3. Dialectique du réel et de l’irréel : L’Impromptu de Paris

La réciprocité entre la salle et la scène autour de la manifestation de la figure chorale nous rappelle un curieux personnage fictif inventé par Giraudoux : Robineau dans L’Impromptu de Paris. C’est qu’il nous paraît chargé d’une fonction dramatique bien semblable à celle que l’auteur donne à la figure chorale : le pont entre la salle et la scène. Mais, Robineau créé un pont plus sophistiqué et plus efficace. Regardons de près la fonction dramatique que l’auteur lui donne par les deux points de vue suivants : oscillation entre le réel et l’irréel due à la théâtralité soulignée dans le cadre du genre dramatique « théâtre sur le théâtre » ; remise en valeur du théâtre comme « un bout de cigare » 432 qui s’allie à l’univers cosmique illimité de l’écriture de Giraudoux.

Giraudoux aime souligner la théâtralité, déjà dans Amphityon 38. Notamment au début de l’acte II, Mercure s’occupe de régler l’éclairage de la scène comme s’il travaillait comme metteur en scène. Il a besoin de préparer la scène de départ du Jupiter déguisé en Amphitryon pour que la nuit de noces finisse en beauté.

‘Mercure : Montre-moi donc tes rayons, soleil, que je choisisse celui qui embrasera ces ténèbres... (Le soleil échantillonne un à un ses rayons.) Pas celui-là ! Rien de sinistre comme la lumière verte sur les amants qui s’éveillent. Chacun croit tenir un noyé en ses bras. Pas celui-là ! Le violet et le pourpre sont les couleurs qui irritent les sens. Gardons-les pour ce soir. Voilà, voilà le bon, le safran ! Rien ne relève comme lui la fadeur de la peau humaine... Vas-y, soleil !
Le chambre d’Alcmème apparaît dans une lumière de plein soleil. 433

Comme le rappelle Jacques Robichez dans la notice de la Pléiade, cette aurore expérimentale « permet à Jouvet, spécialiste en la matière, d’‘‘échantillonner’’ les rayons des projecteurs » 434 . Déjà au cours de l’aventure théâtrale avec Jacques Copeau, Jouvet s’était révélé comme machiniste et spécialiste de l’éclairage. Giraudoux s’amuse ainsi à révéler la vraie nature de l’interprète de Mercure 435 aux yeux du public. D’ailleurs, lors de la création de Judith aussi, Jouvet fait en sorte que « la couleur du soleil sur la tente aérienne d’Holopherne et l’aube sur la rotonde précédant la chambre de la campagne du roi guerrier ont été d’une réalisation inoubliable » 436 .

Ainsi, quand Giraudoux veut souligner la théâtralité, il s’appuie le plus souvent sur l’art de la mise en scène comme sur le génie de son metteur en scène. La représentation de leur entente mutuelle de cette manière aboutit à un sommet lors de L’Impromptu de Paris, dans lequel Giraudoux défend son théâtre par la bouche de Jouvet. Cette fois, la mise en valeur de la théâtralité ne reste plus un petit « clin d’œil » de Giraudoux à Jouvet, car la pièce entière est écrite pour rompre l’illusion mimétique et rappeler par intermittence au spectateur que l’on est dans une salle de théâtre.

Rompre l’illusion mimétique voudrait dire dévoiler la nature de la communication théâtrale : « le double statutdu message reçu par le spectateur » 437 . C’est-à-dire que le spectateur s’identifie au semblant de réalité des personnes et des objets sur la scène, tandis qu’il reconnaît bien leur non-réalité (phénomène de la dénégation). Le théâtre est donc nécessairement double. Or, dans L’Impromptu de Paris ainsi que dans L’Impromptu de

Figure 4 :
Figure 4 : La Guerre de Troie n’aura pas lieu (reprise, 1937) (D.R.)

