2. Une autopunition

Le pessimisme de l’auteur ne s’arrête pas là. Il ne se contente plus de séparer ceux qui s’aiment. Ce qui est le plus impitoyable dans cette pièce est que la condamnation des êtres humains et la dénégation de procédés inventifs par lesquels Giraudoux perfectionne sa propre dramaturgie narrative s’y produisent simultanément.

Il s’agit d’abord du jugement sévère porté sur le Jardinier. Si ceux qui ne s’aiment pas sont accusés par la divinité, ceux qui sont célibataires le sont également. Pour être aimé de Dieu, il faut que l’on soit marié. Pourtant, si le Jardinier de Giraudoux s’était marié avec Électre, le fameux passage intitulé « lamento » ne serait pas inséré dans Électre. Ce soliloque est important, car cela permet au public de connaître des détails imaginaires sur le mythe d’Électre qui autrement seraient restés inconnus à jamais. Dans la mesure où Giraudoux réussit à remettre en question l’univocité de l’action dramatique fondée sur la norme de la composition dramatique et à mettre en valeur la présence de petites gens, de petits objets, ou bien de petits souvenirs dans le texte dramatique, le lamento doit être compris comme procédé inventif et non tout simplement comme obstacle qui rompt la linéarité de la fable mythologique.

Deuxièmement, la prolifération de points de vue est aussi condamnée dans cette pièce. La vengeance de deux enfants d’Agamemnon sur Clytemnestre et Égisthe, l’amour caché d’Égisthe pour sa nièce qui est son ennemie fatale, l’amour maternel de Clytemnestre pour sa fille qui va l’assassiner, l’amitié touchante du Jardinier pour sa fiancée Électre, toutes ces histoires tantôt grandes tantôt petites sont juxtaposées dans une seule pièce. Cette juxtaposition est impossible si l’auteur ne respecte que la norme canonique de la composition dramatique. La différence de points de vue provoque, certes, de grandes disputes interminables puisqu’il y a des détails inconciliables. Tel est le cas lors de la dispute entre Clytemnestre et Électre au sujet de la chute d’Oreste des bras de la reine. Pourtant, l’invention géniale de Giraudoux consiste à inviter le public à osciller entre plusieurs interprétations possibles et met en cause ainsi l’univocité autoritaire de l’histoire mythologique. Mais c’est justement cela qui est dénié dans Sodome et Gomorrhe. Lia déplore que « les objets du monde ne sont plus les mêmes » entre elle et son mari Jean :

‘Lia : [...] Son soleil n’est plus le mien, le visage qu’il voit de moi n’est plus le mien. Le monde s’est dédoublé et nous avons chacun le nôtre. 610

Le passage évoque la discussion chaude entre Clytemnestre et le Jardinier au sujet du jardin de ce dernier. Le débat est mené comme si ces deux personnages ne parlaient pas du même jardin 611 . C’est ainsi que chez Giraudoux, chacun pouvait bien avoir son propre point de vue et c’est ce qui rend l’écriture dramatique plus libre et plus polyphonique. Mais l’auteur évoque ce procédé comme cause principale de l’hostilité du ménage dans la pièce où on annonce tout au début que cette hostilité provoque la fin du monde.

Mais c’est sans doute l’utilisation de la structure proche de l’acte deuxième d’Ondine dans une pièce aussi lugubre que décourageante qui prouve mieux le pessimisme maussade de Giraudoux. Rappelons d’abord que ces deux pièces ont en commun la présence du regard étranger qui observe ce qui se passe sur la scène. Dans Ondine, C’est l’Illusionniste, tandis que dans Sodome, c’est l’Archange et le Jardinier. Giraudoux utilise le procédé proche du théâtre dans le théâtre dans Sodome et Gomorrhe en ce sens que le drame du dernier jour de l’humanité s’y déroule devant ces deux observateurs-spectateurs. Toutefois, si le théâtre dans le théâtre a pour effet, dans Ondine, d’étaler autant de détails que possible sur la scène sans se soucier de la logique spatio-temporelle et que, c’est dans ce sens qu’il s’agit d’un procédé qui va bien avec l’écriture de Giraudoux comme l’assemblage de petits égos, et de petites existences, dans Sodome et Gomorrhe le même procédé est utilisé pour étaler la liste de ceux qui vont être châtiés à la fin de la pièce, c’est-à-dire toutes les petites vies quotidiennes et banales, chers et uniques éléments à la littérature de Giraudoux. Tel qu’on nous le fait bien remarquer dans la notice de l’édition de la Pléiade, « le thème paradoxalement léger dans un jour de catastrophe parcourt toute la pièce et on le retrouve dans la bouche des protagonistes au moment où le feu et la cendre vont tout engloutir » 612 . La cause de ce « paradoxe » est attribuée au fait qu’un des procédés plus élaborés de la dramaturgie narrative de Giraudoux est utilisé pour l’accusation d’éléments dont l’essai de transposition théâtrale a pour effet de perfectionner cette même dramaturgie.

