3. Une curieuse concordance : l’univers cosmique de Giraudoux et le monde des esprits flottants conçu par Jouvet

Nous sommes invités à réfléchir au rapport entre le théâtre de Giraudoux et cette « extravagance déraisonnable » 478 des réflexions du metteur en scène. Jouvet se montre réticent vis-à-vis de Pirandello, dont les réflexions sur le personnage sont théoriquement proches des siennes. Mais en face du théâtre de Giraudoux, il reste tout le temps ouvert et compréhensible. Est-ce que c’est seulement à cause de leur entente mutuelle ? N’y a-t-il pas un point de convergence entre les réflexions de Jouvet et le théâtre de Giraudoux ?

Ce qui frappe le plus dans les ouvrages de Jouvet, c’est le vocabulaire qu’il emploie pour désigner la présence du « fantôme » dont l’apparition engendre le « dramatique ». Le choix des termes s’oriente vers l’étendue plutôt que le point, vers l’illimité plutôt que le limité, vers l’équivoque plutôt que le catégorique, vers l’instabilité plutôt que la stabilité, ou bien vers la fluidité plutôt que la consistance : « le ‘‘rôle’’ est plus vaste que la mer  » 479 ; « je vois toutes ces ombres » ; « il y a comme un halo qui rend imprécis leurs costumes sans couleur » 480 ;  «  vagues et vaporeux » 481 ; « il vit dans une atmosphère spéciale qui est la nature même de la pièce » 482 ; « j’avais lu Le Misanthrope et voici que je vis soudain un homme devant moi ; il était vêtu comme un personnage de la pièce, il grandit démesurément, puis se r apetissa au niveau de mon lit et me chuchota : ‘‘Tant pis pour qui rirait.’’ – ‘‘Je ne dis pas cela.’’ - ‘‘Morbleu, morbleu...’’ puis il devint très maigre, très long de nouveau, et s’assit sur ma poitrine, il était démesurément long [...] » 483 . L’instabilité que tous ces termes connotent n’a pas pour effet de réduire l’énergie substantielle du personnage dramatique mais au contraire. Jouvet parle de lettres imaginaires adressées à lui par un fantôme et le cite ainsi : « il vit cependant ; c’est là un mystère que tu ne peux comprendre » ; « j’ai des regards mais pas d’yeux » 484 ; c’est « plutôt une forme d’existence à laquelle il est obligé pour que tu puisses, avec tes contemporains, communier en lui. Mais il existe virtuellement - ce que vous appelez virtuellement – d’une existence beaucoup plus évidente, plus sûre, plus efficace que celle dont tu as été doté » 485 . C’est existant, c’est évident, mais il n’y a pas de corps...

D’où l’incompatibilité de la conscience, l’ego, enfin le « moi » de l’acteur avec la fluidité du personnage ; ce qui amène Jouvet à aborder la notion de « l’inconscient »:

‘Ce monde n’est pas le seul.
L’inconscient est notre être véritable, le conscient n’est qu’illusion, ce que nous croyons être n’est pas, ce n’est qu’une succession de contingences, des sensations superficielles, des mouvements sanguins, des humeurs, des réflexes comme disent les gens savants ; ce que nous croyons être n’est qu’une carapace, plus habile que toutes les autres mécaniques que nous avons inventées, qui rivalisera toujours avec tout ce que l’homme pourra découvrir ou inventer. 486

Certes, Jouvet ne développe jamais sa méditation par le moyen psychanalytique. Tout simplement, il juxtapose les noms de quelques célébrités qui évoquent l’inconscient, telles que La Rochefoucauld, Pascal, Henri Michaux... et Freud. L’évocation du terme est due non pas au pédantisme scientifique, mais à ses réflexions empiriques : il cherche un autre « passage » ou un autre intermédiaire que le « moi » de l’acteur, qui puisse être le récepteur de la fluidité éphémère mais effective du personnage dramatique. Son génie fait en sorte que, sans qu’il en ait l’intention, ses réflexions l’amènent au bord de l’abîme profond de cette discipline qui se développera radicalement au cours du XXe siècle.

En quittant la théorie de l’« identification » au personnage, Jouvet prend un chemin original. Le besoin qu’il ressent de donner corps au personnage n’est pas du tout l’issue de la tradition classique héritière de la théorie aristotélicienne. En effet, il se rend compte, au bout de longues réflexions, de l’impossible étroitesse d’Aristote.

