1. Jouvet décorateur-machiniste

On l’appelle depuis toujours « artisan du théâtre » ; ce titre évoque l’attitude sincère et persévérante de Jouvet vis-à-vis de la production théâtrale tout entière. Avec un soin très « artisanal », il ne laisse jamais au hasard le moindre petit détail. Il n’hésite pas à ordonner de refaire en entier le décor que ses machinistes ont préparé en passant une nuit blanche 443 . Mais il est « artisan » dans le sens strict du terme également. Si Danièle Pauly consacre presque une trentaine de pages de son ouvrage, La rénovation scénique en France, à Jouvet comme architecte de l’espace scénique, et que la Bibliothéque Nationale de France organise l’exposition intitulée « Louis Jouvet et la scénographie » en Avignon en 1987, c’est pour éclairer sur le côté littéralement « artisanal » de Jouvet, décorateur-machiniste. En se lançant dans le milieu théâtral à l’âge de dix-huit ans en tant que « régisseur » qui est un « triste et glorieux emploi » selon ses propres termes, Jouvet apprend de l’art du théâtre avec ses collègues machinistes aussi subalternes que lui, en subissant « les incessantes réprimandes du directeur, le mépris des comédiens ou les rebuffades des autres serviteurs de la scène » 444 . Plus tard, il participe à l’aventure du théâtre du Vieux-Colombier sous la direction de Jacques Copeau ; là encore, il travaille à la fois comme décorateur et acteur. En quittant Copeau, Jouvet reste « artisan » dans le théâtre des Champs-Elysées et approfondit ses réflexions sur la possibilité de formes diverses de l’espace scénique. Nous nous sommes intéressés à suivre brièvement l’itinéraire qu’il prit en tant que décorateur dans les années 1910-1920.

L’inauguration de ce théâtre d’« avant-garde » qu’est le théâtre du Vieux-Colombier se place dans le mouvement de rénovation scénique dans les premières décennies du XXe siècle. Danièle Pauly résume clairement l’arrière-plan historique de ce mouvement : après la fin de la guerre 1914, les gens aspiraient à rompre avec les mémoires misérables de la guerre et à chercher la nouveauté qui est « une certaine affirmation de la liberté ». Pour trouver un nouveau langage dramatique, « les musiciens, les peintres, les sculpteurs, les poètes, les chorégraphes, les architectes » se rassemblent « au gré des rencontres » et se retrouvent « sur les scènes de théâtre ». En s’affranchissant des contraintes scéniques du théâtre à l’italienne, les gens de théâtre s’aperçoivent que la scène est un « espace en trois dimensions » et s’appliquent à mettre en valeur la corporalité des acteurs qui évoluent sur la scène ainsi que « l’affinité fondamentale existant entre l’architecture et la scène ». À tout cela s’ajoute le fait que se pose une question capitale au sujet de la matérialisation du nouveau rapport entre la scène et la salle : « les rénovateurs s’emploient à retrouver les lois fondamentales du théâtre selon lesquelles auteurs, acteurs, public se rejoignent en un même espace » 445 .

L’innovation apportée par Copeau est accomplie en deux temps, car l’aventure théâtrale du Théâtre du Vieux-Colombier est divisée en deux parties, en raison de la fermeture du théâtre pendant la guerre de 1914. La première salle, avec laquelle Jacques Copeau se lance définitivement dans le monde théâtral en 1913 est l’ancien petit théâtre appelé l’Athénée Saint-Germain. Malgré peu de modifications réalisées dans la salle initiale, la scène se démarque nettement de celle d’autres théâtres de l’époque. Dans le but de « privilégier l’action et la vérité du jeu » des acteurs, la scène de ce premier Vieux-Colombier est aménagée par l’architecte-décorateur Francis Jourdain, selon des principes de simplification extrême. Copeau cherche à « purifier » le plateau afin de mettre en valeur « la connaissance et la maîtrise des mouvements du corps » 446 des acteurs.

Mais une rénovation plus radicale de la salle est réalisée après la guerre. Pendant que son théâtre est fermé à Paris, Copeau a l’occasion de partir à New York et dirige la rénovation de la scène du Garrick Theatre. Dans sa correspondance avec Copeau, Louis Jouvet, régisseur général du Vieux-Colombier, étudie longuement le dispositif scénique idéal pour leur théâtre et édifie un dispositif sur plusieurs plans à l’instar du modèle élisabéthain. Les idées élaborées par ces deux hommes de théâtre à propos de l’espace scénique sont incarnées, au bout de longues réflexions, par ce théâtre américain. L’originalité de l’espace scénique du Garrick Theatre réside, premièrement, dans la tentative de l’établissement d’un nouveau rapport entre la scène et la salle. Il s’agit du proscenium qui peut être déplacé en cas de nécessité et « communique[r] avec la salle par des marches latérales. » 447 La communication volontaire entre les deux espaces, qui sont séparés dans le théâtre à l’italienne, est matérialisée au moyen de ces marches latérales. Deuxièmement, Copeau et Jouvet mettent l’accent sur « une fluidité de circulation

