2. Les voix prennent forme : choralité dans le texte

Chez Giraudoux, ceux qui n’ont pas de formes visibles ne sont pas forcément inexistants bien au contraire. Ce qui rappelle d’emblée le trait « ridicule » et poétique que l’auteur ajoute à quelques-uns de ses personnages dans Siegfried : Geneviève qualifie de « ridicule » l’idée que son amant amnésique garde le mot « ravissant » ; Robineau intrigue le garde de la gare frontière par ses divagations ; Zelten vit avec des petites gens et disparaît pour toujours pour se replacer parmi les microcosmes qui forment l’univers « poétique » à la Giraudoux. Les manifestations hallucinatoires dans Judith et celles des invisibles flottants parmi les habitués du café dans Cantique des cantiques sont, en quelque sorte, des formes évoluées et visualisées de tous ces « ridicules » qui ne se manifestent que modestement dans la première pièce.

Or, Giraudoux essaie de faire converger ces existences qui hantent son univers littéraire sous forme de récits prononcés par un personnage. Il s’agit du Mendiant d’Électre qui divague sans cesse depuis sa première entrée jusqu’à la fin. Il parle de ce que les autres personnages ne savent pas et, pour ce faire, il est aussi haut placé et informé que le spectateur. Son récitation délirant a pour effet, d’un côté, de remettre en cause perpétuellement la mémoire collective sur le mythe connu, et de l’autre côté, de rappeler la présence d’autres personnages qui ne sont pas sur la scène donc en marge du cadre de la pièce dramatique : par exemple, un jeune hérisson mort « qui n’est pas étendu tout à fait comme les autres, bien moins salement, la petite patte tendue, les babines bien fermées, bien plus digne » - à la condition d’appeler hérisson le personnage - ; ou bien, la femme de Narsès dont les deux louves mangèrent les joues. Colette Weil s’intéresse à la choralité que représente ce personnage avec d’autres comparses, après avoir examiné des documents sur la création de la pièce. Lorsqu’Électre cite « la devise d’Électre », c’est-à-dire la tendresse et la justice, « le Choeur s’approchait de l’héroïne » 427 . Cette remarque nous paraît d’autant plus intéressante que la figure du choeur peut être considérée comme la forme visible de la pluralité de voix dans l’écriture littéraire de Giraudoux.

En effet, les figures chorales sont fréquentes dans le théâtre de Giraudoux. Ainsi enlève-t-il le baîllon qu’il mit à ses chers « insignifiants » lors de Siegfried. Dans Amphitryon 38, au début de l’acte troisième, le trompette et les danseuses accompagnés par Sosie et Ecclissé sont là comme témoins de la Voix céleste qui parle de la vie vaillante d’Hercule avant que ce dernier ne voie le jour. La foule se joint à eux et réagit à ces prophéties :

‘La voix céleste : Ô Thébains, le Minotaure à peine tué, un dragon s’installe aux portes de votre ville, un dragon à trente têtes qui se nourrissent de chair humaine, de votre chair, à part une seule tête herbivore.
La foule : Oh ! Oh! Oh!
La voix céleste : Mais Hercule, le fils qu’Alcmène concevra cette nuit de Jupiter, d’un arc à trente cordes, perce les trente têtes.
La foule : Eh ! Eh! Eh! 428

Dans le cas de Judith, la figure du choeur est utilisée dès le début, mais d’une manière plus compliquée. À la différence d’Amphitryon 38 où un musicien et des danseuses fonctionnent comme une espèce de choeur, les figures chorales se noient dans la foule des personnages de Judith, ce qui produit l’effet de dédoubler la scène entièrement : comme si une autre réalité que la réalité fictive représentée sous la forme de l’action principale était surimprimée.

