2. Deux féeries  : Ondine en 1939 et L’Illusion comique de Corneille en 1937

Ce n’est pas forcément par la volonté spontanée de l’auteur que la pièce est née, selon quelques témoignages. Comme le fait remarquer Jacques Body, afin que Giraudoux écrive la pièce, se sont « ligués » des amis intéressés par ce sujet, parmi lesquels Louis Jouvet son metteur en scène, et Madeleine Ozeray amante de celui-ci et actrice du rôle principal. Ozeray rappelle, dans son ouvrage intitulé À toujours Monsieur Jouvet, qu’après avoir rêvé de « la Reine des Poissons » nervalienne, elle en a parlé à son amant qui a eu l’idée d’inviter Giraudoux à écrire une pièce sur l’histoire de l’ondine.

‘Je fis un songe : je me trouvais dans un bal, il y avait des guirlandes de pervenches sur les murs blanchis à la chaux. La Reine des Poissons devenue grande dansait avec un garçon du village. Elle riait et semblait heureuse comme les autres jeunes gens de la fête. Mais tout à coup une longue fille sèche au teint jaune l’accusa de son doigt pointu et lentement tout le monde s’écarta de la Reine. Elle demeura toute seule, perdue au milieu du cercle des autres qui parurent à mes yeux figés, semblables à une muraille. Ma pitié pour l’infortunée était si grande qu’elle dut ressentir mon émoi car la Reine des Poissons leva vers moi ses tendres yeux et me sourit. 520

En l’entendant parler de ce drôle de rêve, Jouvet lui donne un livre, Ondine de La Motte-Fouqué. Pour lui, c’était justement le double de Madeleine que celle-ci avait rencontré au bal et cela lui suggère la création éventuelle d’une pièce de Giraudoux inspirée par ce conte allemand. Du reste un petit passage concernant « la truite au bleu » est inséré dans la pièce à la suite d’une autre anecdote : Ozeray avait reproché une fois à l’auteur de vouloir faire « la malheureuse bête » au court bouillon. Giraudoux se souvient de cette petite dispute 521 et la transpose sur la scène. L’authenticité de cette anecdote sur la truite est bien attestée par René Thomas-Coële que Jacques Body a rencontré 522 . Par ailleurs, ce livre d’Ozeray est préfacé par Marcel Aymé et commence par la citation de la fameuse réplique « On m’appelle Ondine ». L’actrice consacre une bonne quarantaine de pages à ses souvenirs concernant la pièce. Les deux acteurs principaux ont tellement été inspirés par le sujet que l’un d’eux qui est aussi le metteur en scène a très bien pu solliciter l’écrivain pour écrire la pièce.

Mais, l’influence de Jouvet sur la genèse de la pièce n’est pas réduite à l’inspiration initiale. Il faut rappeler le fort intérêt de Jouvet pour tous les systèmes mécaniques y compris la machinerie théâtrale. En acceptant d’écrire l’adaptation d’un conte de fée, comment Giraudoux aurait-il pu être indifférent à la préférence marquée pour la visualisation de l’imaginaire par des moyens mécaniques chez son partenaire professionnel ? Paul Ginisty souligne le rôle prépondérant, souvent beaucoup plus de l’auteur dramatique, des machinistes parmi les collaborateurs de la partie matérielle de la production théâtrale de la féerie 523 . Jouvet montre beaucoup de respects aux machinistes dans sa préface de la traduction du livre de Nicola Sabbattini. La féerie est un genre dramatique qui permet au metteur en scène de déployer tous ses talents artisanaux.

Par parenthèse, elle est considérée comme un genre populaire, mineur et facile au début du XXe siècle. Comme le fait remarquer J.-M Thomasseau, les « plus belles heures » de la féerie sont du début du premier Empire à la fin du second, l’époque où « l’art des machinistes et des décorateurs, qui s’exerçait sur un espace scénique élargi et bien machiné, multiplia les prodiges techniques et conduisit à son autonomie et à sa maturité ce genre qui mêle la pantomime, la danse, la musique et le chant à la magie d’effets visuels ponctuant des intrigues débridées et des dialogues inattendus ». 524 Pourtant, l’éducation réaliste et la tendance à raisonner s’imposent, et « la foi manque tout à fait à des spectateurs qui ne sont plus dociles à se laisser entraîner », ainsi-dit Paul Ginisty sous la dictée de M. Fontanes, directeur du Châtelet dans les années 1900. L’auteur du livre intitulé justement La Féerie achève son dernier chapitre, après avoir évoqué le succès de L’Oiseau Bleu de Maeterlinck montée sur la scène symboliste en 1908, en portant ses espoirs sur l’avènement de la « féerie littéraire » :