Figure 6 : Le dispositif scénique fixe duThéâtre du Vieux-Colombier. Dessins de Jouvet. (Fonds Jouvet, BNF)
Figure 6 : Le dispositif scénique fixe duThéâtre du Vieux-Colombier. Dessins de Jouvet. (Fonds Jouvet, BNF)
Figure 7 : Plans scéniques du studio des Champs-Elysées. Dessins de Jouvet. (1923) (D.R.)
Figure 7 : Plans scéniques du studio des Champs-Elysées. Dessins de Jouvet. (1923) (D.R.)

démultipliée et des possibilités variées pour la mise en scène et le jeu ». 448 La structure de base a une certaine hauteur inspirée du théâtre élisabéthain et est équipée de cubes qui sont amovibles si c’est nécessaire. Ce dispositif fixe est tellement stylisé et dépourvu d’accessoires et de décors réalistes qu’il peut se présenter différemment au fildes actes sous le seul effet de l’éclairage.

Cette expérimentation d’une nouvelle scène permet à Copeau de rénover, cette fois d’une manière drastique, la scène et la salle du Vieux-Colombier dès son retour à Paris. Deux caractéristiques uniques de Garrick Theatre sont reprises dans cette nouvelle salle qui n’a ni cadre, ni coulisses, ni rampe : d’un côté, la communication entre la scène et la salle est assurée par la disparition complète du proscénium ; comme dans le théâtre élisabéthain, il y a plusieurs aires de jeu, ce qui approche l’avant-scène du premier rang. D’un autre côté, toujours à l’instar du théâtre de style élisabéthain, le dispositif est fixe. La base de la structure n’est pas amovible, et par des effets de mouvement de rideaux et d’éclairage, le dispositif prend la figure du « décor » que chaque pièce dramatique exige.

En rompant avec Copeau en 1922, Jouvet continue ses aventures théâtrales à la Comédie des Champs-Élysées dont il aménage la petite salle appelée « studio ». Là encore Jouvet travaille activement en tant que scénographe. C’est une occasion propice pour remettre en oeuvre ce qu’il a appris au Vieux-Colombier. Notamment le dispositif scénique modulable est une idée géniale pour la transformation variable et rapide de décors ainsi que pour débarrasser la distinction entre l’aire de jeu et la salle. Cela est grâce à l’usage de modules cubiques, « d’égale hauteur, juxtaposés, combinables en de multiples positions ». D’après Danièle Pauly qui examine des croquis réalisés par Jouvet, « ces éléments cubiques peuvent être remplacés par des modules composés de trois marches, établissant des liaisons avec le plateau fixe et offrant des circulations de tous côtés » 449 .

À ce propos, la modernité des idées de Jouvet sur la scénographie s’explique et se tient mieux, peut-être, si nous la comparons avec le travail d’un autre metteur en scène, de nationalité différente, qui est tout à fait influent sur le développement des arts du spectacle du XXe siècle – nous venons de dire « les arts » ainsi au pluriel, c’est que ce metteur en scène étranger est tellement ouvert qu’il s’intéresse à d’autres genres que le « théâtre » tels que le cirque et le mystère médiéval : Max Reinhardt. Ces deux metteurs en scène nous paraissent bien proches sur le plan artistique malgré très peu de contact direct entre eux. D’un côté, ils sont tous les deux très éclectiques au niveau du choix du répertoire. Denis Bablet énumère quelques auteurs dramatiques français montés par Reinhardt : « plus nombreuses encore que les classiques étaient les œuvres modernes inscrites à l’affiche du Deutsches Theater ou du Kammerspiele. Edouard Bourdet, Tristan Bernard, Lenormand, Courteline, Sacha Guitry, Paul Raynal, Rostand, Becque, Capus, A. Rivoire, Robert de Flers, Louis Verneuil, Charles Vildrac, Jules Romains, Géraldy », mais il n’oublie pas d’ajouter que « cet éclectisme explique que ce répertoire paraisse aujourd’hui terriblement démodé » 450 .  Quant à Jouvet, son répertoire nous paraît non moins « démodé » que les auteurs dramatiques chosis par Reinhardt. Pour nous en persuader, il suffit d’évoquer le nom d’auteurs dramatiques préférés de Jouvet : Jules Romains, Marcel Achard, Jean Giraudoux.... Il faut dire que leur popularité à notre temps n’est pas extraordinaire. Mais nous nous arrêterons là, car nous nous sommes intéressés plutôt à un autre point commun entre ces deux hommes de théâtre : leurs réflexions sur la matérialisation du rapport entre la scène et la salle.