Nous avons vu dans un chapitre précédent que l’invention du rôle de l’Illusionniste est le fruit de l’accomplissement de la dramaturgie narrative de Giraudoux. Ce Roi des Ondins déguisé en magicien est incarné sur la scène grâce à la revalorisation du merveilleux, genre dramatique merveilleusement compatible avec la prolifération d’intrigues secondaires et épisodiques fréquente chez Giraudoux. La préférence pour la machinerie théâtrale de Louis Jouvet et pour des pièces baroques telles que L’Illusion comique de Corneille fait avancer la remise en valeur du merveilleux. Ainsi pouvons-nous dire qu’Ondine est un chef-d’œuvre de Giraudoux dans tous les sens du terme. Quant à Sodome et Gomorrhe, l’auteur se met à écrire cette pièce quand la troupe de Jouvet est en pleine répétition d’Ondine, à la fin de 1938 613 , comme l’affirme Wayne Ready. La rédaction est terminée vers 1942 et la pièce est confiée à Hébertot puis créée en 1943. Le texte de la pièce est conçu au moment où la Guerre allait éclater et prend forme sous l’Occupation. Ces détails biographiques nous aident à comprendre la similitude structurale et la différence thématique entre les deux pièces.

Mais, il se peut que cette autonégation procure une nouvelle dimension dans l’évolution de la dramaturgie giralducienne. Certes l’acte II d’Ondine et Sodome et Gomorrhe sont structurés par le principe similaire, mais il y a une divergence capitale : alors que celui qui regarde le spectacle encadré dans Ondine est l’oncle de l’héroïne qui se fait du souci de sa nièce hardie à l’excès, l’Archange qui regarde la dernière journée des humains n’a pas de rapport littéralement « personnel » avec les autres. Dans Ondine, la pluralité identitaire de l’Illusionniste attache le spectacle-cadre dans lequel il parle avec le Chambellan, au spectacle encadré dans lequel le mènage à trois entre Ondine, Hans et Bertha se précise. Dans Sodome et Gomorrhe, l’état observateur de l’Archange n’exerce aucune influence sur le spectacle de la fin du monde. Il y assiste tout simplement et transforme le monde en cendre à la fin. Sans doute, pour tout punir, Giraudoux a besoin d’un regard prépondérant et omniscient qui est placé en dehors du drame. Ce regard tout-puissant nous rappelle la voix d’Indra du Songe de Strindberg. De même que l’Archange reste spectateur divin et que l’Ange se mêle des affaires humaines, Indra reste « invisible d’en haut » et la fille d’Indra vient descendre dans ce bas monde. Dans les deux cas, le public sent, durant la représentation, que la conscience de celui qui reste observateur est omniprésente. Voici une mutation radicale de la dramaturgie narrative de notre auteur : la mise en usage d’un procédé similaire au « jeu de rêve », terme vient de la traduction mot-à-mot d’Ett drömspel, Le Songe d’August Strindberg. La convergence sur le plan de l’esthétique théâtrale entre eux est étonnante parce que Giraudoux s’oriente vers l’irréalisme depuis le début de sa carrière professionnelle alors que Strindberg se met à écrire pour s’approcher du naturalisme. Comme l’a souligné Jean-Pierre Sarrazac 614 , Le Songe est mis au jour après que l’écriture de l’auteur suédois parvient à la phase du « supranaturalisme » ou bien du « rêve naturaliste » à partir du Chemin de Damas. Cet « emboutissage des éléments opposés » 615 , le rêve et le naturalisme, évoque la dernière pièce de Giraudoux, La Folle de Chaillot, dans laquelle le réel et l’irréel se confondent à cause de l’insertion d’une scène onirique vers la fin. Nous verrons plus tard la nouveauté dramaturgique de cette pièce posthume en examinant la mise en emploi de l’évocation du rêve.

Notes
610.

Ibid., p. 813.

611.

Voir. p. 139, note 2.

612.

Sodome et Gomorrhe, notice de Wayne Ready, p. 1694.

613.

Ibid., p. 1665.

614.

Jean-Pierre Sarrazac, Jeux de rêves et autres détours, p. 59.

615.

Ibid.