‘Ce sont les poètes qui nous garderons la féerie, s’anoblissant par la grâce de la pensée et la beauté de la forme. C’est à eux qu’elle appartint tout d’abord, c’est à eux qu’elle reviendra ; ce sont eux qui retrouveront son sens perdu sous de basses bouffonneries ; ce seront eux, ces charmeurs, qui mèneront le cortège des divines Illusions, vers lesquelles l’homme tend éternellement les mains ; ce sont eux qui nous promèneront dans les jardins enchantés... Qui se plaindrait de cette heureuse évolution ? 525  ’

Ses voeux ont été exaucés par le succès de la création d’Ondine de Giraudoux en 1939, une féerie littéraire, c’est-à-dire la féerie dont le public connaît le nom de l’auteur comme dans le cas du Songe d’une nuit été et de La Tempête.

Jouvet est fort dans le domaine artisanal et décoratif ; Giraudoux profondément influencé par le romantisme allemand habité par des fées. Si bien qu’Ondine, d’après les annotations laissées dans les livres de conduite et dans les articles de presse, est très riche en effets spectaculaires produits d’un côté par la machinerie théâtrale, de l’autre par l’imaginaire visualisé par d’autres éléments tels que le jeu, l’éclairage, le décor, les costumes ou les accessoires. Le spectaculaire s’impose dès l’acte I. Parmi les six petites ondines qui apparaissent pour harceler le couple Ondine-Hans, deux sont suspendues dans les airs. L’aspect irréel de leur apparition est ainsi souligné. Denise Lavie fait l’éloge du spectacle en disant que « les possibilités du théâtre exploitées par Jouvet au maximum » 526 . La grotte de l’acte premier devient transparente à chaque apparition des ondines et du Roi des ondins par l’effet d’éclairage et donne l’impression qu’elle est « sous les eaux, environnées de la flore et de la faune sous-marines », comme si la cabane était transformée en grand aquarium. Dans l’acte II, le grand dossier en forme de grand coquillage apparaît des dessous à l’aide d’une sorte d’appareil de levage en fonction duquel le trône descend sur la scène. Les trois sièges sont placés sur une trappe qui s'enfonce de quelques

Figure 9 : Plan du décor, Ondine(1939), acte I. (Cahier de conduites, Fonds Jouvet, BNF
Figure 9 : Plan du décor, Ondine(1939), acte I. (Cahier de conduites, Fonds Jouvet, BNF
Figure 10 : Plan du décor,
Figure 10 : Plan du décor, Ondine(1939), acte II. (Cahier de conduites, Fonds Jouvet, BNF, cote : LJMs 61)

centimètres pendant l’intermède. Jouvet emploie aussi des projections. « Une comète » qui passe, « la ville d’Ys » qui émerge, « le cheval de Troie » qui entre, « les Pyramides » qui se dressent, leurs images sont toutes projetées au plafond. « Tous les jets d’eau autour de la salle s’élèvent subitement » : cette indication scénique entraîne la projection d’une cascade juste avant la fin de l’acte II. Le décor du palais du roi a pour effet de rompre l’illusion mimétique, grâce à la combinaison de la perspective et de la machinerie. Les costumes sont aussi chimériques pour Ondine que pour les « humains », tels que Hans, le roi et la reine dans le monde des mortels. Le cercle figuré devant lequel le couple royal s’assoit à une forme corallienne, ce qui donne l’impression que non seulement ceux qui vivent dans l’eau mais aussi les humains sont imaginaires et n’ont aucun rapport avec la réalité extérieure.

