3. Analogie ironique entre Hector et Giraudoux-Jouvet

Le caractère actuel de la pièce n’échappe à rien non seulement parce que l’on parle de la guerre au moment où les circonstances politiques et sociales sont tellement tendues et critiquées mais aussi parce que ces deux icônes, l’une est troyenne, l’autre est grecque, sont jouées par des icônes vivantes : Louis Jouvet et Madeleine Ozeray. La troupe de Jouvet est considérée comme porte-parole de l’auteur dans la deuxième moitié des années 1930. Surtout les spectateurs de la reprise de La Guerre de Troie devaient avoir la forte impression d’entendre parler l’écrivain en écoutant les personnages-acteurs, étant donné que la pièce est jouée en même temps que la comédie des comédiens à la Giraudoux, L’Impromptu de Paris.

Giraudoux pensait à Ozeray pour le rôle d’Hélène depuis longtemps 587 . Hélène à la fois iconique et sensuelle est donc inspirée par cette actrice que l’on comparait à Ludmilla Pitoëff 588 lors de la création de Tessa. Le couple Tessa-Lewis est incarné par le couple Ozeray-Jouvet qui forme un vrai couple dans la réalité quotidienne. L’image de ces deux acteurs « visite » l’auteur régulièrement et lui donne des inspirations. Mais, Hector n’était pas fait pour Jouvet. Pourquoi Giraudoux ne pensait pas à Jouvet pour Hector, un des personnages clefs de la pièce, alors qu’il confie sans hésitation le rôle d’Hélène, un autre personnage-clef, à Ozeray ?

Ozeray rappelle que Jouvet ne pensait pas, lui non plus, jouer le rôle du prince de Troie : il faut qu’un tragédien joue le rôle, alors que Jouvet se prend pour un comique. L’écrivain et le metteur en scène sont donc d’accord sur le fait que Jouvet n’est pas le meilleur choix pour ce rôle. Quand Ozeray s’adresse directement à Giraudoux pour lui demander de donner le rôle à Jouvet, il lui répond : « Si vous voulez, Madeleine. Mais alors on coupera le discours aux Morts ». L’actrice avoue que l’écrivain est irrité quand elle évoque l’affinité entre Hector et Jouvet qui est un ancien combattant de la guerre de 1914 589 .

Le « discours aux Morts » est un passage très délicat. Car, tout autant qu'un hommage aux soldats ayant combattu, ce discours risque de fonctionner comme propagande en faveur de l'héroïsme. Giraudoux-Hector en est conscient, car il commence le discours en le refusant, comme le souligne Jacques Body 590  :

‘Hector : Un discours aux morts de la guerre, c’est un plaidoyer hypocrite pour les vivants, une demande d’acquittement, c’est la spécialité des avocats. Je ne suis pas assez sûr de mon innocence... 591

Hector continue le discours et précise le dernier moment de ses soldats mourant pour faire ressortir la réalité cruelle du champ de bataille :

‘Hector : Je l’ai fait déjà, mon discours aux morts. Je le leur ai fait à leur dernière minute de vie, alors qu’adossés un peu de biais aux oliviers du champ de bataille, ils disposaient d’un reste d’ouïe et de regard. Et je peux vous répéter ce que je leur ai dit. Et à l’éventré, dont les prunelles tournaient déjà, j’ai dit : « Et bien, mon vieux, ça ne va pas si mal que ça... » Et à celui dont la massue avait ouvert en deux le crâne : « Ce que tu peux être laid avec ce nez fendu ! » Et à mon petit écuyer, dont le bras gauche pendait et dont fuyait le dernier sang : « Tu as de la chance de t’en tirer avec le bras gauche.. » Et je suis heureux de leur avoir fait boire à chacun une suprême goutte à la gourde de la vie. C’était tout ce qu’ils réclamaient, ils sont morts en la suçant... 592

La description des mourants est étonnamment détaillée. Comme nous l’avons vu dans la première partie de ce présent travail, Giraudoux décrit dans Lectures pour une ombre, un de ses récits de guerre autobiographiques, le dernier moment de ses camarades de guerre. Le narrateur préfère parler de leurs manies, de leurs signalements physionomiques, ou de leurs professions plutôt que de leurs dernières souffrances et de leurs corps qui saignent. Il tient à parler de la vie autant que de la mort. C’est ainsi que l’écriture de Giraudoux est un lieu où les morts laissent leurs traces de vie. Pourtant, dans le discours aux Morts de La Guerre de Troie n’aura pas lieu, beaucoup de lignes sont consacrées à la description du corps affreusement mutilé des mourants. Devant la menace de la deuxième guerre mondiale, Giraudoux est résolu à changer : il doit rappeler que la guerre est un génocide lâchement justifié. L’héroïsme n’est qu’une illusion, car les morts au champ sont misérables sans exception. Honoré ou pas, ce n’est que la fin d’une vie, de façon impitoyable.