Versailles de Molière, les choses sont beaucoup plus compliquées. D’une part, il y a des choses ostensiblement fictives, en dehors de la question sur la dualité inhérente à la représentation théâtrale. Citons, par exemple, les premières indications scéniques de la pièce de Giraudoux : « la scène est la scène même de l’Athénée, un après-midi de répétition ». Certes, la scène se situe authentiquement sur « la scène même de l’Athénée » ; toutefois, « un après-midi de répétition » est un élément purement fictif, puisque la pièce est suivie par la reprise de La Guerre de Troie n’aura pas lieu et montée en soirée dans la plupart des cas. Cet élément fictif se fait remarquer d’autant plus qu’il est greffé sur le réel qu’est la scène de l’Athénée. D’autre part, la pièce donne l’impression de montrer une « vraie » réalité car les comédiens jouent leur propre rôle et portent leur propre nom. Pierre Renoir s’occupe des membres de la troupe en l’absence de Jouvet ; Marthe Herlin va appeler Jouvet le « patron » avant que la répétition ne commence en tant que régisseur

Figure 5 : Le miracle à la fin de
Figure 5 : Le miracle à la fin de l’Impromptu de Paris (création, 1937) (D.R.)

responsable ; le décor de La Guerre de Troie n’aura pas lieu est sur la scène, un peu démonté ; la plupart des acteurs et des machinistes 438 y jouent leur propre personnage : Jouvet joue « Jouvet », Ozeray joue « Ozeray » ; l’évocation des décors du « puits d’Électre » et de l’emploi de la « gloire » ou de la « casserole » dévoilent le mensonge illusionniste intrinsèque à l’art théâtral. Tout cela est analogue à la réalité non-fictive. À cela s’ajoute que Giraudoux donne le plaisir au public d’entrevoir les coulisses auxquelles on n’aurait pas accès ; plus précisément, il lui donne envie de prendre la pièce pour « vraie », car voir des faits divers « vrais » mais cachés donne un complexe de supériorité. Voilà donc le « double statut du message » inhérent à la représentation illusionniste rendu plus compliqué ici .

L’équivoque entre le vrai et le faux, entre le réel et l’irréel, redouble plus sérieusement quand apparaît la seule figure purement fictive : Robineau. Cet « intrus » qui porte le même nom que la variation dramatique de Jean de Siegfried et le Limousin, a dramaturgiquement une double face. Il est irréel dans le milieu supposé réel, parce qu’il est fictif à la différence des autres personnages censés être véritables membres de la troupe de Jouvet. Mais ce milieu supposé réel est inévitablement « non-réel ». Alors il est irréel dans l’irréel supposé réel. Le contraire de l’irréel est-il le réel ? Si oui, Robineau est-il réel ? Et puis l’équivoque de son irréalité éclate totalement à la fin de la pièce. Après avoir posé des questions à « Jouvet » en tant que représentant de l’autorité du pays, Robineau monte, suivant le conseil de ce dernier, pour la première et dernière fois à la « gloire ». Quand « Jouvet » prononce un discours sur la fonction sociale du théâtre, la gloire monte peu à peu. Chose surprenante, la machine devient soudainement incontrôlable ; et Robineau finit par disparaître, comme si Jupiter volait par miracle à la fin d’Amphitryon 38 :

‘Jouvet : En scène, les enfants ! Amène ta gloire, Léon !
Robineau : Amène ta gloire, Léon !
La gloire, au lieu de descendre, se met à remonter.
Jouvet ; Qu’est-ce que tu fiches, Léon, tu m’as compris ?
Léon : Le mouvement s’est détraqué. Je n’ai plus de commandes !
Robineau : Ne vous affolez pas, Messieurs. Quelle que soit l’issue par où je sors de cette scène, l’État connaîtra vos désirs !
La petite Véra, criant : Restez droit, calme.
Robineau : Je reste droit, calme...
Raymone : Voilà qu’il monte au ciel !
Robineau, montant : Tant mieux !... C’est du théâtre !
Il disparaît. 439

Robineau, seul, est calme, alors que les autres comédiens, y compris « Jouvet », sont affolés, ce qui donne à croire aux yeux du spectateur que la disparition brusque de Robineau est irréelle et incroyable pour eux, mais concevable pour lui. La « réalité » dont les comédiens sont revêtus est ébranlée par cet événement inexplicablement irréel. La base de l’effet d’illusion dans cette pièce est irrémédiablement perturbée et par conséquent, le public se demande après la représentation ce que c’est que la « réalité » de cette pièce.