Mais, le spectaculaire de la représentation ne relève pas seulement du fort intérêt du metteur en scène pour les travaux artisanaux en coulisse. C’est Pavel Tchelitchew, qui dessine les maquettes de décors et de costumes. Il travaille avec beaucoup d’inventions tandis que Jouvet organise ses gens fiers de leur métier pour qu’ils arrivent à s’entendre avec ce prodigieux décorateur. 527 Jouvet admire Tchelitchew qui lui montre deux premières maquettes :

‘Tc. a livré aujourd’hui dimanche 12 mars ses deux premières maquettes. Il y vraiment apport, explication de l’oeuvre pr une conception surajoutée ; c’est cela le théâtre, l’art d’accommoder, de commenter avec autre chose que des mots une oeuvre dont le sens est lui-même caché à celui qui l’a écrite. 528

Tchelitchew ne se soucie guère du problème financier pour lequel Jouvet court les antichambres. Il fait même remanier une petite partie du texte de Giraudoux à son gré 529 . Le décorateur s’impose ainsi pour transposer l’univers féerique d’Ondine sur scène. L’effet est si éclatant que Cocteau qui vient visiter Jouvet lui dit : « c’est cela que je devrais faire, de la féerie » 530 . L’aspect féerique et fantasmagorique est largement dû au « mauvais goût » préféré de Tchelitchew : « J’aime le mauvais goût qui arrive à exprimer quelque chose » 531 , dit-il. Il s’oriente volontairement vers le grotesque quelquefois : d’après le témoignage d’une de ses parentes du Russe qui est là en tant que coutumière, « [Tchelitchew] déteste

Figure 11 : Ondine jouée par Madeleine Ozeray (D.R.)
Figure 11 : Ondine jouée par Madeleine Ozeray (D.R.)

les femmes encore jeunes et désirables » et « n’aime que les vieilles et difformes » 532 . Il voit le grotesque même chez Madeleine Ozeray qui incarne le rôle d’Ondine : il s’acharne à persuader Jouvet de monter La Tempête de Shakespeare, surtout avec Madeleine travestie en Ariel. 533  

Le décorateur d’Ondine est « hanté au milieu d’un essayage ou d’une répétition de décor par Shakespeare ». Il trouve un lien entre la pièce de Giraudoux et celle de Shakespeare. C’est qu’en 1937, deux ans avant la création d’Ondine Jouvet monte pour la première fois depuis 1885 L’Illusions comique et souligne l’affinité esthétique entre Corneille et Shakespeare :

‘Par une étonnante similitude, quarante-deux ans plus tard, en France, Corneille, égalant Shakespeare dans sa trentième année, fait représenter la comédie de l’Illusion et écrit la tragédie du Cid (1636). Et le génie dramatique se propageant tout au long de la même longitude, renouvelle en France le miracle de l’époque d’Elisabeth. 534

Ce point de vue original de Jouvet étonne, stupéfait, et enrage beaucoup de critiques théâtraux qui n’ont jamais reconnu de trait féerique dans la pièce cornélienne. À leur yeux, la pièce est une tragi-comédie écrite par « le raisonnable Corneille » 535 . Entre autres, Robert Kemp dénonce une certaine brutalité de Jouvet : « Sous les efforts redoublées du metteur en scène, le vieux tragique est resté sur le carreau » 536 . Le critique reproche ceux qui qualifient la pièce de « féerie », « comme si L’Illusion était une pièce shakespearienne ». Pour lui, les prestiges de la pièce résident non pas dans la fantagomagorie mais dans « le dynamisme et dans la musique des vers ». Benjamin Crémieux est de son côté : « le théâtre du XVIIe siècle est [...] plus fait pour l’oreille que pour l’oeil » 537 . Pourtant cette « musique des vers » résonnent, pour citer Pierre Brisson, dans le cadre d’une « oeuvre solidement ennuyeuse, [...] mal conçue, mal conduite », même s’il y a « des parties extrêmement brillantes et surtout un esprit théâtre étonnant ». C’est parce que L’Illusion comique « pèche contre l’unité », comme Corneille en personne l’avoue dans sa dédicace 538 .

