1. Epicisation suspendue

Nous avons analysé la transformation graduelle de l’écriture dramatique de Giraudoux dans la partie précédente. Le dialogue est en crise et partiellement disloqué pour être remplacé par d’autres formes énonciatives telles que le monologue ou le soliloque ; il y a de plus en plus de scènes dans lesquelles la figure chorale vient remplacer la relation interpersonnelle dialoguée ; à cause de la perturbation de la nature vraie/fausse, réelle/irréelle, identique/équivoque, l’identité du personnage est tombée en crise ; à la place du personnage réaliste, d’autres sortes d’énonciateurs apparaissent comme écho, mystérieux, surnaturel, magicien...; Giraudoux fait apparaître sur scène un énonciateur semblable au « moi épique » tel que Peter Szondi l’a défini : le Mendiant d’Électre, l’Illusionniste d’Ondine. Ils sont plus proches de la Figure que du personnage à proprement parler, de la même façon que chez Strindberg « le personnage est oblitéré par la Figure » 574 . À travers leurs regards étranges et étrangers le public saisit la totalité des événements dramatiques étalés de façon enchevêtrée.

La Guerre de Troie n’aura pas lieu est une exception. Alors que la progression de la dramaturgie narrative de Giraudoux est étroitement liée à la rupture de l’action telle que l’a définie Aristote dans son principe d’unité, de continuité et de causalité, dans cette pièce l’unité d’intérêt, la continuité de l’action, et la causalité entre des événements dramatiques sont largement maintenues. C’est que la pièce est écrite de telle sorte que le spectateur se pose la seule question tout au cours de la représentation : est-ce que la guerre aura lieu conformément au mythe, ou n’aura pas lieu à l’opposé du mythe ? Cette alternative s’impose même avant le lever du rideau : alors qu’il est de notoriété publique que la guerre de Troie a eu lieu, le titre mis au futur simple le dénie ! Dès le lever du rideau, la question s’affirme encore plus car la pièce débute par la même phrase que le titre prononcée par Andromaque, « La guerre de Troie n’aura pas lieu, Cassandre ! » 575 . La question forme l’unité d’intérêt de la pièce. D’ailleurs les traits de ce que l’on appelle la « crise » dramaturgique sont réduits : la crise de dialogue, de fable, ou bien d’identité de personnages ne s’impose pas autant que dans beaucoup d’autres pièces.

Effectivement, les personnages « dialoguent » au sens strict du terme : « affrontement d’individus soumis à une situation qui les met en demeure soit de se défendre, soit d’attaquer ». La première scène est déjà un affrontement entre Andromaque et Cassandre. La scène IV de l’Acte I est consacrée à la confrontation verbale entre Hector et Pâris. Hector et Hélène s’affrontent dans les scènes VIII et IX. L’acte deuxième commence par le dialogue entre Hélène et Troïlus. La scène III de l’Acte I est formée du dialogue entre Andromaque et Hector. La scène VIII de l’acte II est un grand débat mené par deux héroïnes, Andromaque et Hélène. La chaude et longue discussion entre Hector et Ulysse pour éviter la guerre a lieu dans la scène XIV de l’acte II... Les personnages s’adressent à leurs interlocuteurs en espérant surmonter des difficultés actuelles par la communication verbale. Ils croient sincèrement au pouvoir médiateur du dialogue ; c’est le cas notamment d’Hector et d’Andromaque : ce premier adresse des mots aux autres avec empressement et cette dernière reste résolument face à face avec Hélène pour parler avec celle-ci.

La stabilité considérable du dialogue n’est pas sans rapport avec la stabilité de l’identité des personnages. Dans d’autres pièces à sujet mythique, Giraudoux donne libre cours à son imagination en inventant des détails et remet en question l’image stéréotypée des personnages. Par exemple, l’image d’Electre est divisée en deux : celle qui est paranoïaque et minutieuse et celle de la vengeresse tenace et opiniâtre. La première figure est évoquée au cours du débat mené entre des personnages, la deuxième par le récit mystérieux prononcé par le Mendiant. Il y a plusieurs Judith, l’une est l’héroïne, la deuxième se sacrifie à la place de celle-ci, les autres habitent partout en ville. Jupiter est humanisé, Amphitryon et Alcmène sont jupitarisés, ce qui constitue un grand écart entre les personnages mythiques et leurs nouvelles images créées par Giraudoux. Il ne se trouve pas ce genre de crise dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu. L’image fixe des personnages mythologiques reste intacte. Le spectateur ne se pose pas la question de leur identité.

Par ailleurs, si la figure chorale se présente sous la forme du personnage collectif et a en général pour effet de créer « sur la représentation des faisceaux d’effets convergents visant à modifier le rapport du spectateur à la fable » 576 , la voix de la foule dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu ne fait pas fonction de chœur. C’est que d’une part, elle ne modifie pas le rapport du spectateur au fait historique : les vieillards en groupe faisant l’éloge de la beauté d’Hélène préfèrent faire la guerre contre la Grèce plutôt que de la rendre docilement. D’autre part, la foule ne reste pas une présence collective parce que sa voix se concrétise sous forme d’un personnage important, Priam, le Roi de Troie, qui prend la beauté grecque pour « une espèce d’absolution » 577 . La volonté collective de la foule ne fait que s’orienter vers la réalisation du fait historique. Par exemple, dans la scène 12 de l’acte II, devant Hector qui essaie de rendre paisiblement Hélène à la Grèce en insistant sur le fait que Pâris ne l’a pas touchée, Ulysse fait de la provocation :

‘Ulysse : Avouez, Hélène, que vous ne l’auriez pas suivi, si vous aviez su que les Troyens sont impuissants...[...] Pâris l’impuissant, beau surnom !  578

Ayant essuyé un affront verbal au sujet de la virilité d’un prince troyen, la foule se lance dans un flot de paroles et divulgue à qui mieux mieux ce qui s’est passé véritablement entre Pâris et Hélène dans le bateau se dirigeant vers Troie. Ainsi la foule est une espèce de moteur qui amène l’intrigue de la pièce vers la même fin que dans le mythe, l’éclatement de la guerre.

Il est vrai que dans cette pièce aussi Giraudoux fait appel à son violon d’Ingres : la digression pleine d’imaginations. Il détaille la scène d’amour entre Hélène et Pâris par la bouche de petits bateliers, invente de nouvelles relations interpersonnelles en créant des personnages originaux, fait apparaître une curieuse figure qui s’appelle La Paix... Mais, dans la plupart des cas, ces détails inventés par Giraudoux ne viennent pas ébranler l’histoire mythologique mais ont pour effet de souligner l’alternative fatale « soit la guerre soit la paix », à la différence des autres pièces à sujet mythique dans lesquelles les détails qui prolifèrent causent le glissement du sujet vers d’autres histoires originales que le mythe. Les détails convergent vers un seul point de vue dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu tandis qu’ils divergent dans plusieurs sens différents dans d’autres pièces.

Notes
574.

Cf. Jean-Pierre Sarrazac, Jeux de rêves et autres détours, p. 78.

575.

La Guerre de Troie n’aura pas lieu, p. 484.

576.

Rubrique « Choeur/choralité » in L exique du drame moderne et contemporain, p. 41.

577.

La Guerre de Troie n’aura pas lieu, p. 497.

578.

Ibid., p. 540.