avec l’autre en ce qui concerne la vie privée de leur femme préférée. Si le Président n’a pas le moindre souvenir sur la boisson et la fleur favorite de sa « Florence » en disant « j’ai des défaillances de ce genre », Jérôme avoue qu’il ne sait ni la date de son anniversaire, ni celle du décès de sa mère, ni sa condition familiale actuelle.

Mais, dans la scène 4, cette fois c’est Jérôme dont la réalité physique s’ébranle au fur et à mesure. Dans la scène précédente, il quitte le lieu pour laisser sa fiancée en tête-à-tête avec le Président. La conversation entre eux est menée de telle sorte qu’un certain écart conceptuel apparaisse entre l’esprit et le corps du jeune homme. D’un côté, la fragilité physique de Jérôme est évoquée par la bouche de Florence :

‘Florence : Il se brûle à tout. Il se cogne à tout. Toutes les portières le pincent. Tous les parapluies l’éborgnent. Depuis un mois, je connais toutes les variétés de frictions, de sutures, d’embrocations. 404

La corporalité du jeune homme est soulignée par l’évocation de toutes ces petites bêtises continuelles. De l’autre côté, elle avoue qu’elle ne peut se souvenir de lui quand il est absent :

‘Florence : Que peut-il rester de Jérôme quand il n’est pas là ? L’absence ne le défigure même pas, le disperse. Il est dissous, Jérôme, quand il n’est pas là.’

D’ailleurs, malgré leur fiançailles, malgré la scène 3 où Jérôme et Florence échangent des mots suffisamment amicaux, elle avoue devant le Président dans la scène suivante qu’elle ne l’a presque jamais vu sauf qu’elle l’a aperçu « une fois une seconde ». En outre, pour Florence, la présence du Président en face d’elle est paradoxalement mise en doute :

‘Florence : Vous n’êtes jamais là tout entier, quand vous êtes présent ; ce qui me restait de vous, dans votre absence, était beaucoup[...]  405

En bref, ils sont certainement là aux yeux du public, mais leurs présences sont remises en cause par leurs fantaisies verbales à tel point que le public a l’impression de voir la figure évoluante et l’ombre flottante de ces personnages à la fois. Autrement dit, le lien entre une voix et son propriétaire supposé est perturbé en face du public. C’est comme si ces trois personnages mis à part, il y avait trois autres personnes virtuelles qui leur ressemblaient mais se distinguaient d’eux. Ainsi sont-ils doubles : il y a une Florence physiquement présente sur la scène tandis qu’il y en a une autre qui prend figure dans l’imagination du public.

Par ailleurs, il nous semble intéressant de signaler que tous les effets de déréalisation des personnages se produisent dans un café 406 . Ce lieu public où les gens se ressemblent sans dévoiler leurs identités et consomment des boissons est un lieu favori de Giraudoux comme de tous les Français. À commencer par cette pièce dont le titre est d’inspiration biblique, il choisit le café comme lieu scénique dans deux autres pièces : La Folle de Chaillot et Pour Lucrèce 407 . Mais, ce qui semble plus important à signaler, est que des cafés jouent un rôle capital pour la rêverie vagabonde du récit de Siegfried et le Limousin. Dans sa jeunesse avant la guerre de 1914, le narrateur Jean prenait pension « au dessus du café Stefanie » à Munich. C’est dans ce café réel « le plus célèbre des cafés littéraires de Munich, où [Giraudoux] se lia bientôt […] avec l’acteur-auteur Frank Wedekind » 408 ; la scène de retrouvailles de l’amitié entre lui et Zelten se passe au café La Rotonde, une sorte de fourmilière de gens de différentes classes sociales, où personne « ne désespère du voisin le plus malpropre, le plus pauvre, le plus grossier au point de croire qu’il ne peut devenir un jour roi ou tyran » 409 . En retournant en Allemagne pour la première fois après la guerre, Jean fait le tour des cafés qui paraissent à ses yeux donner « plus que les Pyramides, le sentiment de l'immuable » 410 . Il ne faut pas oublier non plus que d’après Zelten, un passage souterrain partant de l’Allemagne « débouche par la gueule du métro Vavin au milieu de La Rotonde » 411 . Le café, lieu qui concrétise l’écriture pleine d’anonymes de Giraudoux, est une fois supprimée lors de l’adaptation du roman et se tient prête à réapparaître dans le texte dramatique lors de Cantique des cantiques. En effet, Victor, en étant garçon, insiste sur l’importance de l’anonymat plutôt que sur la personnalité définie de chaque client et de chaque serveur quand on est dans un café :