La critique est irritée par le fait que Jouvet a l’idée de pousser cette étrangeté vers le merveilleux au nom duquel la pièce cornélienne est condamnée à l’époque classique. Cette idée est un basculement total de la valeur esthétique. En effet, le metteur en scène ne prend pas le propos de Corneille dans ladite dédicace pour un mot d’excuse de l’écrivain, mais pour un « énigme du sphinx ». La réponse que Jouvet a trouvé pour cette devinette est que :

‘Le thème de la pièce est le thème du magicien, de l’enchanteur. C’est un thème courant et très en faveur à l’époque, mais c’est Corneille qui, le premier, devançant de bien loin Pirandello dans une action picaresque, qui raconte déjà l’aventure du Gil Blas de Le Sage, nous explique par paraphrase la magie du théâtre. 539

D’après Jouvet, il faut bien tenir compte qu’en écrivant L’Illusions comique Corneille pense au Cid aussi, et que « L’Illusion comique est la pièce témoin du Cid » 540 . Qu’est-ce que Jouvet entend par là ? Il parle, lors plusieurs interviews, du lien profond entre l’apologie du métier de comédien dans le dernier acte et le crédit que la profession de comédien commence à acquérir à l’époque classique. Corneille a besoin, dit Jouvet, de faire un plaidoyer en faveur de son ami Mondory, futur Rodorigue, « maudit par son père à cause de son métier » 541 . Nous ne nous demandons pas la véracité de l’hypothèse de Jouvet. L’essentiel est que le metteur en scène parle pour Corneille et que l’esthétique théâtrale élaborée durant tant d’années d’expériences professionnelles de celui-là lui permet d’éclairer des aspects inconnus et ignorés de la pièce.

L’allusion au lien entre les deux pièces cornéliennes est d’autant plus intéressante que les critiques puristes parlent de ce lien également, mais de façon très différente : malgré la rédaction supposée simultanée des deux pièces, l’une sera qualifiée de chef-d’oeuvre, l’autre sera condamnée pour sa forme étrange. En les écrivant en même temps, l’écrivain fait le tri du sublime et du comique afin d’écrire ultérieurement de vraies tragédies dignes du nom du grand genre. Kemp insiste sur le fait que le style déformé et la fanfaronnade de Matamore s’explique par la volonté provocatrice de Corneille ; celui-ci défit ses auteurs contemporains qui le défiaient d’atteindre « à leur pompeux, à leur fantasque, à leur galant » 542 . Tandis que Jouvet interprète la pièce sous le regard d’un metteur en scène, ces critiques l’interprètent en tant que théoriciens qui croient en la primauté du texte dramatique sur l’art de mise en scène. Beaucoup de critiques normalement favorables au travail de Jouvet le blâment cette fois pour le contresens de sa mise en scène 543 .

Il ne reste pas de preuve que Giraudoux ait assisté à la représentation au Théâtre Français ; aucune trace biographique n’est conservée quant à la possibilité de conversations professionnelles entre le metteur en scène et l’auteur dramatique au sujet de la création de la pièce cornélienne. Mais cela est fort probable. Si l’hypothèse d’un quelconque rapport entre Ondine et L’Illusion, ces deux mises en scène de Jouvet, ne nous semble pas infondée, c’est d’abord parce qu’il n’y a pas tellement d’écart chronologique entre les deux représentations (Ondine en 1939, L’Illusion en 1937). Ensuite parce que la pièce de Giraudoux comme la mise en scène de Corneille par Jouvet prend, dans les deux cas, l’aspect fantasmagorique, malgré la sous-estimation du genre féerique depuis le siècle précédent et la réprobation quasi-générale contre la mise en avant du merveilleux à la Comédie-Française. Lucien Dubech - un des farouches adversaires de Giraudoux - qui montre sa répugnance contre l’interprétation féerique de L’Illusion, le dit aussi : « ce n’est pas par hasard que M. Jouvet a monté l’Illusion et Ondine » 544 . Voilà pourquoi il nous paraît intéressant d’examiner de près le travail de Jouvet pour la pièce cornélienne. Les documents conservés à la bibliothèque de la Comédie-Française (un cahier de conduites, des photos de mise en scène, et quelques coupures de presse ) nous permettent de connaître des détails.