En se séparant de Copeau, Jouvet dessine beaucoup de plans pour créer un nouveau lieu théâtral qui permette aux acteurs d’évoluer à l’aise et aux spectateurs de se sentir « intégrés » dans la production théâtrale. Vers 1922, il a quelques idées audacieuses. Avec l’idée de « salle totale », en esquivant maintes fois, Jouvet pense à plusieurs types de représentations artistiques telles que le cirque, les cérémonies religieuses, les festivals... et à plusieurs époques de l’histoire du théâtre. En laissant de côté le rapport frontal entre la salle et l’auditoire, il essaie par exemple une forme rectangulaire entourée de gradins où sont assis les spectateurs, scène « éclatée » en trois lieux qui permet « la simultanéité du jeu à l’instar des formes du théâtre médiéval », ou bien une salle qui « peut faire fonction de ‘‘piste de cirque, grand théâtre, petit théâtre’’ ». Quant à sa « salle pivotante », cette conception démontre le côté avant-gardiste de Jouvet, car « le principe d’une salle pivotante ne sera proposé qu’en 1925 dans le premier projet (non réalisé) des Perret pour le théâtre de l’Exposition internationale à Paris ». Dans les premières années du siècle, les Allemands y compris Max Reinhardt eurent l’idée d’expérimenter les scènes pivotantes. L’idée est déjà audacieuse, mais celle de Jouvet l’est davantage, parce que ce n’est même pas la scène qui pivote, mais la salle entière !

Figure 8 : Plan de la salle « pivotante». Dessins de Jouvet (D. R. )
Figure 8 : Plan de la salle « pivotante». Dessins de Jouvet (D. R. )

Selon le projet esquissé, la scène et le gradin forment soit l’hexagone soit le grand cercle tournant ensemble entourés de deux plate-formes qui « servent de praticables utilisables par les comédiens ou par les spectateurs » 451 .

En ce qui concerne Max Reinhardt, en s’installant au Deutsches Theater en 1905, il passe aux travaux pour installer une scène tournante, ce qui permet plus tard que « chaque scène se situe dans un nouveau décor, sur l’un des deux niveaux de l’espace scénique » 452 lors de la représentation de Faust « à laquelle assiste Rouché ». En outre, il s’intéresse activement à « un lieu plus vaste, un théâtre hors le théâtre, pouvant accueillir quelque cinq mille spectateurs, l’exemple de l’amphithéâtre antique ou du cirque » ; l’espace consacré aux spectateurs entoure le spectacle entier (Œdipe Roi en 1910, L’Orestie en 1911). Nous avons l’impression que ce que Jouvet ne réalise finalement pas comme projets sur de nouvelles dispositions théâtrales est souvent réalisé chez Reinhardt, à l’exception du projet de cette « salle pivotante ». Il n’en reste pas moins que leurs perspectives sur l’avenir du théâtre sont curieusement proches malgré l’absence de contacts directs, tels que l’intérêt pour le cirque ou d’autres formes spectaculaires, le projet de division de lieux scéniques (réalisé chez Reinhardt) et l’aspiration à l’intégration physique des spectateurs dans l’activité théâtrale. Ainsi, ils se placent tous les deux « dans la lignée des réformateurs européens et des architectes qui, à la même époque, cherchent à transformer le théâtre en imaginant d’autres réponses spatiales et en concevant de nouveaux instruments » 453 .

Or, Jouvet lance des mots sévères dans ses Réflexions du Comédien publiées en 1938 envers Reinhardt, malgré leur affinité artistique jusqu’aux années 1920. Il met en cause la version cinématographique de la mise en scène de Reinhardt du Songe d’une Nuit d’Été. Le Français n’est pas content que l’Autrichien fasse prévaloir sa volonté en tant qu’interprète de « montrer une œuvre sans que rien vînt gêner [s]on imagination » sur le texte de Shakespeare. Jouvet qui considère le texte comme le cœur du théâtre ne peut pas supporter le travail de Reinhardt pour l’excès de « déformation professionnelle » 454 du texte. Il ne précise pas le nom de Reinhardt dans le texte et ne l’appelle qu’« un des plus grands metteurs en scène » ; ce qui nous paraît trahir néanmoins sa prise de position contre son confrère étranger 455 . De surcroît, Jean Giraudoux critique également le travail de Reinhardt dans la conférence prononcée le 4 mars 1931 :

