1. Giraudoux et le thème d’Ondine 

Comme Giraudoux le fait remarquer dans son court texte intitulé « La Motte-Fouqué », sa première rencontre avec les ondines date de 1909, grâce à Charles Andler, professeur de la littérature allemande à la Sorbonne. Ce dernier « chargea son étudiant Jean Giraudoux de lui apporter un commentaire d’Ondine » 496 . Le fait que le contact déterminant avec le sujet remonte à la vie estudiantine est garanti par la documentation exhaustive de Jacques Body. Il rappelle que Giraudoux a eu le « second romantisme allemand » au programme du concours de l’agrégation et que pour préparer le concours, l’écrivain a consulté le texte de La Motte-Fouqué « non seulement dans le texte allemand mais encore dans une traduction anglaise ». Pourtant, le vrai premier contact avec le sujet est antérieur, toujours d’après J. Body. L’eau semble accompagner l’auteur depuis une trentaine d’années, durée qui couvre presque toute la carrière littéraire de Giraudoux. Dans Simon le Pathétique, texte qui prend un aspect biographique, le narrateur avoue que son maître de village lui a parlé des quatre éléments quand il était petit 497 . Pierre D’Almeida souligne avec justesse l’affinité entre l’eau et l’écriture chez Giraudoux et l’alliance intrinsèque entre la vie intime de l’auteur et la figure aquatique : « C’est toujours en effet par l’eau et l’écriture, l’écriture de l’eau, que l’on revient en Limousin » 498 .

Le sujet se renouvelle tout au long de l’œuvre de l’auteur. Les sirènes ou les ondines sont souvent évoquées dans une suite de comparaisons ou de métaphores. Dans Elpénor, il y a un chapitre intitulé « Les Sirènes » où les sirènes apparaissent pour se mettre du côté du héros Ulysse. 499  Le faux père qui donne à Stéphy un faux nom dont elle avait besoin pour se marier avec Jérôme-ombre suit « en qualité de père, dans les diverses villes, les ondines en représentation ». 500 Dans une variante d’Intermezzo, Isabelle dit à une ondine « si vous saviez comme j’aime l’eau ! ». 501 Les ondines se présentent comme métaphore du charme de la langue française et de celles qui la parlent dans le recueil de conférences, La Française et la France. 502

Le texte le plus riche en ondines et en apparitions symbolisant le quatrième élément, est sans doute Siegfried et le Limousin. Jean trouve des articles signés S.V.K. et se demande s’ils ne sont pas le plagiat du texte de son ancien ami disparu pendant la guerre. C’est qu’ils sont riches en descriptions de l’eau très semblables à celles de son ami.

‘Je ne m’étais pas trompé : la description du bain était la même, avec quelque chose cependant de moins guindé et de plus radieux, bien que son premier auteur fût mort et le second vivant.[...]Bien m’en prit, car quinze jours plus tard, je constatai que dans les colonnes de la Frankfurter le plagiat continuait. S.V.K., dans le même article, démarquait trois phrases. Par hasard, - était-ce un hasard ? – il était question dans ces trois phrases de rivière, de lac, d’eau enfin. 503

Le narrateur, furieux de ce « vol », se décide à partir en Allemagne pour résoudre l’énigme. L’aventure commence. C’est donc l’intervention de l’eau qui fait débuter le récit, ce qui n’est peut-être pas sans rapport avec les abondantes évocations d’ondines ou de nageuses dans le roman. Leur quasi-omniprésence, tantôt métaphorique tantôt féerique, « ponctue le déroulement de Siegfried et le Limousin ». 504 Par exemple, dans le texte rédigé par le narrateur intitulé « La Baigeuse de Bellac », une baigneuse est comparée avec une ondine. 505 La comparaison ne semble pas gratuite ici d’autant que Giraudoux place le texte de la rédaction juste avant celui du rêve crucial dans lequel la dualité de Jean–Forestier est mise en cause 506 . Des ondines sont évoquées dans un autre passage par une comparaison avec de jeunes excellentes nageuses allemandes 507 . Ces évocations semblent ne pas avoir de rapport direct avec le déroulement du roman, mais il ne faudrait pas se leurrer comme le fait remarquer Guy Teissier en citant une autre scène de l’apparition d’une ondine à l’esprit du narrateur :

‘Giraudoux y [= dans Siegfried et le Limousin] introduit pourtant le motif sur un ton neutre, dans un épisode en apparence purement anecdotique : le narrateur se rappelle « une sirène en cristal grandeur nature » qu’un certain major von Podmer avait coutume de placer au fond de son petit lac transparent, avant l’arrivée de ses hôtes. Mais cette banale histoire de statue encadre le douloureux souvenir que Jean garde de son départ de Munich, de sa rupture avec Martha ; et cette proximité donne une résonance profonde à la conclusion, inattendue : « Si le major von Podmer est mort pendant la saison d’été, je pense soudain que la sirène de cristal est encore au fond de son lac ». 508

