1. L’humanité condamnée

Siegfried-Geneviève, Amphitryon-Alcmène, Judith-Holopherne, Le Contrôleur-Isabelle, Hector-Andromaque, Lewis-Tessa, Hans-Ondine... Giraudoux forme au moins un couple dans chaque pièce de théâtre. L’amour entre homme et femme est une thématique très théâtrale chez Giraudoux en ce sens que grâce à la mise en importance de la relation amoureuse entre le héros et Geneviève, il réussit à recomposer son récit romanesque sous forme de texte dramatique lors de ses débuts en 1928. Dans Siegfried et le Limousin, la relation interpersonnelle entre les hommes et les femmes n’est présentée que de façon épisodique. Les amoureux sont nombreux dans ce roman certes, mais aucune de leurs histoires n’en est le fil conducteur : elles restent toutes anecdotiques. Mais Giraudoux auteur dramatique prend, à la différence de Giraudoux romancier, le public à témoin de l’histoire d’amour d’un couple. L’amour caché entre Judith et Holopherne, qui n’est mis au jour qu’aux yeux du public, en est un exemple. La triste histoire d’amour entre Hans et Ondine n’est pas tombée dans l’oubli d’autant que le public s’en souvient. Ces propos de l’Archange nous paraissent renvoyer à la nécessité du couple qui s’aime dans les pièces antérieures de Giraudoux :

‘Archange : Dans Sodome et Gomorrhe, l’offense du mal, l’infamie du mal vient de ce que chaque sexe le fait pour son propre compte. Jusqu’ici, dans leurs méfaits ou leur ignominie, hommes et femmes respectaient du moins la seule base que Dieu ait glissée sous leur vie, celle de leur union, celle du couple. C’est en jumeaux du moins qu’ils ont valu jusqu’ici au ciel ses colères et ses soucis. 601

Toutefois, le pessimisme enveloppe Sodome et Gomorrhe : les deux couples sont en train de se séparer et ne sont jamais en paix. Alors que la plupart des personnages de Giraudoux ne cessent de s’aimer dans toutes les circonstances, les personnages humains dans Sodome et Gomorrhe sont là pour ne pas aimer mais pour haïr. La dispute, la discussion ou le malentendu entre une femme et un homme ne signifiaient pas qu’ils se détestaient, tandis que dans cette pièce l’auteur rend chaudes les querelles pour montrer l’abîme qui s’est creusé irrémédiablement entre les deux sexes. Lia avoue, à son amie Ruth qui lui demande si elle aime son mari, qu’elle le déteste : « Pourquoi le demandes-tu ? Tu le sais. Je le hais » 602 . Quant à Ruth, elle croit que son mari est la seule personne avec qui elle ne s’entend pas : « Moi, j’étais faite pour tous, excepté pour lui » 603 . Dès son entrée en scène, Jean adresse la parole non pas à sa femme Lia, mais à Ruth. : « Quel beau temps, n’est-ce pas, ma petite Ruth ! » 604 . Le dialogue entre Jean et Lia n’est établi que quand ils se disputent et vérifient comment le dialogue entre eux est impossible. Ainsi Jean avoue-t-il : « nous n’avons pas parlé une seule fois » 605 . Il en est de même pour le couple Jacques-Ruth. Jacques fait sa déclaration d’amour à Lia en présence de Jean, alors que Jean sait que Lia ne s’intéresse pas à Jacques en sa personne, mais préfère rester avec un autre que lui-même, car il dit à sa femme : « Je me moque de Jacques. [...]Tu pars avec un autre que moi » 606 . Le couple Samson-Dalila qui est présenté comme « le seul couple heureux, le seul vrai » 607 n’est pas exempt du pessimisme de Giraudoux. Dalila avoue qu’elle a choisi Samson pour mari non pas par amour, mais pour d’autres raisons : la force avec laquelle il protège sa femme, la stupidité avec laquelle il ignore les défauts de sa femme, la qualité travailleuse qui le pousse à ne pas rester avec elle et à la laisser tranquille. D’ailleurs, elle dit ouvertement qu’elle s’est mariée avec lui tout en sachant qu’il est le type qu’elle déteste 608  ! Quand Samson meurt, ce n’est pas l’amour de Dalila, mais son efficacité et sa science comparables avec celles d’un « patron d’un boxeur » 609 qui le ressuscitent.

Au prélude de l’acte premier, l’Archange annonce que la pièce sera consacrée à un spectacle horrible : une fin du monde la plus déplorable. Il regrette que les hommes et les femmes s’écartent les uns des autres et trouve cela un spectacle insupportable ; il dit que si le dernier couple en paix, celui de Jean-Lia se met à se séparer, la fin du monde s’approche. Selon l’Archange, ils « se parlaient en souriant, ils se beurraient mutuellement leur tartine, ils ont dormi » en s’enlaçant jusqu’au matin, c’est-à-dire juste avant que le public se mette à observer leur comportement. Pourtant, le public n’assistera pas au moindre spectacle paisible entre ces époux. Il en est réduit à être témoin de toutes sortes de querelles, de discordes, de malentendus, ou bien de trahisons qui se produisent dans les scènes suivantes tout en sachant que l’état lamentable de ce couple n’est que le prélude d’une fin catastrophique.

Notes
601.

Sodome et Gomorrhe, p. 857.

602.

Ibid., p. 861.

603.

Ibid., p. 862.

604.

Ibid., p. 867.

605.

Ibid., p. 869.

606.

Ibid., p. 877.

607.

Ibid., p. 892.

608.

Ibid., p. 894.

609.

Ibid., p. 896.