‘On a vu Max Reinhardt, à toutes les époques de sa vie, reprendre, dans ces conceptions qui se complétaient ou se contredisaient, Le Songe d’une Nuit d’Été. Cela devient alors le combat d’un poète contre un autre poète, du poète conscient et interprète contre le poète inconscient et créateur. Il arrive ainsi que chaque manifestation de vénération pour un grand auteur classique devient du même coup une manifestation d’hostilité contre le passé. Le public risque d’être tenté de faire subir à ses pensées mesquines ou vulgaires le sort qu’il voit imposer par le régisseur à des pensées sublimes et d’en moderniser l’apparence et le fond. 456

En effet, les intérêts artistiques de Jouvet et de Reinhardt divergent radicalement sur la question de la primauté du texte dramatique. Si la soumission au texte est le premier principe du Français, l’Autrichien n’hésite pas à avantager d’autres éléments du théâtre si l’effet spectaculaire recherché est obtenu. Il semble que Jouvet devienne de plus en plus conservateur et Reinhardt ne cesse d’être curieux de tous les styles théâtraux.

L’installation de Jouvet au théâtre à l’italienne de l’Athénéee en 1934 au moment de l’expiration du contrat à la Comédie des Champs-Élysées, paraît prouver le retour à la convention de Jouvet après tant d’années et tant d’efforts de recherches persévérantes et exhaustives d’autres espaces théâtraux. Nous reviendrons sur le pourquoi de ce retour de Jouvet « au modèle hégémonique » pour citer Danièle Pauly. 457

Notes
443.

L’Impromptu de Paris, p. 696. Cet échange de répliques entre Jouvet et son machiniste favori, Léon est tellement amusant que nous le citons entièrement ici. Le passage est sans aucun doute un clin d’œil de l’auteur pour son metteur en scène. « Jouvet : Tu as fini ta plantation, mon petit Léon ? / Léon : J’ai tout fini. Nous avons passé la nuit. Dix colonnes de douze mètres à la cour, et l’arc de triomphe au jardin. / Jouvet : Bravo ! Bravo ! Mais j’ai réfléchi. Je crois qu’il faut les colonnes au jardin et l’arc à la cour. D’ailleurs, les arcs de triomphe ne me disent rien le matin. Tu vas me faire une pyramide. Mias de taille. Une vraie. Castel qui a été en Egypte te donnera les dimensions. / Léon : Parfait. Ça fera la nuit prochaine... Le tampon pour faire monter Iris est terminé, Monsieur Jouvet. Ça n’a pas été commode. Il a fallu scier les deux planchers et mettre un pilier de soutènement. Mais il va... / Jouvet : Bravo ! Bravo ! Mais je crois que nous allons la faire venir du ciel. C’est beaucoup plus régulier pour Iris. »

444.

Louis Jouvet, Préface à l’édition en langue française de La Pratique pour fabriquer scènes et machines du Théâtre par Nicolas Sabbattini, pp. 37.

445.

Danièle Pauly, Théâtre années 20, La rénovation scénique en France, Paris, Norma, 1995, pp. 13-15.

446.

L’expression est de Copeau, citée par Jacqueline de Jomaron, in Le Théâtre en France, 2, de la Révolution à nos jours, Paris, Armand Colin, 1989, p. 221.

447.

Danilèle Pauly, op. cit., p. 102.

448.

Ibid., p. 102.

449.

Ibid., p. 119.

450.

Denis Bablet, « Max Reinhardt et la France », in Recherches théâtrales Vol. V, no. 3, 1963, Fédération internationale pour la recherche théâtrale, pp. 143-144.

451.

Danièle Pauly, op. cit., pp. 113-114.

452.

Ibid., p. 82.

453.

Ibid., p. 115.

454.

Louis Jouvet, Réflexions du Comédien, pp. 215-216.

455.

D’ailleurs, Reinhardt fréquente Gémier, Lugné-Poe (Lors du discours prononcé en mars 1927 à Paris sur le projet de la création d’une collaboration internationale des hommes de théâtre, qu’est la « Société Universelle du Théâtre », Reinhardt présente ses hommages sincères à ces deux hommes de théâtre français) et sympathise avec Copeau qui lui souhaite la bienvenue au moment de sa revisite à Paris pour la représentation de La Chauve Souris au théâtre Pigalle en 1933. Entretemps, les membres du Cartel parmi lesquels Jouvet sont plus liés à Meyerhold : le russe vient monter Le Révizor à Paris à leur invitation.

456.

Jean Giraudoux, Or dans la nuit, p. 164-165. Il est à noter d’ailleurs que Max Reinhardt était censé monter Amphitryon 38 de Giraudoux au début. Le projet n’est cependant pas réalisé, malgré le souhait de l’auteur. Voir : Jacques Body, Jean Giraudoux, p. 540. Jacques Body, Giraudoux et l’Allemagne, p. 323.

457.

Danièle Pauly, op. cit., p.126.