Le spectaculaire féerique de la mise en scène doit d’un côté à la structure du décor et de l’autre à la machinerie accompagnée du mouvement des acteurs volontairement peu naturels. Afin de visualiser la magie d’Alcandre, Jouvet fait concevoir à Christian Bérard le décor d’une grotte imaginaire dans laquelle on voit le proscenium d’un petit théâtre. L’idée de montrer un théâtre sur la scène est loin d’être acceptée par Pierre Lièvre qui dit que Jouvet « a prétendu servir Corneille ». Le petit théâtre est doté d’une certaine mobilité car, d’après l’annotation concernée, « on voit le petit théâtre au fond avancer jusqu’au 3e plan de chaque côté de la coulisse » à la fin de l’acte IV. D’ailleurs des praticables sont mobiles en fonction de la machinerie : le mouvement de la prison de Clindor est contrôlé par le système électrique 545 ; l’ouverture de la grotte faite par la draperie monte et descend « sous la direction » d’Alcandre qui porte une baguette magique. Quant au mouvement des acteurs, il est trop stylisé pour maintenir la « vraisemblance » dans le jeu. Plusieurs critiques se scandalisent alors de l’aspect « acrobatique » des conduites. Le jeu n’est pas « naturel », mais plutôt proche de celui des marionnettes ou des pantomimes. Par exemple, quand les personnages du spectacle « enchâssé » apparaissent pour la première fois après la réplique d’Alcandre « Ma baguette à la main, j’en feray davantage », ils s’habillent comme s’ils étaient des figures de commedia dell'arte ou du théâtre des marionnettes : dans cette scène ce sont les « figurants » qui portent le costume de chaque personnage, Isabelle, Clindor et Éraste et « tous trois sont masqués ». Ils « descendent presqu’à l’entrée de la grotte », « sur

Figure 12 :
Figure 12 : L’Illusion mise en scène de Jouvet à la Comédie-Française (création, 1937) (D.R .)
Figure 13 : Calque du plan du décor de
Figure 13 : Calque du plan du décor de L’Illusion ( d’après le relevé de mise en scène) (Comédie-Française)

le rythme de la musique ». Puisqu’Alcandre donne « un coup de baguette » effectivement en disant sa réplique, les trois acteurs devraient paraître aux yeux du public manipulés par le personnage qui travaille comme s’il était le chef d’orchestre ou l’opérateur des marionnettes. Quant à l’effet de pantomime, pour n’en citer que deux exemples, Jouvet ajoute un long jeu sans réplique entre la scène 2 et 3, là ou Isabelle fait sa première entrée après être apparue sur la scène en tant que « figurante ». Le jeu est accompagné de la musique de manière qu’il paraît être une sorte de danse. Par ailleurs, vers la fin de l’acte V, des personnages de la pièce « enchâssée » réapparaissent sans prononcer un mot pour placer un buste de Corneille sur le socle. Les deux exemples ne sont peut-être pas sans rapport avec l’argument de Kemp : « M. Jouvet nous offre un ballet bref », ou avec la critique de Crémieux : « fallait-il aller jusqu’à la bouffonnerie ? »

À tous ces effets soulignant le côté féerique de la pièce vient s’ajouter le fait que Jouvet met en relief, par le moyen de la machinerie, non seulement l’imaginaire de la pièce encadrée mais aussi celui de la pièce-cadre. Dans la scène 9 de l’acte II, Alcandre et Pridamant « paraissent dans le char » et « disent leur texte tandis que le char qui est entré par E traverse la scène pour sortir par F » ! Mais ce n’est pas tout : avant la fin de l’acte III, ces deux personnages « entrent en l’air de H dans le char. Ils disent leur texte tandis que le char descend vers la scène puis remonte à gauche par G par où il sort ». Rappelons que tout au début de la pièce, en entrant sur la scène, Pridamant « doit paraître fatigué » puisque le public doit comprendre qu’à bout de désespoir le père vient faire appel à la magie d’Alcandre. Le vieillard épuisé montre sa « frayeur » quand « ce grand mage » prononce le mot « spectres » devant « l’Illusion » de Clindor, comme si Pridamant craignait la vraie mort prématurée de son fils. Par contre, vers le milieu de la pièce, Jouvet fait voler non seulement Alcandre mais aussi Pridamant, comme si celui-ci faisait également partie de la féerie on ne sait à partir de quelle scène. Nous ne saurions imaginer la fureur de P. Brisson quand il voit les deux personnages circuler miraculeusement sur scène en char : dès la scène de l’acte I où le père prononce de tristes paroles, le critique est déjà contrarié par la mise en avant du côté magique chez Alcandre qui sait ouvrir et fermer la grotte à son gré : « le ton tragique avait été donné dès le début par M. Dessonnes (Pridamant) qui poussait des plaintes affreuses en songeant à son fils. M. Clariond 546 suit le mouvement, il le suit d’ailleurs avec intelligence. Sa position est impossible ». 547

