1-2 Mise en valeur de la présence de « visionnaires »

En août 1934, un an avant la création de La Guerre de Troie n’aura pas lieu, la pièce la plus ouvertement « engagée » dans toute son œuvre dramatique, Giraudoux publie une des variantes de Siegfried qu’il supprima au cours de l’élaboration de la version définitive. Cette variante, intitulée Fin de Siegfried, est précédée d’un court préambule :

‘L’auteur, qui n’a jamais compris l’architecture dramatique que comme la soeur articulée de l’architecture musicale, n’avait pas voulu laisser passer l’occasion unique d’écrire une marche funèbre. Comme il ne prévoit pas, pour ses prochaines pièces, de personnages assez sympathiques pour qu’on puisse les tuer sur la scène même, il publie aujourd’hui cette fantaisie à laquelle l’actualité fournit d’ailleurs le décor le plus exact. 415

Ce court texte semble se comprendre sous divers angles. D’un côté, le fait qu’il « n’a pas compris l’architecture dramatique que comme la soeur articulée de l’architecture musicale » nous semble révéler la franchise de l’auteur qui ne savait effectivement pas ce qu’était la composition dramatique avant ses débuts sur la scène parisienne. Mais cette attitude trahit également, peut-être, la confiance qu’il a en tant que dramaturge au bout de quelques années de carrière professionnelle. Il est assez résolu au sujet de la spécificité de son écriture, musicale plutôt que dramatique en 1934. De l’autre côté, tout en insistant sur la volonté d’«écrire une marche funèbre», il paraît essayer d’atténuer l’impact que donnerait au grand public la disparition de son héros ainsi que l’engagement à l’actualité de l’auteur. Comme on le rappelle dans la notice sur cette variante, Giraudoux regrette, sans doute, d’« avoir rejeté ce dénouement tragique et prophétique » 416 , quand il sent que la prochaine guerre aura lieu.

Ce débat sur l’engagement politique mis à part, il est à noter que dans cette variante, le côté visionnaire de ses personnages romanesques n’est pas rejeté. Au cours de la rédaction de Siegfried, Giraudoux jette des traits chimériques et oniriques au fur et à mesure afin que l’équivoque du « moi » de chaque personnage soit largement supprimée. Pourtant, Fin de Siegfried se termine par des divagations du héros en train de mourir.

‘Geneviève : Voilà le médecin, Jacques.
Siegfried : Evidemment. Ce n’est sûrement pas la mort, avec ces pas-là. Qu’il attende... Qu’il attende un peu avant de se pencher sur moi, de tâter ma main, d’écouter mon coeur, et, se relevant, de prononcer ce mot à la fois sonore et étouffé : il est mort... Qu’il attende... À peine d’ailleurs une minute... Juste le temps de recevoir l’autre visite... Adieu Geneviève. Toi, va à cette porte... On monte...
Durand : Je n’entends rien.
Siegfrimd : Tu es de l’autre côté du tympan du monde, mon ami. Tu ne peux entendre... Tes oreilles, Jacques, en sont assourdies... Ouvre.
Durand : Voilà...
Siegfried : Non ! Non ! Ouvre vraiment. Pour celle-là, il faut ouvrir vraiment !
Durand : C’est ouvert.
Siegfried : Fais entrer, mon ami.
Durand : Voilà, Monsieur.
Siegfried : Non, Non, pour cette visite, il faut ouvrir la porte toute grande...
Durand ouvre la porte grande.
Siegfried : Toute grande. L’instrument qu’elle porte est de travers. Elle ne peut passer... À deux battants...
Silence. Vent léger.
Siegfried : La voilà... 417

Siegfried voit arriver la mort que les autres, y compris les spectateurs, ne voient pas. Cette juxtaposition énigmatique du visible et de l’invisible est un procédé que Giraudoux utilise déjà dans Amphitryon 38 (1929) ou dans Intermezzo (1933) ; en 1933, il l’utilise donc à son aise, grâce à la maturité de son écriture. On dirait qu’il n’a plus de raison de sous-estimer cette variante écrite en style « divagant » car son public s’y habitue graduellement, au moment où l’exigence de l’actualité politique cause cette publication.

Dans Amphitryon 38, c’est Alcmène qui s’imagine voir son mari arriver en courant à la maison en écoutant sa servante 418 . Du reste le procédé est efficacement employé dans Intermezzo surtout pour l’apparition du Spectre. Le personnage dont l’identité est ambiguë, autant pour l’auteur que pour le metteur en scène 419 , étonne le Contrôleur résolu à dévoiler la véritable identité de « l’apparition » car la jeune fille insiste sur le fait qu’elle voit cette apparition tandis que ce jeune homme en face d’elle ne la voit pas :