Pourquoi le statut fictif de cette pièce est-il tellement ambigu ? Pour répondre à cette question, il nous semble utile de voir ce que Giraudoux donne à Robineau comme fonction dramatique. Premièrement, c’est grâce à ses interventions successives, que beaucoup de « secrets » sont dévoilés aux yeux du public : Madeleine Ozeray pense à un petit chat malade quand elle prononce la fameuse réplique d’Agnès dans L’École des femmes, « le petit chat est mort », de façon stanislavskienne ; Jouvet pense que deux averses, l’une est de onze heures et l’autre de une heure dix, sont le seul recours pour que la salle soit complète pour les matinées d’été du dimanche 440 ; l’auteur dramatique circule en coulisse pour parler avec des comédiens qui lui parlent d’autre chose que de sa pièce, quand celle-ci ne connaît pas le succès 441 ...Toutefois, toutes ces petites révélations ne sont pas forcément vraies. Giraudoux glisse nombre de petits mensonges à la dérobée, parmi tant de « vérités ». Par exemple, ce n’est pas Alfred Adam qui déteste les courants d’air dans la salle, mais c’est Romain Bouquet, acteur jouant en vérité du rôle de Robineau ; lors de la création de L’Impromptu, Paule Andrale qui s’occupait du rôle d’Hécube de La Guerre de Troie en 1935(création) n’est plus dans la troupe de Jouvet, donc l’histoire des mots « cul de singe » n’est pas totalement « vraie ». Ainsi des vérités et mensonges se mélangent-ils dans « la comédie des comédiens » à la Giraudoux. Il se peut que l’averse ne serve à rien pour que la salle soit remplie et qu’Ozeray ne pense pas à un petit chat... Mais l’alternative du vrai et du faux ne donne aucun sens ici, puisque pour citer le propos de la petite Véra, « Le théâtre, c’est d’être réel dans l’irréel ».

Giraudoux donne à Robineau trois qualités par lesquelles la curiosité des spectateurs est satisfaite : l’ignorance, la curiosité, et la responsabilité d’un envoyé par la République. Il ne sait rien, mais il veut savoir ; de surcroît il doit savoir. Ainsi est-il chargé, en deuxième lieu, d’une fonction importante : c’est sous le signe de ce personnage que le spectateur s’initie, et ensuite adhère à l’univers spécifique d’une pareille représentation théâtrale dont la nature réelle-irréelle est tellement imprécise. C’est le seul personnage auquel le public s’identifie qui voyage dans le monde théâtral à la place des spectateurs. Il est aussi amateur du théâtre de Giraudoux, mais entre en scène beaucoup plus ignorant que les spectateurs « pratiquants ». Après tant de bêtises – il tombe dans le puits d’Électre, prend Renoir pour Jouvet, Véra pour Ozeray – en s’exclamant d’admiration pour l’art du théâtre, il approfondit de plus en plus la discussion avec les comédiens et Jouvet, finalement d’une façon beaucoup plus poussée que ne le ferait le public. En se moquant de ce personnage, le public est guidé par lui pour pénétrer à l’aise jusqu’au fond du monde imaginaire.

