Tel est pris qui croyait prendre : le tragique d’Hector

La question sur la guerre ou la paix se conjugue avec le dynamisme prépondérant d’Hector. Mais plus le personnage est dynamique, plus l’infructuosité de ses efforts est accentuée. Car, malgré sa volonté 579 , la guerre éclate à la fin. Giraudoux souligne la vanité irréductible du combat pour la paix mené par Hector partout dans la pièce.

D’après l’édition de la Pléiade, la pièce compte vingt-quatre scènes. Hector est sur le plateau dans quinze scènes. Mais, puisque le combat contre la guerre sur l’initiative d’Hector continue par l’effort des personnages féminins telles qu’Andromaque et Cassandre, le héros paraît presque tout le temps « présent » sur la scène. A cela s’ajoute que dans un cahier de conduite 580 , il y a des scènes où Hector ne quitte pas le plateau même si aucune réplique ne lui est attribuée : ce qui a pour effet que l’attention du public est sans cesse tournée vers lui. Sa présence s’impose également par la rapidité de mouvement. Par exemple, dans l’acte I, presque chaque fois qu’il parle avec ses interlocuteurs, c’est lui qui s’adresse à eux et qui évolue autour d’eux. Ses interlocuteurs ne bougent pas pour autant parce qu’Hector s’approche le premier, selon l’indication notée dans ce cahier de conduite : dans la scène 2 de l’acte I, Hector arrivant à la maison où Andromaque l’attend se déplace vers celle-ci ; au moment où il pose des questions à Pâris sur l’enlèvement d’Hélène (scène 4, acte I) et qu’il voit son père entrer en scène (scène 5, acte I), il semble que c’est tout le temps lui qui bouge et ses interlocuteurs restent sur place, car le mouvement des interlocuteurs d’Hector n’est pas du tout précisé alors que celui d’Hector est bien noté. La mise en scène du dynamisme d’Hector va de pair avec sa jeunesse nettement précisée par le texte : il est assez jeune pour souhaiter avoir mille garçons et mille filles. La vieillesse de son père et de ceux qui veulent garder la reine grecque à Troie contraste avec la jeunesse d’Hector qui cherche à la faire retourner en Grèce. Jouvet fait entrer plus de vieilles personnes que l’indication scénique n’ordonne pendant qu’Hector est sur la scène ; ce qui aurait certainement pour effet de faire ressortir l’agilité vive du jeune prince héritier de Troie. Du reste la première longue réplique d’Ulysse commence par « vous êtes jeune, Hector... ».

Mais, tout bascule dans l’acte II. Alors qu’il est un ancien guerrier las de la cruauté de la guerre, un bon mari aimant sa femme, un bon frère inquiet, un bon fils respectueux, en même temps qu’un négociateur intelligent et sincère et le commandant qui bouge avec beaucoup d’agilité dans le premier acte, il doit prononcer le discours aux morts sans bouger, subir sans réagir l’affront à la fois verbal et corporel lancé par un Grec ivre et s’imposer avec beaucoup de dignité pour convaincre Ulysse dans l’acte suivant. Son immobilité complète peut se lire dans le cahier de conduite aussi. Hector reste figé quand il parle tout au cours de l’acte.

Il est intéressant de comparer les conduites d’Hélène avec celles d’Hector. Le metteur en scène ne fait pas bouger Hélène dans l’acte I sauf quand quelqu’un vient prendre la main de la belle pour la promener. Quand elle entre en scène pour la première fois (scène 7, Acte I,), elle ne fait que prononcer des phrases affirmatives qui plaisent à Pâris, comme si elle était une poupée qui n’a pas de volonté personnelle. Lors de la création de la pièce en 1935, pendant cette scène, elle reste debout comme une sorte de statuette. Dans la scène suivante aussi, elle reste immobile et autour d’elle Hector se promène en lui posant des questions. Son immobilité est tellement complète que l’on se demanderait si elle n’a pas de capacité corporelle qui lui permet de bouger toute seule. Toutefois, dès le début de l’acte suivant, Jouvet étale ostensiblement l’agilité et la réalité corporelles et le caractère spontané de l’héroïne. Prenons un exemple. L’acte commence par l’entrée de Troïlus, jeune et beau garçon. Loin de rester passive, elle adresse des mots provocateurs à ce jeune homme fuyant la scène, intimidé :

‘Hélène : Nous nous embrasserons, Troïlus. Je t’en réponds. 581

En effet, au moment où les portes de la guerre se rouvrent au bout de moins d’un jour malgré tous les efforts d’Hector pour les fermer, « elles découvrent Hélène qui embrasse Troïlus » selon l’indication scénique 582 . Dans une des photos de mise en scène de la dernière scène, ils s’embrassent tellement étroitement qu’ils paraissent former un seul corps.

Rendre Hélène à la Grèce n’est pas suffisant pour ne pas faire éclater la guerre. Il faut que les Grecs croient que l’honneur de la reine est resté intact. Hector persuade son frère de ne dire à personne qu’il l’a en effet déjà déshonorée ; il sophistique ses discours pour convaincre Ulysse qui croit sûrement que Pâris a déjà touché Hélène. Mais il se trompe dans ses calculs, parce que ce n’est pas seulement l’affaire avec Pâris qu’Hector doit déguiser... Est-ce qu’« une reine nue est couverte par sa dignité » 583 , comme le dit Pâris ? Certes oui, mais avant être une reine, Hélène est une femme. Elle flirte avec Troïlus.

