1. Tyrannie de l’unité

Faisons le point : un bon nombre de personnages principaux meurent dans le cadre de la pièce, en dépit du manifeste de Giraudoux lors de la publication d’une variante de Siegfried : Egisthe, Clytemnestre, Tessa, et le chevalier Hans. Pourtant, leurs morts sont inscrites dans l’hypotexte. Tessa formerait une exception, pourtant la mort de cette fille anglaise est aussi incontournable que celle de ces personnages dans la mesure où la pièce est élaborée dans le cadre d’une adaptation homodiégétique, si nous empruntons le terme de Gérard Genette.

Toutefois, il existe une curieuse ressemblance entre le premier héros dramatique de Giraudoux et Lucile de Pour Lucrèce : il s’agit de la volonté de l’auteur au sujet de la mort du personnage. Rappelons que la pièce est une adaptation hétérogénétique 618 . Giraudoux met en relief la thématique de la femme fidèle et violée, tout en créant une nouvelle fable : contrairement à l’histoire légendaire, le viol n’a pas vraiment lieu sauf dans l’imagination de la protagoniste. Théoriquement, l’auteur aurait pu emprunter la thématique en ne tenant pas compte de la contrainte imposée par l’hypotexte, sans pour autant laisser mourir son héroïne. D’autre part, dans la scène où elle passe de vie à trépas, le réalisme s’accuse aussi crûment. La scène de la mort de Hans est exempte d’effets réalistes à cause du caractère entièrement féerique de la pièce d’Ondine. La scène d’assassinat de Clytemnestre et d’Égisthe se déroule non pas sur scène, mais dans le cadre du récit raconté par le Mendiant, et échappe donc à la cruauté réaliste, car le public ne les voit pas souffrir avant de mourir. En revanche, on voit Lucile sur scène prendre le poison, dire ses derniers mots testamentaires et s’effondrer par terre. La mort de Siegfried aurait dû être mise en scène d’une manière aussi réaliste, si la variante avait été ajoutée au texte monté par Jouvet.

Cette affinité entre Lucile et Siegfried en matière de représentation de leur mort nous amène à élargir le débat : Pour Lucrèce ne peut-elle pas se lire comme le retour à la contrainte imposée par la composition dramatique traditionnelle dont l’auteur subissait le joug pour rendre sa première pièce « jouable » ? Jean-Louis Barrault dit : « Pour Lucrèce est une pièce d’amour, un combat entre deux femmes avec mise à mort où l’auteur n’a point négligé les ressorts du mélodrame » 619 . Nous pourrions aisément présenter la première pièce de Giraudoux par la même formulation en modifiant quelques petits détails : « Siegfried est une pièce d’amour, un combat entre deux femmes où l’auteur n’a point négligé les ressorts du mélodrame ». C’est ce qui rappelle spontanément l’intention de Giraudoux de transformer son roman en « mélodrame ». A cela s’ajoute le fait que les deux pièces sont construites sur le principe de « confrontation entre deux extrêmes irréconciliables », basées sur un moralisme exclusif : l’un est bon, l’autre est méchant, pour citer Peter Brooks, auteur de The melodramatic imagination 620 . Ainsi le mélodrame est-il la notion-clef qui lie ces deux pièces de Giraudoux. Et comme le drame occidental est conçu – théoriquement - « comme affrontement d’individus soumis à une situation qui les met en demeure soit de se défendre, soit d’attaquer », on peut dire que le mélodrame est un mode typique de ce théâtre occidental dont la base est composée de séries d’« arguments logiques qui suivent les lois précises de la rhétorique, voire de la plaidoirie » 621 .

Effectivement, dans ces deux pièces « mélodramatiques », Pour Lucrèce et Siegfried, la crise du dialogue ne s’impose pas aussi nettement que dans beaucoup d’autres pièces du même auteur. En général, la crise du dialogue se conjugue avec la crise d’identité du personnage : la figure de Judith oscille entre la sainte et une (des) inconnue(s) ; Giraudoux fait allusion à la dualité identitaire entre le spectre et Isabelle dans Intermezzo ; on ne peut savoir si Égisthe est un don Juan, un lâche assassin ou un futur monarque révéré. Il est certain que la plupart des personnages de Pour Lucrèce sont exempts de cette crise identitaire. Ni Lucile, ni Paola, ni Marcellus, ni Armand ne souffrent de crise d’identité de la même façon que lesdits personnages. Les caractéristiques de chacun sont tellement distinctes que la pièce nous rappelle la stéréotypie des personnages du genre mélodramatique : « dans le mélodrame “classique”, on distingue deux groupes de personnages : d’un côté les bons et les vertueux, de l’autre côté les persécuteurs, les traîtres. Ces personnages stéréotypés incarnent les forces antithétiques du Bien et du Mal, à l’origine du conflit dramatique » 622 . En effet, Giraudoux fait répéter maintes fois ces deux mots opposés, « le vice » et « la vertu » dès le début de la pièce par la bouche de Marcellus, qualifié de « l’incarnation du vice » par le Procureur de la ville d’Aix-en-Provence, qui n’est personne d’autre que le mari de « l’incarnation de la vertu », Lucile. En arrivant du tribunal où le Procureur « prenait sur lui de flétrir » le nom de Marcellus « en pleine barre », celui-ci s’informe, devant les clients du café, de l’arrivée de la femme du Procureur et annonce ostensiblement la confrontation entre « le vice » et « la vertu » qui commence :