‘ Aristote divise l’art dramatique en six parties : le spectacle, le chant, l’élocution, les caractères, la pensée, la fable, et, découvrant comme principe et base de l’art dramatique l’imitation, il explique tout par catharsis, ou purgation. Depuis deux mille ans, cette explication prolifère, entretenant un débat scolastique à huis clos.
L’exercice du théâtre reste étranger à ces controverses. Il n’en a tiré aucun bénéfice. La purgation – la catharsis, comme il l’appelle – n’explique rien. Décantation des humeurs peccantes au sens psychologique où Molière le tournera en ridicules, délassement de l’homme, apaisement de l’individu par le trouble, soulagement qui accompagne le plaisir, remède moral par la crainte ou la pitié qui immunise le spectateur – à la manière des vaccins – contre les défaillances de l’âme, retour sur soi-même, comme Corneille essaiera de l’expliquer docilement, utilisation de l’artifice, consolation quand l’image nous afflige et rassurance quand l’image nous effraie, méditation par l’enthousiasme, reprise d’équilibre, depuis deux mille ans, tout cela a servi d’explication à ce mot barbare, ce mot-clef d’Aristote : catharsis-purgation. 487

Jouvet aspire à d’autres doctrines que celle d’Aristote et reste curieux de tous les arts dramatiques étrangers. Effectivement, nous l’écoutons comparer ses « personnages-fantômes » avec ceux du théâtre japonais dans le récit de ses rêves :

‘Je ne saurais les décrire. Ils sont plutôt comme ces fantômes du théâtre japonais, dont les traits sont fixés et figés par les masques et dont le corps est fait de voiles qui pendent. 488

Peut-être, sait-il que Claudel a conçu une sorte de Nô, Onna to Kage (femme et ombre). Parmi ses contemporains, Jacques Copeau tente de monter le théâtre japonais 489 . Dans les dernières années de sa vie, Jouvet a l’idée de rédiger une histoire du théâtre et s’adresse à une jeune japonaise, Tomoko Asabuki, à qui il demande de lui apporter des documents sur les arts du spectacle du Japon y compris le Nô. 490

De toute façon, l’idée de rappeler le théâtre japonais est très juste, puisque le Nô est structurée dans le but de donner corps au spectre flottant qu’est le Shité de la même manière que Jouvet cherche à être intermédiaire entre le personnage et la représentation. Dans la plupart des cas, un spectacle du Nô commence par l’entrée du Waki, personnage secondaire qui est une espèce de confident du Shité, le personnage principal. Lorsque le Waki se rend par hasard en chemin de son voyage, à un lieu isolé tel qu’un temple abandonné ou un petit puits, il croise quelqu’un. Ce deuxième arrivé. Le Shité, parle d’une triste histoire passée d’un tiers qui est décédé. Il paraît d’abord comme tout le monde mais devient de plus en plus onirique et surnaturel, et finit par partir en évoquant son retour à son interlocuteur. Le Waki, abandonné par le Shité plonge dans ses réflexions quand le Shité revient masqué – le masque symbolise la mort – et dévoile sa véritable identité : c’est justement lui qui subissait le malheur préalablement raconté et était décédé depuis longtemps. Le fantôme danse et disparaît pour toujours. En revenant à soi, le Waki reste seul sans savoir la nature vraie ou fausse, réelle ou irréelle de ce qu’il vient de voir.

Une rencontre du Waki avec un inconnu dans un endroit inconnu forme une pièce du Nô. Cela voudrait dire que le principe de ce spectacle japonais consiste à croire qu’il y a des mondes que personne d’autre que le Waki ne peut voir. Ces mondes ne sont pas ceux des vivants mais des morts. Les spectateurs du Nô voient donc le spectre par l’intermédiaire du Waki. N’ayant pas conscience de la présence des esprits flottants, ils la découvrent grâce au regard de ce personnage secondaire. Pourtant, celui-ci ne se vante jamais d’être doté de ce pouvoir voyant. Il ne fait qu’écouter le Shité devant. Il n’est capable de rien faire sur scène. Il est là, tout simplement. Il attire – il ne sait pourquoi – les morts et est capable de les rencontrer, ce qui est impossible aux hommes ordinaires. Cette passivité est nécessaire à l’apparition du Shité. Le Waki est là pour être un « passage » entre le monde d’ici-bas et au-delà.

Nous pouvons dire que la relation entre le Shité, le Waki, et les spectateurs renvoie à celle du théâtre conçu par Jouvet. Celui-ci essaie de s’affranchir de son « moi » pour devenir un intermédiaire entre le « personnage-fantôme » et son public. Il essaie de laisser prononcer les répliques sans les interpréter à sa façon et de devenir aussi passif que le Waki et se laisse prendre par le Shité qu’est le personnage dramatique. Les spectateurs qui n’imaginent jamais le personnage flottant et souffrant en coulisse retrouvent son image à travers le corps du Waki qu’est le comédien. Jouvet plonge tellement dans ses méditations provoquées par le pur besoin artistique et artisanal de devenir intermédiaire entre les vivants et le spectre-personnage, synonyme de la mort dans le théâtre japonais, qu’il parvient à l’état d’âme tant étranger qu’original, tout en étant au sein de la culture héritière de la théorie d’Aristote, totalement incompatible avec une pareille « invraisemblance » qui ne peut qu’être appelée une rêverie chimérique.