Cette réalité apocalyptique au front de la guerre n’est pas une fiction pour nos deux anciens combattants, Giraudoux et Jouvet. Il ne faut surtout pas oublier que le caractère cruel de ce discours suppose le regard de celui qui soigne diligemment les blessés tout en sachant qu’ils n’auront pas la vie sauve. Il s’agit de Jouvet qui accompagne l’armée en tant qu’infirmier militaire, « vivant au jour le jour les horreurs des blessés et des morts » 593 , pendant la guerre de 1914. D’où notre hypothèse : Giraudoux ressent le besoin de détailler l’horrible spectacle qu’est le champ de bataille pour tirer la sonnette d’alarme pour les Français ; c’est pourquoi il ose parler de la mort en s’appuyant sur sa propre expérience et sur ce que son metteur en scène avait raconté, même si cela ne ressemble pas à son écriture littéraire qui est réservée à la vie, non à la mort réaliste ; mais Giraudoux et Jouvet craignent que le pathétique réaliste du passage ait pour effet d’attiser le chauvinisme et l’héroïsme au lieu d’inciter le public à se souvenir de la misère de la guerre, si cet acteur charismatique, le vrai ancien combattant qui vit réellement le spectacle horrible, incarne Hector : ils ont peur que les spectateurs prennent Jouvet-Giraudoux pour Hector héroïque. L’hypothèse nous semble expliquer bien la grimace de Giraudoux lorsque Madeleine le sollicite pour attribuer le rôle à Jouvet ainsi que l’hésitation de Jouvet devant le rôle et l’idée de le donner à un tragédien. Il fallait souligner la théâtralité du rôle et distinguer la réalité fictive d’avec la réalité autobiographique de l’acteur, afin que le public n’identifie le héros ni à l’auteur ni à l’acteur.

Mais l’actualité âpre l’emporte sur tous ces soins... La pièce est applaudie à l’unanimité, notamment à cause du pathétique du rôle d’Hector qui mène un combat avec tous ses efforts désespérés. Le discours des Morts touche les spectateurs parmi lesquels Colette qui est fascinée par le jeu de Jouvet : « le discours aux morts de la guerre, dit par Jouvet sans inflexion, à voix contenue, pourrait bien devenir, d’ici peu de jours, une ‘‘prière sur l’Acropole’’ à la mesure de notre temps et de son inquiétude » 594 . Pour citer Jacqueline Jomaron, « on ne peut s’étonner du succès sans réticences enfin emporté par l’auteur, donc les pièces précédentes avaient encore suscité des réserves : avec La Guerre de Troie n’aura pas lieu, Giraudoux prend figure de poète national » 595 . Ce succès triomphal n’est pas sans rapport avec ce qu’un certain Paul Wattelet, alias Aragon avouera dans un texte de commémoration : « qu’on me pardonne : c’est, je crois, la France que je m’étais mis à aimer en Giraudoux » 596 .

Henri Gouhier est un des rares critiques qui restent de sang-froid et comprennent l’essentiel de la pièce. Il réprimande ceux qui se lancent dans un âpre débat sur la prise de position politique de Giraudoux :

‘A vrai dire, jamais oeuvre n’a plus radicalement écarté toute référence à nos coordonnées politiques. Giraudoux n’est ni un pacifiste de gauche ni un résigné de droite. Il est tout simplement un poète angoissé devant ce monstrueux ‘‘irrationnel’’ qu’est la guerre ; il constate qu’il est impossible de l’expliquer par des raisons historiques et, du même coup, la guerre est posée comme une énigme métaphysique. Bien qu’il soit difficile de le prouver sans avoir le texte sous les yeux, il ne semble pas que le destin selon Giraudoux soit ici une implacable fatalité ; le poète n’aurait-il pas voulu nous dire que, si nous savions voir clairement la vraie nature de la guerre, le destin changerait de sens ? N’y aurait-il pas sous cet humanisme désespéré l’espoir d’une rédemption par la lucidité ?
Que vaut cet espoir ? Telle serait alors la question majeure. 597