‘Avant que le rideau se lève, on entend une sorte d’appel déchirant. Une voix d’homme, aiguë, qui crie : « Judith ! Judith ! »
Au lever du rideau, des domestiques débouchent de toutes parts avec des armes et des gourdins. L’oncle de Judith, Joseph, les excite…
Joseph : Dans l’escalier ! Dans les placards! Dans la cheminée! Il ne nous échappe pas, cette fois. Prime à qui le trouve.
Un domestique : On ne le trouvera pas.
Joseph : Cherchez, mes amis. Il est sûrement là.
Le domestique : Il est là, et il n’est pas là.
Joseph : Qu’as-tu à raconter ?
Le domestique : Sa voix est là, c’est évident. Son corps n’est pas là. C’est un fantôme qui appelle. À tous les carrefours, dans tous les bazars, on entend ce cri depuis hier. Ce sont les morts qui appellent ta nièce. Tout le monde le sait. Judith seule peut nous sauver, Judith, Judith !
Il a répété, malgré lui, l’intonation de l’appel. Les autres domestiques tressaillent.
Joseph : Tais-toi… Vous n’avez rien trouvé, vous autres ?
Le domestique : Rien.
Les domestiques sortent. Joseph regarde autour de lui, soupçonneux, puis sort aussi. À peine est-il sorti que la fenêtre s’ouvre doucement. Un homme paraît, à cheval sur la croisée. Il met ses mains en cornet devant sa bouche, et crie de la même voix stridente : « Judith ! Judith ! sauve-nous ! » Joseph et les domestiques surgissent. Mais déjà la fenêtre s’est refermée. 429

La pièce commence donc par la scène de confrontation entre ceux qui veulent garder et protéger Judith pour ne pas la laisser partir chez Holopherne et ceux qui voient la jeune fille comme la fameuse sainte. Joseph, père de Judith, cherche à se débarrasser de ces seconds. Il s’inquiète des éclats de voix appelant « Judith ! Judith ! » ne sachant d’où ils viennent. Au début, les domestiques de Joseph sont tous en quête de cette voix mystérieuse. Pourtant, l’un d’eux crie, il ne sait comment ni pourquoi, de la même façon. De la fenêtre, un autre homme surgit soudainement pour crier... Giraudoux représente l’ubiquité indomptable de la voix par la vue et par le son en même temps. Il ne serait pas tellement étonnant si le spectateur était pris par l’idée que tous les domestiques commencent par crier de la même facon, et qu’en vérité, ils sont tous loin d’être obéissants à Joseph.

Le point commun entre la scène citée d’Amphitryon 38 et celle de Judith porte sur le rappel de la mémoire du mythe du côté du spectateur. De même que le Mendiant rappelle sans cesse les souvenirs littéraires collectifs en divaguant dans son récit, la pluralité des voix représente des morceaux de l’histoire mythologique dans des scènes de Judith. D’ailleurs, si les danseuses rassemblées par l’ordre d’Eclissé et les domestiques paraissent prendre l’aspect d’une chorale aux yeux du spectateur, c’est sans doute grâce aux souvenirs littéraires communs que ce dernier porte. Ils parlent du mythe à la place du spectateur. Peter Brook dit : le spectateur « est là, et en même temps, il n’est pas là » 430 . La formule est étonnamment semblable avec celle qui est prononcée par un des domestiques de Joseph. À ce rapport supposé entre la figure du public et la figure chorale sur la scène s’ajoute ce que Roland Barthes formule comme le lien profond entre le public antique et le chœur dans le théâtre antique :

‘Le public antique, dont le choeur n’était qu’une sorte de prolongement spatial, plongeait lui-même dans l’acte tragique, il l’imprégnait de son commentaire, et recevait chacun de ses à-coups au creux même de son intellection. 431

La choralité chez Giraudoux a pour effet, d’une part, de mettre en relief l’écart entre l’action dramatique de la pièce et l’univers qui se trouve en marge de cette action et d’autre part, de renvoyer le spectateur à ses souvenirs littéraires grâce auxquels la totalité de la représentation prend forme. C’est par la communication sans mot entre l’auteur et le spectateur que la pièce est mise en scène.

Notes
427.

Electre, notice, p. 1552, 2.

428.

Amphitryon 38, p. 175.

429.

Judith, pp. 199-200.

430.

La formule de Peter Brook est citée par Marie-Madeleine Mervant-Roux dans l’article intitulé « Le créateur-obscur ». Les cahiers de la Comédie Française, no. 11, printemps 1994, p. 58.

431.

La formule est de Roland Barthes, citée dans la rubrique de « commentaire » dans Lexique du drame moderne et contemporain, p. 48.