L’image de l’ondine est récurrente dans le récit comme si elle hantait la mémoire du narrateur. Ainsi « les rêves élémentaires » que l’écrivain a faits à huit ans en écoutant son maître de village deviennent « particulièrement obsédants dans le cycle de Siegfried et le Limousin ». 509

Il faut bien rappeler que la première pièce de Giraudoux était l’adaptation de ce roman. La relation franco-allemande, « la seule question grave de l’univers » pousse l’auteur à travailler pour le théâtre qui fait fonction de « mégaphone » 510 . Certes les ondines ne sont pas aussi omniprésentes dans la pièce à la suite de l’élaboration de la pièce. Alors que les digressions du récit, que l’auteur reconnaît comme caractéristiques de son écriture, sont souvent liées à ces apparitions surnaturelles, les contraintes de l’écriture dramatique les excluent du texte de Siegfried. C’est dans ce sens que nous comprenons le jugement porté par Alain Niderst pour la pièce: « Siegfried n’est pas l’adaptation pour un théâtre parisien d’un roman à succès, mais la réécriture ironique, dans une forme très formaliste, d’un mythe qui semblait possible » 511 .

C’est pour cela que l’adaptation théâtrale du conte de La Motte-Fouqué est un vrai défi pour l’écriture dramatique de Giraudoux. D’un côté, c’est que l’intervention mystérieuse des ondines et des ondins sur le plan du récit n’est plus allégorique ni épisodique comme dans le cas de Siegfried et le Limousin. Elle constitue la thématique principale. L’écrivain s’affronte à nouveau à l’adaptation d’un roman dont le style et thème sont cette fois encore plus incompatibles avec l’écriture normative du théâtre. Les personnages humains dans ce conte sentent sans cesse qu’il y a quelque chose d’irrationnel, d’irréel, ou de maléfique autour d’eux. C’est pourquoi le verbe « sembler » est très fréquemment employé. Par exemple, le parrain pêcheur est soudainement saisi « d’une frayeur subite, en percevant comme un bruit sourd qui semblait provenir de la forêt » 512 ; après le mariage d’Ondine avec le chevalier, « il lui sembla à lui-même qu’il voyait encore une longue trace blanche » 513 ; Le prêtre a l’impression que le ruisseau parle : « Il me semblait même tout d’abord que c’était un homme qui était là, parce que j’entendais comme un bruit de voix de ce côté » 514 . Ces phénomènes étranges sont largement dus à Kühleborn, l’oncle de l’héroïne. Comme cet esprit pourvu du pouvoir d’ubiquité suit partout sa nièce, les humains proches d’Ondine tels que ses parents et le chevalier ressentent sans cesse une bizarrerie dans l’air. Chaque fois que les gens trouvent un ruisseau, ils frissonnent à l’idée qu’il y a quelque chose de malin dedans. En effet, ils ont raison parce que les ruisseaux sont dans la plupart des cas la représentation de la véritable identité de Kühleborn, l’ondin. Les personnages ressentent des frissons tellement de fois que le texte oblige le lecteur à penser simultanément au regard virtuel mais menaçant de l’ondin. Même la description d’une scène heureuse entre les deux jeunes amoureux, le chevalier et Ondine ne rassure pas le spectateur qui se dit que tout le temps « peut-être là aussi Kühleborn observe ce qui se passe... »

Ce personnage romanesque nous évoque promptement la fameuse conscience narratrice de Giraudoux par exemple dans le cas de Siegfried et le Limousin.Le regard omniscient qui est une simple forme énonciative plutôt qu’un personnage dans le roman de Giraudoux provoque autant d’onirisme dans le récit tout entier. L’évocation fréquente des monstres aquatiques s’expliquerait par le fait que le style onirique de Giraudoux est intrinsèquement lié à ces esprits.

Ondine est en quelque sorte la première réconciliation déterminante sur la scène parisienne entre le texte dramatique et la thématique de l’ondine, symbole giralducien de l’image de l’Allemagne, pays du romantisme et de l’onirisme littéraire. L’auteur réussit à l’apprivoiser dans son oeuvre du fait qu’il choisit pour la première fois pour le rôle-titre cette apparition longtemps reléguée à la place d’une « figurante » fugitive. La vivacité des ondines, qui était trop incompatible avec la norme dramatique lors de l’adaptation de Siegfried, est mise en relief dans le personnage d’Ondine. L’ambiance féerique de l’acte I doit beaucoup à l’agilité du personnage : si ses entrées et sorties répétitives et ses «enfantillages» ne rajoutent pas à cette scène une insupportable lenteur, c’est que la scène suppose la rapidité du mouvement d’Ondine. En effet, d’après un cahier de conduite fait pour la mise en scène de 1939 515 , sa première entrée doit se faire « rapidement » et elle « s’arrête interdite » ; elle jette « en un clin d’œil » la truite du chevalier Hans en dehors. Ainsi la promptitude est exigée pour le rôle dans cette scène. Le public aurait compris l’origine du personnage : elle est comme ces poissons qui nagent agilement dans l’eau et qui font des demi-tours à toute allure au moindre bruit.