‘Marcellus : Pardonnez-moi et gardez-vous de partir, honnêtes habitants d’Aix. Le vice a aujourd’hui une mission qu’il ne cédera à personne. Celle de vous annoncer la vertu. Elle est en marche. Vous allez la voir en chair et en os s’asseoir dans quelques minutes sur cette chaise, de ses fesses de vertu... Contemplez-la 623 .’

Avec Pour Lucrèce, Giraudoux donne à ses personnages une sorte de concrétisation caricaturale des valeurs métaphysiques et unité psychologique. Si Lucile est la vertu et Marcellus est le vice, il est sans doute possible de qualifier Armand de courageux ou de naïf, Paola de luxurieuse et Lionel de justesse masculine.

Par ailleurs, l’unité d’intérêt est aussi marquée que l’unité identitaire des personnages. C’est parce que l’action dramatique est centrée sur un sujet distinct : la condamnation du côté mythologique de la chasteté comme valeur morale. Ce qui est étonnant est que Giraudoux emploie dans des pièces antérieures des procédés par lesquels il remet en cause l’unité autoritaire de l’action principale, afin de souligner l’unité d’intérêt de Pour Lucrèce. Ainsi utilise-t-il les mêmes procédés pour deux buts contraires : jusqu’à Ondine, dans le but d’élaborer une autre dramaturgie que celle qui renvoie au « drame absolu » en accumulant des petites histoires pittoresques et anecdotiques dans son texte ; dans Pour Lucrèce, pour faire converger ces détails dévoilés vers l’unité de la pièce.

Il s’agit, premièrement, du silence. Le mutisme est chez Giraudoux un moyen efficace qui dévoile au public des sentiments étouffés, des vérités négligées et de petites anecdotes mineures, rend le texte polyphonique, et rompt la linéarité normative de la fable de la pièce. Effectivement, le silence de Daria dans Judith se conjugue avec celui du public qui est à l’écoute de la protagoniste. Quant au silence causé par la mort de la garde dans Judith, il est loin de faire disparaître la « vraie » cause de l’assassinat d’Holopherne commis par l’héroïne, car cette cause est livrée au public quand la garde qui est le seul dépositaire de l’amour de Judith pour Holopherne est tuée sur scène. Les propos adressés aux muets ne sont pas retenus par ceux-ci, car ils n’en sont pas capables ; raison de plus pour que le spectateur retienne ces propos qui auraient disparu à jamais sans son intervention silencieuse. Ainsi s’opère-t-il une forme dialoguée entre la scène et la salle, d’autant que le silence est le langage du spectateur.

Mais, il n’en va pas de même dans le cas de l’héroïne de Pour Lucrèce : son silence dans l’acte I reste un outil communicatif non pas entre la scène et la salle, mais entre les personnages dramatiques et ne fait que souligner la valeur mythologique de la chasteté incarnée par elle. C’est que son silence donne la parole aux autres qui ont peur de Lucile, pourvue d’un pouvoir aussi destructeur que « la femme à histoires » qu’est Électre. Rappelons que les personnages sont intimidés par Électre dont le seul passage provoque la divulgation de faits cachés, inconnus, ou secrets tels que l’amour incestueux. De même qu’Électre, Lucile dévoile des secrets. Il suffit de citer l’effroi de Joséph, serveur du café, comme exemple :

‘Joséph : Ma femme...
Eugénie : Laissez-nous un peu tranquilles avec votre femme, Joséph.
Joséph : Ça y est ! Je m’en doutais ! 624