Mais il faut aller plus loin : nous avons à constater l’affinité esthétique entre l’idée à laquelle Jouvet aboutit au terme de ses réflexions et l’écriture propre à Giraudoux que nous avons analysée dans notre première partie. L’univers jouvétien est rempli de « personnages-fantômes » qui y flottent ; ils veulent apparaître tant qu’ils sont « dans la nuit de la scène, dans la tranquillité inquiétante de ces décors. » De fait, ils viennent – selon Jouvet – eux-mêmes se représenter et rejouent « la pièce pour une assemblée de spectateurs qui seraient des purs esprits » 491 . Jouvet s’applique tout le temps à écouter la « voix » de son personnage. Écoutons-le déplorer :

‘Arnolphe, Alceste, Dom Juan, Tartuffe, ces plaintes, ces gémissements que vous poussez et que nous n’entendons pas, ces appels, ces clameurs, ces avertissements qui se confondent dans le brouhaha de nos pensées, de nos modes, dans les tendances, les incessantes variations de nos sensibilités, dans cette réverbération et de cette frivolité où nous sommes, nous ne parvenons guère à les distinguer et à les retenir, nous ne savons ni les entendre ni les répéter. 492

C’est comme s’il était sourd et que les personnages s’adressaient à lui par leur voix sans se soucier de sa surdité. Le jeu du comédien est pour lui un perpétuel essai de sonorisation de voix imperceptibles, ce qui n’est pas sans évoquer l’effort de Giraudoux pour graver dans son écriture la preuve de la vie d’autant d’êtres du monde que possible : les morts, les animaux, les végétaux, les insectes, les disparus... Tous les deux vivent dans l’obligation que les « esprits » leur font prendre en charge : faire connaître leurs existences cachées et secrètes. Il est étonnant de savoir, d’un côté, qu’une tentative aussi anormale que la mise en valeur – sérieuse – de la connection entre ce monde et celui des « morts » est lancée au milieu d’une culture empreinte de rationalisme cartésien et de mimétisme aristotélicien, encore à l’écart de la vogue du freudisme ; et de l’autre côté, que l’esthétique théâtrale de Louis Jouvet et l’esthétique du détail de Jean Giraudoux peuvent se retrouver sur le même terrain quand nous les regardons sous l’angle d’un théâtre étranger. Le point commun entre les deux est un respect pour l’ordre de cet au-delà où vivent d’innombrables inconnus.

Giraudoux écrit pour faire mémoriser les voix mineures. Jouvet joue pour écouter les voix du personnage qui ne peut apparaître tout seul mais qui a besoin de parler. La représentation théâtrale est une nécessité pour tous les participants qui ont besoin d’exprimer quelque chose. Pour terminer nos réflexions, citons ce propos qui prouve que Jouvet comprend bien que les participants au théâtre ont un besoin de se joindre à cette communion des esprits :

‘La vie d’un personnage est faite d’une succession de sensations et de sentiments qu’elles engendrent.
C’est donc le pouvoir d’agir du personnage qu’il faut retrouver, le besoin d’agir et non pas les raisons.
L’écrivain, lui aussi, a un besoin d’écrire.
Le comédien doit avoir le besoin de parler, et le public a celui d’écouter et de comprendre.

Le théâtre est une nécessité, un besoin. 493

* * *

Pour Jouvet qui a affaire non pas à un portrait mais à cet esprit flottant qu’est le personnage dramatique, l’irréalisme au théâtre est une nécessité plutôt qu’une stratégie. Pour Giraudoux aussi, le théâtre ne peut être qu’irréel à cause de la pluralité de voix dans la même écriture. Leurs réflexions, séparément développées au moins avant leur rencontre se convergent sur le grand fleuve de leur théâtre idéal : le réel dans l’irréel de la représentation dramatique.

Il est temps maintenant d’analyser la création d’Ondine, résultat éclatant de leur entente mutuelle professionnelle et esthétique.

Notes
478.

Il avoue que ses « divagations » sur le personnage dramatique sont quand même maniaques et superstitieuses, car il commence le récit sur le cauchemar sur la représentation du Misanthrope à Odéon par ce petit excuse : « poussé par cette manie, cette superstition du personnage, il m’arrive souvent de penser à eux et ma rêverie se déroule dans une extravagance déraisonnable. Comédien désincarné, p. 116

479.

Louis Jouvet, Comédien désincarné, p. 139.

480.

Ibid., p. 103. C’est nous qui soulignons.

481.

Ibid., p. 125. C’est nous qui soulignons.

482.

Ibid., p. 109. C’est nous qui soulignons.

483.

Ibid., p. 115. C’est nous qui soulignons.

484.

Ibid., p. 124.

485.

Ibid., p. 118.

486.

Ibid., p. 225. C’est Jouvet qui souligne.

487.

Louis Jouvet, Témoignages sur le théâtre, P. 190.

488.

Louis Jouvet, Le Comédien désincarné, p. 103.

489.

Cf. Fonds Jacques Copeau, BNF., Département des Arts du spectacle.

490.

Quelques correspondances concernées sont conservées au département des Arts du spectacle à la BNF. Tomiko Asabuki est une traductrice très connue au Japon. Elle traduit des livres de Françoise Sagan et de Simon de Beauvoir. Elle vivait en France après guerre, époque où elle fit la connaissance de Jouvet.

491.

Louis Jouvet, Le Comédien désincarné, p. 117.

492.

Louis Jouvet, Témoignages sur le théâtre, p. 92.

493.

Louis Jouvet, Le Comédien désincarné, p. 134.