Quand Hector est actif, Hélène demeure immobile et vice versa. L’effet symétrique est évident, car cela suggère que la reine n’est pas le seul enjeu du conflit mais qu’Hector l’est aussi. Mais bien au-delà, celui qui semble un véritable enjeu est finalement un faux semblant et l’autre est le vrai : Cassandre, qui avait repoussé Apollon, condamnée par celui-ci à ne jamais être crue, malgré son pouvoir de prophétie – c’est ce dont le public est au courant, bien sûr – prévient la dualité fatale d’Hector dès la première scène :

‘Cassandre : [...] Ah ! Hector rentre dans la gloire chez sa femme adorée ! Il ouvre un œil... Ah ! Les hémiplégiques se croisent immortels sur leurs petits bancs !... Il s’étire... Ah ! Il est aujourd’hui une chance pour que la paix s’installe sur le monde !... Il se pourlèche... Et Andromaque va avoir un fils ! Et les cuirassiers se baissent maintenant sur l’étrier pour caresser les matous dans les créneaux !... Il se met en marche !
Andromaque : Tais-toi !
Cassandre : Et il monte sans bruit les escaliers du palais. Il pousse du mufle les portes... Le voilà... Le voilà...
La voix d’Hector : Andromaque !
Andromaque : Tu mens !... C’est Hector !
Cassandre : Qui t’a dit autre chose ? 584

Grammaticalement, cela devrait être Hector qui « ouvre un œil », « s’étire », « se pourlèche » et « se met en marche », mais l’image évoquée par ces verbes évoquent une autre présence que l’homme qui « rentre dans la gloire chez sa femme adorée ». Une présence féroce, bestiale et belliqueuse. À côté de cela, Giraudoux insère des images antithétiques de la paix comme « hémiplégiques », « cuirassiers » ou « créneaux ». Le cri apeuré d’Andromaque est lancé juste au moment où son mari aimé entre en scène. « Qui t’a dit autre chose ? » de Cassandre prévient qu’Hector représentera la fatalité redoutable dans la pièce, malgré le combat contre la guerre mené par personne d’autre que lui-même.

Ainsi le drame de cette pièce réside dans le fait que celui qui aspire le plus à la paix va former l’amorce de l’éclatement de la guerre. En général, Giraudoux écrit des répliques sans penser à leurs propriétaires précis, mais peut-être, il attribue exprès cette réplique capitale « Hector, tu es la statue même de Troie » 585 au poète belliqueux Démokos. C’est le cri mensonger mais fatal de ce dernier, chauvin et fou de l’incarnation de la beauté parfaite qu’est Hélène, qui fait éclater la guerre définitivement :

‘Abnéos : On a tué Demokos ! Qui a tué Demokos ?
Demokos : Qui m’a tué ?... Oiax !... Oiax!... Tuez-le !
Abnéos : Tuez Oiax !
Hector : Il ment. C’est moi qui l’ai frappé.
Demokos : Non. C’est Oiax...
Abnéos : Oiax a tué Demokos... Rattrapez-le ! Châtiez-le !
Hector : C’est moi, Demokos, avoue-le ! Avoue-le, ou je t’achève !
Demokos : Non, mon cher Hector, mon bien cher Hector. C’est Oiax ! Tuez Oiax !
Cassandre : Il meurt comme il a vécu, en coassant.
Abnéos : Voilà... Ils tiennent Oiax... Voilà. Ils l’ont tué !
Hector, détachant les mains d’Andromaque : Elle aura lieu. 586

Dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu, l’auteur arrête de laisser équivoque l’identité des personnages principaux et d’inviter le public à s’interroger sur des pensées qui s’ignorent en marge de la mythologie. Ni Hector, ni Hélène ne se dédoublent. Au lieu de faire apparaître plusieurs images exclusives l’une de l’autre comme dans le cas d’Amphitryon 38, de Judith, d’Electre, Giraudoux décrit d’une manière réaliste deux facettes d’Hector, l’une est privée, l’autre est publique et symbolique pour mettre en avant l’acte d’abnégation du personnage. L’héroïsme dramatique s’impose. Rien d’étonnant si la fin inspire de la compassion au public qui s’identifie au héros.

Notes
579.

La volonté est de Giraudoux aussi. Il fait commencer à baisser le rideau quand Ulysse qui a promis à Hector que la Grèce ne déclarerait pas la guerre contre Troie se met à marcher pour retourner à son navire.

580.

Il y a plusieurs cahiers de conduite. Celui que nous consultons dans ce présent travail est conservé dans le Département des Arts du spectacle de la BNF (Cote : LJMs 45). C’est Julien Barrot qui annote les conduites pendant les répétitions de la pièce (création en 1935) sous la dictée de Louis Jouvet.

581.

Ibid., p. 514.

582.

Ibid., p. 551.

583.

Ibid., p. 538.

584.

La Guerre de Troie n’aura pas lieu, p. 485.

585.

Ibid., p. 535.

586.

Ibid., pp. 550-551.