‘Isabelle : Je le reverrai, et aujourd’hui même, et à l’instant même. Et je vous demande en effet de partir, cher Monsieur le Contrôleur, car l’heure approche.
Le Contrôleur : Eh bien, je reste. Je le verrai aussi.
Isabelle : J’en doute. Il me décevrait fort, s’il était visible pour d’autres que pour moi.
Le Contrôleur : Je le verrai, je le toucherai, je vous prouverai son imposture.
Isabelle : Isabelle : Vous ne le verrez jamais.
Le Contrôleur : Pourquoi ?
Isabelle : Pourquoi ? Parce qu’il est déjà là!
Le Contrôleur : Où, là ?
Isabelle : Là, près de nous : il nous regarde en souriant !
Le Contrôleur : Ne plaisantez pas ! L’heure est grave ! L’Inspecteur est en train de poster des hommes armés, pour le prendre mort ou vif !
Isabelle : Un spectre, mort ou vif, c’est assez drôle... Oh ! voici la lune ! Et la vraie, Monsieur le Contrôleur ! Voyez tous ces poinçons ! 420

Il est impossible de savoir si Isabelle est sérieuse ou moqueuse ici. Le spectateur est obligé, dans la scène citée d’Amphitryon 38 ainsi que dans cette scène d’Intermezzo, de se poser la question sans réponse et d’osciller dans l’alternative du visible et de l’invisible.

Mais, c’est avec Judith que Giraudoux se montre assez audacieux pour faire un usage original de ce procédé. Il fait entrer en scène des personnages non moins visionnaires que Siegfried mourant. Par exemple, quand l’héroïne se décide à se rendre chez Holopherne, soudain une vision lui apparaît :

‘Joachim : Adieu donc, Judith.
Judith : Judith ! Je la vois justement, votre Judith, voilée encore, impénétrable. Ah ! Ce qu’elle est, ce qu’elle pense, je voudrais bien le savoir.
Joachim : Et Holopherne, le vois-tu, dans son image la plus immonde, pris de boisson, insultant les Juifs et leur Dieu ?
Judith : Je le vois.
Joachim : Vois-tu la horde de ses femmes autour de toi, faisant de ton corps leur dérision, souillant tes cheveux, tes lèvres ?
Judith : Je les vois... Je les mords !
Joachim : Vois-tu Holopherne, à demi endormi, t’attirant de son énorme étreinte, te courbant sur lui ?
Judith : Je le vois. Je le touche.
Joachim : Tu te défends ?
Jidith : Je vois une grosse veine bleue qui bat à son cou comme au cou des taureaux. Je la presse du doigt. La face s’empourpre... Ciel, où suis-je ?
Joachim : Dans le passé, Judith. 421

La figure de la sainte Judith vient visiter la jeune fille. Pourtant, dans cette vision, l’héroïne commence à mélanger sa propre image et celle de la sainte, comme si Joachim l’hypnotisait chargé de la pousser à partir pour sauver les Juifs. Ainsi a-t-elle l’impression de voir un rêve prémonitoire, qui est en vérité, « dans le passé », étant donné que l’histoire mythologique de Judith meurtrière d’Holopherne s’est passée il y a très longtemps. Par le moyen du pouvoir supposé hypnotique de Joachim et de la vision visitée chez la jeune fille, l’identité de celle qui voit se confond avec l’identité de celle qui est vue.

Par ailleurs, Giraudoux rend un autre personnage non moins visionnaire que Judith. C’est Egon, qui se déguise en Holopherne et réussit à tromper la jeune fille orgueilleuse. Il déteste les filles qui s’appellent Judith, puisque sous l’égide d’une certaine Judith, son ami Lamias a été tué. Il voit la vision du côté droit du corps de son ami.

‘Egon : Seul ce côté droit se tient debout près de moi en cette minute, toute pâle, sa tranche encore fraîche frotté de goudron infernal... Mets-toi plutôt à ma gauche, Lamias... 422

Chose curieuse, quand Egon sous le masque d’Holopherne parle avec Judith, cette dernière semble pouvoir voir la vision de Lamias également.

‘Egon : En son [= de Lamias] honneur, j’écouterai Judith.
Judith : Ècoute-moi, Seigneur. Par ce Lamias que je conjure d’être debout derrière vous en ce moment.
Egon : Il y est, en partie du moins. 423

Mais, la scène qui donne l’effet le plus spectaculaire se trouve vers la fin de la pièce. Dans les deux exemples que nous venons de citer, Giraudoux se contente de faire appel à l’imagination du public pour la visualisation des chimères apparues à ses personnages. Pourtant, quand Judith souligne la raison de l’assassinat d’Holopherne – elle l’a tué par amour 424 - le garde ivre mort se transforme brusquement en apparition sainte, se lève, et s’adresse à la jeune fille.