‘Victor : Nous sommes, aussi doués que les autres, cher Monsieur. Nous avons notre salon de peinture. Nous avons des bacheliers. Moi, j’avais beaucoup de dispositions comme sauveteur. [...] Non, au lieu de peindre, au lieu de sauver, nous demeurons là, [...] parce que nous savons que, chacune à leur heure, nous verrons soudain à leur place, sorties des murs, les têtes souriantes de nos habitués. 412

Le café est un lieu de rencontre entre des inconnus, des « esprits » flottants. Les serveurs ont d’autres identités sociales variées ailleurs que dans le café, mais ils préfèrent y travailler dans l’état anonyme. Et puis, pour être servi par eux d’une manière agréable, c’est-à-dire pour devenir habitués, quelques échanges de répliques suffisent. Pour ce qui est de la définition de « la femme la plus charmante », il n’est donc pas nécessaire de déchiffrer de quoi il s’agit. Parce que ceux qui sont autorisés à y entrer ne sont pas corporels mais spirituels et conceptuels. Il y a une conception de la beauté que tout le monde approuve. Il n’y a donc pas de notion d’altérité ici. L’étrange croyance de Jérôme concernant la date de naissance de Florence – celle-ci dit : « Il a l’air de croire que je suis née le jour où il m’a rencontrée » 413 - évoque fortement la relation mystérieuse entre Zelten et Geneviève dans Siegfried et le Limousin. Rappelons-nous l’aveu de Geneviève au narrateur :

‘Vous pensez de quel coeur j’ai décidé d’habiter avec Zelten : il était né le même jour que moi, nous n’avions qu’un anniversaire à nous deux. 414

Notes
399.

Cantique des cantiques, Notice, p. 1608 : « Après avoir défini le théâtre comme ‘un lieu d’heureuse lumière, de beau langage, de figures imaginaires’, l’écrivain donne cet exemple parfait d’intermède littéraire ou les seuls mouvements dramatiques sont ceux des voix alternées ».

400.

L’Impromptu de Paris, p. 709.

401.

Le relevé de mise en scène et des photos de la création que nous le citons dans se présent travail est bien conservé dans la bibliothèque de la Comédie Française.

402.

Cantique des cantiques, p. 731.

403.

Ibid., pp. 731-732.

404.

Ibid., pp. 736-737.

405.

Ibid., p. 736.

406.

Ce n’est pas seulement Giraudoux qui fait valoir le café. Apollinaire note ce qu’il entend dans un café lors d’une fête amicale et le publie sous forme poétique et l’intitule « Lundi rue Christine ». La figure de cafés chez les écrivains contemporains de Giraudoux mériterait une réflexion ; elle éclairait l’originalité de cafés évoqués par lui.

407.

Ces deux pièces sont des œuvres charnières sur le plan de l’évolution de la dramaturgie « divagante » du théâtre de Giraudoux. Nous y consacrerons des chapitres dans la troisième partie de ce présent travail.

408.

Siegfried et le Limousin, p. 665 et la note p. 1674.

409.

Ibid., p. 628.

410.

Ibid., p. 664.

411.

Ibid., p. 763.

412.

Cantique des cantiques, p. 729.

413.

Ibid., p. 739.

414.

Siegfried et le Limousin, p. 649.