Mais l’opinion sagace de ce philosophe n’est pas à la portée du grand public qui s’excite. Giraudoux fait tous les efforts possibles pour que sa pièce ne soit pas vue comme une simple propagande : pour souligner le caractère mensonger de l’oraison funèbre cérémoniale du texte du discours, il retouche le texte maintes fois 598 ; il a beaucoup hésité sur la distribution du rôle d’Hector. Mais à côté de ces efforts, il abandonne temporairement son style d’écriture pleine de figures du dédoublement dans le but que la pièce soit intelligible pour le grand public. Le résultat en est que les spectateurs s’identifient à Hector et déplorent avec celui-ci le malheur incontournable provoqué par le destin. Ironiquement, nous voyons le lien analogique entre Hector et Giraudoux : plus ils essaient de s’écarter de la guerre, plus ils s’en approchent.

En 1931, l’auteur affirme l’intérêt du théâtre comme meilleur moyen de l’éducation :

‘Le spectacle est la seule forme d’éducation morale ou artistique d’une nation. Il est le seul cours du soir valable pour adultes et vieillards, le seul moyen par lequel le public le plus humble et le moins lettré peut être mis en contact personnel avec les plus hauts conflits, et se créer une religion laïque, une liturgie et ses saints, des sentiments et des passions. Il y a des peuples qui rêvent, mais pour ceux qui ne rêvent pas, il reste le théâtre. 599

Mais, le côté éducatif de la pièce et le patriotisme vont forcément de pair aux yeux de la plupart du public dans la deuxième moitié des années 1930. Est-ce par simple modestie qu’il dit, vers 1942, que quand la pièce est bonne, elle appartient au public à partir de la centième représentation ? 600 Il nous paraît plus ou moins effrayé par le fantasme collectif que le grand public nourrit.

Notes
587.

Voici le témoignage d’Ozeray sur la distribution : « Giraudoux nous lut La Guerre de Troie n’aura pas lieu. Il avait écrit Hélène à mon intention ». Madelaine Ozeray, op. cit., p. 114.

588.

Citons le propos d’Henri Sauguet : « Tessa, la fragile nymphe au coeur fidèle, que son amour trop souvent contrarié pour Lewis autant dévorée qu’elle ne survivra pas au bonheur de l’avoir pour elle, c’est Mlle. Madelaine Ozeray, troublée et trouchante, dont le jeu n’est pas sans faire penser à Ludmilla Pitoëff. », Tout à vous, le 22, novembre 1934.

589.

Louis Jouvet est mobilisé pendant la guerre de 1914. Ozeray se souvient de ce que sa mère lui dit pour lui conseiller de prendre le rôle : « Mais Monsieur Jouvet, je vous vois très bien dans Hector, vous ne faites que parler de la guerre : ‘‘En quatorze, j’étais à tel endroit... en quinze, à tel autre... en dix-sept, j’ai fait ci en dix-huit, j’ai fait ça... !’’ On ne peut même pas aller s’asseoir sur l’herbe et piqueniquer gentiment aux bords de l’eau, vous n’arrêtez pas, c’est toujours la même rengaine : ‘‘On voit que vous n’avez pas fait la guerre !’’ Excusez-moi, mettez à profit votre côté ancien combattant, jouez Hector, et fichez-nous la paix ! ». Madelaine Ozeray, op. cit., p. 115.

590.

Jacques Body, Jean Giraudoux, p. 618.

591.

La Guerre de Troie n’aura pas lieu, p. 524.

592.

Ibid.

593.

Paul-Louis Mignon, Louis Jouvet, Lyon, la manufacture, 1988, P. 40.

594.

Colette, Le Journal, le 24 novembre 1935.

595.

Jacqueline Jomaron, op. cit., p.123.

596.

Paul Wattelet (Aragon), « Giraudoux et l’Acheron », Confluences, 4ème années, No. 35, p. 122.

597.

L’article d’Henri Gouhier publié lors de la création de la pièce est conservé au Département des Arts du spectacle de la BNF. Côte : LS SW13 (1-2).

598.

Jacques Body, Jean Giraudoux, p. 618.

599.

Jean Giraudoux, « Discours sur le théâtre », in Littérature, p. 201.

600.

Jean Giraudoux, Visitations, p. 116. « A partir de la première représentation, elle est aux acteurs, et l’auteur qui rôde dans les coulisses est une espèce de revenant détesté des machinistes s’il écoute ou est indiscret ; à partir de la centième, surtout si elle est bonne, elle est au public ».