Ainsi, l’entrée de chaque personnage sur scène ressemble non pas à une entrée mais à une « apparition ». À la place de l’interprétation réaliste et raisonnable, la rêverie s’impose, visualisée. Il n’est pas étonnant que la création ait été qualifiée d’occultiste, notion toute contraire à ce que le milieu théâtral de l’époque attendait d’une représentation du théâtre du XVIIe siècle. Le génie du metteur en scène consiste à appliquer à Corneille l’effet visuel que Pitoëff pouvait faire accepter sur la scène par le théâtre de Pirandello, tout en découvrant l’affinité essentielle entre l’intention de Corneille et le pirandellisme. À la différence de ses contemporains traditionalistes qui croient que « les personnages de L’Illusion, évoqués par Alcandre, ne sont pas des fantômes. Ils sont consistants, charnus, sonores, autant que ceux de la Galerie du Palais » 548 , il rend volontairement les personnages cornéliens oniriques et fantasmagoriques en mettant en valeur ses réflexions sur le statut du « personnage-fantôme » 549 .

Notes
520.

Madeleine Ozeray, A toujours Monsieur Jouvet, Paris, Buchet / Chastel, 1966, p. 87.

521.

Ibid., p. 129.

522.

Voir : Jacques Body, op. cit., p. 391.

523.

Paul Ginisty, La Féerie, Paris, Louis-Michaud, 1910, p. 219. « C’était le soir de la première représentation des Pilules du Diable. Le rideau venait de tomber sur l’apothéose ; le moment était venu de proclamer les auteurs. Ceux-ci, qui étaient gens d’esprit, tinrent à s’effacer devant le chef machiniste, Sacré, et ce fut, en effet, son nom qui fut proclamé le premier. C’était affirmer le rôle, souvent prépondérant, des collaborateurs de la partie matérielle, dans une féerie ».

524.

Rubrique sur la féerie, rédigée par Jean-Marie Thomasseau, in Dictionnaire encyclopédique du Théâtre, A-K, Paris, Larousse-Bordas, 1998.

525.

Paul Ginisty, op. cit., p. 238.

526.

Denise Lavie, « Ondine », 3 actes de Giraudoux, La République, le 9, mai, 1939.

527.

Léon Deguilloux, chef machiniste et constructeur se plaint que Tchelitchew n’ait « aucune technique ». « Décoration d’Ondine : Notes prises au jour le jour par Louis Jouvet durant sa collaboration avec Tchelitchew », in Cahiers Jean Giraudoux 2-3, p. 24.

528.

Ibid., p. 33.

529.

« Il était très décontenancé par l’apparition de la ville d’Ys, il n’aime pas ça. – Qu’est-ce que c’était la ville d’Y’s ? Mais ce matin il est revenu très satisfait ; les apparitions seront l’histoire du dessin et l’histoire de la création, seulement il faut changer leur ordre : 1. comète (des points), 2. l’arbre de Judée ( des lignes), 3. les pyramides (des volumes), 4. la ville d’Y’s (des volumes vivants), 5. le cheval de Troie (un animal, je le vois dans Léonarde de Vinci, il est extraordinaire), 6. Vénus arrivera en réalité, c’est la création humaine qui vient comme le couronnement de cette histoire de la création. » En effet, Giraudoux a changé d’ordre des apparitions ainsi. Ibid., p. 25.

530.

Ibid., p. 33.

531.

Ibid., p. 22.

532.

Ibid., pp. 30-31.

533.

« - Mad. [Madeleine] sera Ariel, on l’habillera en travesti, avec des cheveux, des ailes, un maillot et une braguette, et tous les pédérastes viendront se demander quand elle sera pendue dans les airs : qu’est-ce que c’est, un homme ou une femme ? » Ibid., p. 29.

534.