‘Joachim et Paul, à partir du moment où le garde s’est levé, demeurent immobiles hors du temps, la phrase et le geste interrompus, encadrant la scène.
Le garde : Pardon, ma petite Judith !
Judith : Qui es-tu ? Qui êtes-vous ?
Le garde : Tu ne me tutoies pas ? Pourquoi ?
Judith : Quel éclat autour de vous !
Le garde : De l’éclat ? J’éclate ? Alors, vraiment, c’est qu’aujourd’hui pour toi la boue scintille, la crotte étincelle... Tu me voix sans doute aussi culotté dans l’écarlate !
Judith : Je vous vois, comme vous êtes, de pourpre, d’or...
Le garde : Et tout ce cuir sent la rose ! Et mes joues sont en peau de pêche ! Tu as des sens plus perçants que je ne croyais. Très bien ! À nous deux, Judith !
Judith : Pourquoi à nous deux ? 425

Cet étrange dialogue continue jusqu’à ce que Judith soit persuadée du motif de son acte meurtrier : ce n’est pas à cause de l’amour qu’elle ressent pour Holopherne, mais parce que l’armée des saints a centuplé sa pesée sur le cou d’Holopherne, que celui-ci est mort. Après cette scène hallucinatoire, « le garde [est] ivre mort à nouveau », la jeune fille se retrouve sainte. La nouveauté de cette scène consiste, d’un côté, à montrer une « vraie » vision au spectateur par le moyen de la représentation optique, non plus par le moyen de l’imagination de ce dernier, et de l’autre côté, à lui donner une hallucination complète, c’est-à-dire qu’il est obligé de se demander : qui rêve finalement ici ? La vision appartient-elle au garde qui dort ? ou à Judith ? Le public est entraîné dans l’univers fictif en sortant de sa passivité et devient subjectivement intéressé par cet événement scénique.

Reste à mentionner un fait néanmoins : la pièce est créée non pas sur la scène du Théâtre des Champs-Élysées où Jouvet s’est installé depuis 1922 et où les deux pièces précédentes de Giraudoux ont été montées, mais au théâtre Pigalle dont la salle est équipée de la machinerie la plus moderne de l’Europe. Est-ce que l’écrivain a cherché à profiter de l’outillage du théâtre quand il fait apparaître tant de personnages « visionnaires » ? Nous en doutons fort, car Jouvet lui pose la question à propos de la scène de transformation de l’héroïne : de l’humaine à la sainte. Dans la lettre datée du 22 août 1931, à la veille de la première journée des répétitions, Jouvet exprime la gêne qu’il ressent en lisant le passage concerné.

‘Je suis gêné pour sentir et imaginer cette scène, et je me suis demandé si cette gêne ne provenait pas de la trop grande soudaineté de la transformation du personnage, du fait qu’elle éclate un peu trop vite, et que cette révélation est trop brusque ; si elle n’était pas imputable aussi au texte dont les premières répliques : « Fille obstinée, toutes les présences célestes qui depuis hier soir t’ont escortée et plainte, et soutenue de leurs ailes etc... » sont trop soudain dans le plan prophétique et surnaturel, si l’acteur jouant le garde pourra atteindre ainsi soudaines à ce paroxysme, à ce climat où s’achève la pièce, le public comprenant et l’éprouvant comme Judith, si nous ne trouverons pas une grande difficulté à [figer] tout à coup Paul et Joachim sur une phrase et un geste, qu’ils devront tenir jusqu’au moment où le garde se rendort, et dont le public devra entendre la fin après un si long temps d’interruption. 426

Jouvet essaie de ne pas reprocher directement l’emploi du procédé hallucinant ; apparemment, il ne parle que de la vitesse et de la brutalité de cette scène de basculement. Mais, finalement, comment est-ce possible de rendre « vraisemblable » une pareille scène, si ce n’est la résolution de ne pas employer le procédé d’hallucination ?

Voilà donc le côté hallucinatoire de la pièce, qui n’est pas pour autant une exigence imposée par les conditions matériales scéniques, mais une manifestation de ce que l’écriture de Giraudoux avait d’original. Giraudoux tentera de faire appel à ce procédé par lequel son public devient visionnaire, encore une seule fois : dans sa dernière pièce, La Folle de Chaillot. Pourquoi l’auteur tente-t-il cet effet à nouveau, à ce moment-là, bien que son metteur en scène n’apprécie pas tellement ce procédé ? Nous allons y revenir.

Notes
415.

Fin de Siegfried, P. 93.

416.

Fin de Siegfried, notice, p. 1266.

417.

Fin de Siegfried, p. 111.

418.

Voir : p. 120.

419.

Louis Jouvet, « Introduction à Nicola Sabbatini »,préface à l’édition en langue française de La Pratique pour fabriquer scènes et machines du Théâtre par Nicola Sabbattini, Ides et Calendes, 1942, pp. 45-46.

420.

Intermezzo, pp. 320-321.

421.

Judith, p. 217.

422.

Ibid., p. 232.

423.

Ibid., p. 237.

424.

Friedrich Hebbel adapte le mythe de Judith dans sa première tragédie éditée en 1841. L’héroïne est séduite par la virilité d’Holopherne. Elle le tue non pas pour libérer son peuple au nom de la fraternité juive, mais par ce que l’on appelle le complexe de virginité.

425.

Ibid., p. 269.

426.

Brouillon d’une lettre de Jouvet à Giraudoux, datée du 22 août 1931. Le texte est entièrement reproduit dans Cahiers Jean Giraudoux 9, Paris, Grasset, 1980, p. 45.