TROISIÈME PARTIE : PERFECTIONNEMENT DE LA DRAMATURGIE NARRATIVE

Préambule

En créant Ondine, Giraudoux réussit sans conteste à transposer l’onirisme que l’hypotexte contient, dix ans après la création de Siegfried dépourvu de traits rêveurs malgré l’ambiance chimérique et visionnaire que contient Siegfried et le Limousin. Son écriture dramatique est considérablement romanisée quand des contraintes matérielles scéniques s’y incorporent. Mais, même avec Ondine, Giraudoux ne parvient pas à trouver l’équivalent scénique de son « moi » narratif particulier.

Jean, narrateur de Siegfried et le Limousin est une présence contradictoire. D’un côté, c’est un personnage romanesque au sens traditionnel. On sait bien qu’il est un ami proche d’un certain Forestier et se demande ce qui est arrivé à celui-ci ; il part en Allemagne en espérant le retrouver ; l’Allemagne est un pays familier pour lui parce qu’il y avait vécu pour faire des études dans sa jeunesse. Le lecteur est ainsi au courant de quelques éléments personnels du narrateur. De l’autre côté, il est aussi vrai qu’il est une simple forme d’énonciation dépourvue de caractère défini. A part lesdits détails, le lecteur ne sait rien sur lui. On ignore ce qu’il fait dans la vie – encore que l’on sache vaguement qu’il est homme de lettres – et quelles sont les ressources qui lui permettent de voyager longtemps en Allemagne sans qu’il se soucie de trouver de quoi vivre. A cela s’ajoute que la ligne de démarcation identitaire avec d’autres personnages tels que Geneviève, Zelten, Siegfried s’estompe parfois. Sa corporalité disparaît ; son caractère flottant se fait remarquer au fur et à mesure.

En fin de compte, il est à la fois limité et illimité, défini et indéfini. Limité en tant que personnage romanesque au sens réaliste : on sent, au moins au début du récit, qu’il est un personnage en chair et en os. Il est prisonnier de l’idée que quelqu’un pille des textes de son ami disparu en abusant de l’absence de celui-ci ; la colère le pousse à porter plainte contre la maison d’édition, de la même manière qu’un personnage de la littérature réaliste l’aurait fait. Illimité parce que sa mémoire ne reste plus personnelle après que Jean entre en Allemagne et se met à y errer ; elle devient collective comme si sa mémoire et celle d’autres personnages – Geneviève, Zelten, Siegfried – se mélangeaient. La voix est d’abord définie, ensuite multipliée, et finit par faire sentir la présence de la vaste galaxie qui s’étend derrière.

Dans la dernière scène du roman, Jean contemple Siegfried-Forestier qui est en plein sommeil dans le train qui les amène en France. La scène est impressionnante, parce qu’ayant vu tant de fois de dédoublement entre Jean et Siegfried, on ne prend plus du tout gratuitement celui qui s’endort pour Forestier ; ne serait-il pas le double de Jean en personne ? Ce que l’on a vu sous le regard de ce narrateur ne s’est-il pas produit dans le cadre du rêve de celui-ci ? Le statut réel et irréel du roman doit rester ambigu, ce qui détermine le caractère hallucinatoire du roman.

En créant l’Illusionniste d’Ondine et le Mendiant d’Électre, Giraudoux réussit à introduire ladite vaste galaxie sur la scène. Avec l’Illusionniste par le moyen du merveilleux, avec le Mendiant par le moyen du récit extravagant qui bouscule la spatio-temporalité de la parabole, Giraudoux met sur scène ceux qui auraient été éliminés dans le carcan de la composition dramatique, et qui sont pourtant des éléments inhérents à l’univers cosmique de Giraudoux. Pourtant, à la différence de Jean, ces deux personnages dramatiques sont dépourvus de la réalité extérieure : le premier est un habitant du monde aquatique, le second est un personnage avec qui Électre et Égisthe, deux personnages d’inspiration mythologique échangent des mots. Leurs présences sont ostensiblement littéraires dans la mesure où ils viennent du monde imaginaire. Par surcroît, les autres personnages s’aperçoivent de l’étrange pouvoir de ces deux « sujets épiques ». Ondine connaît bien la véritable identité de son oncle déguisé en Illusionniste ; le chambellan s’amuse du merveilleux tout en sachant le pouvoir de ce dernier. Quant au Mendiant, Égisthe et son entourage reconnaissent la double identité de celui-ci : à la fois ivrogne et dieu.

Pour ainsi dire, le dialogue est partagé seulement entre les personnages encore dans Ondine et Électre. Mais, afin de faire apparaître l’équivalent du « moi » narratif de Giraudoux, le dialogue doit être partagé non seulement entre les personnages, mais aussi entre la salle et la scène. Il faut que le public s’interroge sur le statut réel-irréel de ce qui se passe sur la scène et qu’ainsi le dialogue silencieux entre la salle et la scène se produise.

Pour mettre en scène « une idée dramatique », parler de « l’Allemagne » avec ce mégaphone plus efficace que le roman qu’est le théâtre, et collaborer avec des acteurs de la troupe de Jouvet, Giraudoux se lance dans le théâtre. Toutefois, quand la guerre éclate et que l’Occupation commence, ces trois raisons pour lesquelles Giraudoux continuait le théâtre ont disparu. Son théâtre s’oriente vers une négation de soi-même. Mais, pour nier, il faut que l’on soit conscient de ce que l’on voudrait nier. Le travail de négation est pénible, mais c’est une occasion d’introspection très approfondie. Cela ouvre la voie qui aboutit à la naissance du personnage pittoresque, la Folle de Chaillot, le premier / dernier équivalent du « moi » narratif.