Louis Jouvet, « Une énigme : Comment et pourquoi j’ai monté ‘‘L’Illusion’’ à la Comédie-Française », in L’Ordre, le 11, février 1937. Nous ne sommes pas sûrs du nom du journal. La citation est prise dans l’article de presse conservé à la BNF, département des Arts du spectacle. Cote :LJSW9(1-2)

535.

L’expression est employée par Pierre Lievre dans l’articule intitulé « À la Comédie-Française, L’Illusion de Corneille... avec la mise en scène de Louis Jouvet ». Le jour, le 16, février 1937.

536.

Robert Kemp, Feuilleton du Temps, du 22 février 1937.

537.

Benjamin Crémieux, « ‘‘L’Illusion’’ , aux Français », in Vendredi, le 25 février 1937. Il est intéressant de rappeler dans ce contexte que c’est ce Crémieux qui relit plusieurs fois les manuscrits de Siegfried en donnant à Giraudoux le conseil de suivre la norme dramatique avant que l’auteur ne les montre à son metteur en scène. Voir : Siegfried, notice, p. 1148. « Benjamin Crémieux semble avoir été le premier à suggérer à Giraudoux de resserrer et de modifier ce texte surabondant ».

538.

Citons le début de la préface de la pièce : « Voici un étrange monstre que je vous dédie. Le premier acte n’est guère qu’un prologue ; les trois suivants font une comédie imparfaite, le dernier est une tragédie, et tout cela cousu ensemble fait une comédie. Qu’on en nomme l’invention bizarre et extravagante et nouvelle, et souvent la grâce de la nouveauté parmi nos Français n’est pas un petit degré de bonté. (...) »

539.

Louis Jouvet, op. cit.

540.

« ‘‘Illusion comique’’, ‘‘Pièce témoin’’ du Cid, nous dit Louis Jouvet », Le Figaro, le 19 janvier 1937. « De quelle année est la pièce ? 1636. L’année du Cid. Elle a été écrite en même temps que le Cid. Corneille y a pensé en même temps qu’il pensait au Cid. Mille lieux communs unissent les deux pièces. Il se délassait du Cid en pensant à L’Illusion. L’Illusion comique est la pièce témoin du Cid. J’estime qu’il était très important de faire connaître la pièce témoin du Cid. Or, on connaît très mal L’Illusion comique ».

541.

Ibid.

542.

Robert Kemp, op. cit.

543.

Il est à noter, d’un côté, qu’Henri Gouhier reste très favorable : « IL ne nous restera plus qu’à reconnaître l’intelligence du metteur en scène, son sens de l’image imprévue, cette compréhension et ce goût qui lui permettent de communier spontanément avec un génie ignorant la poésie du sordide. Une fois encore, Louis Jouvet a montré que l’art authentique est à la fois luxe et simplicité ». Henri Gouhier, Le chronique dramatique des Lettres et les Arts, mars 1937, p. 159. Brasillach se prononce en faveur de Jouvet également : « on s’aperçoit que Pierre Corneille est véritablement notre Shakespeare ». Robert Brasillach, « Les Spectacles : l’Illusion », La Revue universelle, mars 1937. De l’autre côté, ceux qui sont contre la nouveauté de la mise en scène de Jouvet avouent, d’une même voix ou presque, que le « contresens énorme » que Jouvet commet « a réjoui, enchanté, épanoui les spectateurs », pour citer Kemp.

544.

Lucien Dubech, « La chronique des théâtres. ‘Ondine’ », in Action Française. 12, mai, 1939.

545.

Voici l’annotation concernée pour le début de la scène 7, acte IV, scène du monologue de Clindor en prison : « on charge la prison. Dès que celle-ci est presque à terre on avance la porte de la coulisse C et la pente de la coulisse E. Voir conduite électrique pour l’arrivée de la prison au sol ». Nous ne savons pas encore si ce document sur la « conduite électrique » est aussi conservé aujourd’hui dans le même état de conservation que le relevé de mise en scène.

546.

L’acteur joue le rôle d’Alcandre.

547.

Pierre Brisson, op. cit.

548.

Robert Kemp, op. cit.

549.

Voir : Le sous-chapitre précédent intitulé « Louis Jouvet et l’irréalisme au théâtre »