Une trentaine d’années de pratique de l’écriture théâtrale invite l’auteur à transformer sa propre ondine en créature dramatique et terrestre 516 . C’est que dans la pièce, « les sirènes tentatrices ont cédé leur place à cette ondine tentée, séduite par les charmes provinciaux d’une humanité quotidienne, française ». 517 Autrement dit, si Ondine veut séduire Hans, c’est que le monde terrestre l’a séduite en premier. 518 Elle aime les mortels de la même façon qu’Isabelle choisit ce bas monde, Geneviève, un Siegfried sans mémoire plutôt que son ancien ami Forestier, et Alcmène, un Amphitryon humain plutôt qu’un Jupiter tout-puissant. Ainsi l’image des jeunes filles de Giraudoux laisse leur trace profonde sur le profil de cette Ondine. Celle-ci ne reste plus une petite «visitation» 519 apparaissant au fil de digressions comme ses semblables le faisaient dans le récit romanesque au fond du lac.

Notes
496.

Jean Giraudoux, « La Motte-Fouqué », in Or dans la nuit, Grasset, 1969, p. 99.

497.

Voir : Simon le Pathétique, p. 281.

498.

Pierre D’Almeida, L’image de la littérature dans l’oeuvre de Jean Giraudoux, Cahiers Jean Giraudoux 17, Paris, Grasset, 1988, p. 37.

499.

Elpénor, p. 416.

500.

Aventures de Jérôme Bardini, p. 64.

501.

Cité par André Job dans l’article « Ondine et la rêverie ruisselante » in Cahiers Jean Giraudoux 2-3, Paris, Grasset, 1974, p. 45.

502.

Jean Giraudoux, La Française et la France, Paris, Gallimard, 1951, p. 81. « L’universalité du français sur la terre, de cette langue française qui était, au XVIIe siècle, l’onde ou s’ébattaient le scepticisme et la révolte, en se résorbant, avait laissé ces flaques où nageaient, dernières ondines, une série de ces personnes anodines et charmantes ».

503.

Siegfried et le Limousin, pp. 620-621.

504.

L’expression utilisée par Guy Teissier dans l’article « Giraudoux et les sirènes » in Cahiers Jean Giraudoux 2-3, p. 54.

505.

Siegfried et le Limousin, pp. 699.

506.

Nous avons détaillé dans la première partie de ce présent travail, la crise du récit qui est provoquée par ce rêve : dans la mesure où le départ du narrateur en Allemagne pour la quête de son ami disparu débute le récit, la dualité Jean-Forestier devrait constituer un paradoxe. La présence du narrateur risquerait de ne plus être le seul fil conducteur du récit qui puisse donner une cohérence à ce roman protéiforme, si l’identité du disparu (Forestier-Siegfreid) et celle du voyageur (Jean) sont confondues.

507.

« Annette Blensen, fille du romancier, reine de beauté du Schleswig, et la meilleure nageuse du continent, ou plutôt des mers environnantes. Ses robes, même de cour, étaient conçues de telle sorte qu’elle pût se laisser tomber en n’importe quelle circonstance dans la rivière, l’étang ou l’avenue d’eau sur les bords desquels on passait, y disparaissant comme une ondine... », passage de Siegfried et le Limousin, cité par Guy Teissier, op. cit., p. 55.

508.

Ibid., p. 55.

509.

Expression de J. Body, Giraudoux et l’Allemagne, p. 392.

510.

Jean Giraudoux, « un passage » in Entr’acte VIII, Comédie des Champs-Élysées théâtre Louis Jouvet, mai 1928, p. 39.

511.

Alain Niderst, Jean Giraudoux ou l’impossible éternité, Paris, Nizet, 1994, p. 39.

512.

Frédéric-Henri Charles de La Motte-Fouqué, Ondine, traduction de Jean Thorel, lithographies de Valentine Hugo, Paris, José Corti, 2001, p. 6.

513.

Ibid., p. 54. C’est nous qui soulignons.

514.

Ibid., p. 74. C’est nous qui soulignons.

515.

Il s’agit d’un cahier de conduite conservé à la Bibliothèque Nationale, département des arts du spectacle. cote : LJMs 61. Citons l’annotation pour le mouvement d’Ondine qui sort après avoir jeté la truite. « mouvement d’O vers la porte pour sortir. Elle se retourne sur la réplique d’E. revient de 2 pas en scène – tout cela très rapide ».

516.

Giraudoux dit à Madeleine Ozeray qui a du mal à interpréter le rôle, « Ne levez pas les yeux au ciel : Ondine est un monstre terrestre ». Madeleine Ozeray, A toujours Monsieur Jouvet, p. 134.

517.

Guy Teissier, op. cit., p. 58.

518.

« Yseult : Pourquoi t’es-tu égarée parmi nous ? Comment notre monde a-t-il bien pu te plaire ? Ondine : Par les biseaux du lac, il était merveilleux. » Ondine, p. 813.

519.

Voir : Jean Giraudoux, « visitations » in Visitations, Paris, Grasset, 1952, pp. 23-24. Il rappelle des images récurrentes et flottantes dans son esprit qui l’aident à former des personnages, en appelant leur venue « visitations ».