La fonction dramatique de Robineau est donc de découvrir beaucoup de faits divers tantôt fictifs tantôt « réels » à la place du spectateur dont il est le double. Mais il ne faut pas oublier que le personnage lui-même est plus irréel que tous les autres personnages. Beaucoup de détails fictifs sont dévoilés par le témoin fictif et ultimement irréel, de telle sorte que la pièce soit structurée par l’irréalité multipliée par l’irréalité, qui fait... l’infini. Sur le plan de la « tyrannie » de l’illusionnisme, ‘‘Quand une pièce est applaudie, une chatte est aimée par Jouvet’’, cette thèse quasi-surréaliste ne serait qu’une absurdité. Toutefois, dans l’infinité à la Giraudoux, une chatte et une pièce de théâtre vont de pair et coexistent.

‘Jouvet : J’aime une pièce avec laquelle j’ai fait l’hiver et le printemps, pendant laquelle les feuilles ont trouvé le moyen de pousser, les oiseaux de couver, dont les matinées commencées l’hiver finissent, à ma sortie du théâtre, par me donner le soleil. Une pièce qui vous pond le soleil, qui prend la pulsation du monde, c’est merveilleux. J’ai eu une chatte que j’ai aimée. Elle s’est arrangée pour naître, pour me conquérir, pour avoir ses petits, pour mourir pendant que je jouais la même pièce. Voilà une pièce ! Quelle chatte c’était, d’ailleurs ! 442

Répétons-nous : la question sur la nature réelle-irréelle de cette chatte n’a pas d’importance. Le plus important est que la souplesse du texte structuré par la multiplication infinie d’irréalité permet de mettre deux choses qui n’ont aucun rapport logique sur le même terrain, dans la même écriture. Le texte dramatique composé par la série de questions-réponses lancée par Robineau a ainsi le pouvoir d’absorption, puisque d’un côté, l’irréalité doublée et triplée par lui est un instrument privilégié pour retenir autant de particules fictives dans l’écriture ; et que, de l’autre côté, les spectateurs se regardent en regardant Robineau : dans la salle, il y a donc d’innombrables regards s’identifiant à son propre regard qui est justement la source de cet irréalisme cosmique. Ne pouvons-nous pas conclure par là que Giraudoux réussit, par l’intermédiaire de Robineau, à trouver de grandes ressources dans lesquelles il conserve autant de mémoires du monde qu’il le veut ? Souvenons-nous que Jean, le personnage romanesque dont la variation dramatique s’appelle justement Robineau, est à la fois une grande impersonnalité et l’assemblage d’innombrables « moi ». Par le moyen de cette présence narrative, les anonymes survivent pour toujours dans l’écriture littéraire de Giraudoux. Il en est de même de L’Impromptu de Paris : à l’intérieur du cadre limité qu’est la production théâtrale, il y a l’infinité de la même façon qu’à l’intérieur de la narration de Jean, il y a des voix lancées par une grande foule composée de tous les êtres terrestres.

Cette pièce peut être lue comme une sorte de tribune-théâtre. Certes. Mais, sous l’apparence de défense du théâtre, l’écriture de Giraudoux évolue différemment. D’une part, elle se met à contenir autant de voix, autant de vies que l’écriture romanesque l’avait fait depuis longtemps et, de l’autre, elle fait appel à la présence des spectateurs afin que la mémoire du monde soit gravée non seulement dans l’écriture mais aussi dans la collectivité publique.

Notes
432.

Voir : p. 175, note 2.

433.

Amphitryon 38, pp. 140-141.

434.

Amphitryon 38, notice, p. 1276.

435.

Jouvet s’occupe du rôle de Mercure lors d’Amphitryon 38.

436.

R. C. Petit, Le Quotidien, 8, nov, 1931.

437.

Voir : Georges Forestier, Le Théâtre dans le théâtre sur la scène française du XVIIe siècle, Genève, Librairie Droz, 1996, p. 138.

438.

D’après un des cahiers de conduite conservé au Fonds Jouvet, un machiniste et une habilleuse traversent la scène avant que « Renoir » prononce sa première réplique BNF, Département des Arts du spectacle, cote : LJMs 49(3).

439.

L’Impromptu de Paris, p. 724.

440.

Ibid., p. 697.

441.

Ibid., p. 715.

442.

Ibid.,p. 716.