La différence entre Électre et Lucile réside en leur fonction dramatique par rapport à l’unité d’intérêt. Alors que l’adaptation homodiégétiquedu mythe des Atrides empêche l’intérêt du public de se focaliser sur l’action univoque par le moyen de la prolifération de points de vue et par la divergence entre les histoires dévoilées et l’histoire mythologique, cette adaptation hétérodiégétique du mythe de Lucrèce est centrée sur l’univocité tyrannique d’une valeur morale. A cela s’ajoute le fait que les Aixois s’amusaient tous, avant l’installation du couple Lionel-Lucile dans la ville, de « l’amour entre inconnus » et de « l’amour entre familiers » 625 , et s’opposaient à l’amour unique et idéalisé par le couple du Procureur. Dans ces circonstances, le silence absolu de l’héroïne et le bavardage des autres ne rendent pas le texte polyphonique, mais tout le contraire, car la voix des Aixois est unique dans le sens où ils ressentent la même peur : Lucile dévoile n’importe quelle infidélité et n’épargne pas un seul petit flirt secret.

Les réflexions sur la fonction dramaturgique du silence de l’héroïne nous invitent à réfléchir sur l’emploi de deux autres procédés développés au cours des années 1930 sur le plan de la dramaturgie narrative de Giraudoux. Il s’agit, d’une part, de la figure chorale. Il nous semble que la choralité n’est pas utilisée non plus pour supposer l’étendue de l’univers polyphonique, mais pour accentuer l’unité d’intérêt dramatique. La première scène se passe dans un café, le lieu qui permettait aux voix inconnues d’apparaître sur la scène sous forme de clients ou de serveurs. Alors que dans Cantique des cantiques, le café est un lieu où les vivants et les esprits se croisent. Dans le café d’Aix-en-Provence des premières scènes de Pour Lucrèce, non seulement les clients, mais aussi les serveurs ne parlent que de leur terreur du pouvoir révélateur de Lucile qui agit sur toutes les affaires de cœur. Cette univocité du sujet dont les personnages parlent reflète, justement, celle des voix aixoises. Il est intéressant de faire remarquer que Paola parle non pas en son nom, mais au nom de la collectivité des Aixoises, des femmes :

‘Paola : [...] Vous êtes gentille au-dedans, boutonnée jusqu’au col. Qu’un jour tous les boutons craquent ou que vous y ajoutiez une chape de supplément, cela vous regarde. Mais il est un point sur lequel nous ne transigeons pas et je viens vous en avertir.
Lucile : Qui nous ? Vous parlez au nom d’une confrérie ?
Paola : Oui. De la vôtre. De celle des femmes. Elle ne comporte pas d’espions ni de traîtres. 626

Comme nous pouvons le constater, la figure chorale y est utilisée de façon contraire à Électre. Giraudoux y met de l’avant la pluralité vocale et l’accumulation de secrets inconnus sous forme du récit prononcé par un « personnage » qu’est le Mendiant, alors qu’il souligne l’univocité cruelle des voix sous forme de la foule dans Pour Lucrèce.

D’autre part, nous devons observer l’effet de la fonction dramaturgique du dialogue « normal », c’est-à-dire l’échange de répliques vraiment prononcées entre Lucile et les autres. Bien que celle-ci décide de ne pas adresser de paroles aux autres, l’artifice de Paola la force à établir un contact verbal avec les autres. Pour y arriver, Paola l’endort et lui fait croire que le viol a été accompli pendant ce sommeil par le comte Marcellus ; Lucile qui se croit déshonorée en est résolue à adresser des paroles aux autres personnes devant qui elle observait le silence auparavant, pour sauver son honneur. Rappelons que chez Giraudoux, le dialogue n’est plus un simple mode de communication logique et argumentatif, mais est utilisé pour mettre en relief l’éclatement de l’action dramatique en plusieurs morceaux et pour suggérer une certaine opacité de la fable. Pourtant, le dialogue entre Lucile et les autres personnages principaux – Paola, Armand, Marcellus et Lionel – révèle la vanité et l’illusion de ceux qui croient à la chasteté comme valeur privilégiée ; c’est ce qui constitue l’unité d’intérêt. Ainsi donc, l’histoire d’une Lucile déshonorée et celle d’une Lucile intacte ne sont jamais juxtaposées de la même manière que dans la plupart des autres pièces de Giraudoux. Elles le sont, certes, dans la scène 3 de l’acte III : Lucile demande à son mari de croire que la femme violée est quelqu’un d’autre :

‘C’est notre infortune, et pour toujours, si vous ne chargez pas Dieu de mettre ce malheur à la place de ma vie où il ne la souillera plus !’

Pourtant, c’est justement là que nous trouvons un point de divergence entre Électre et Pour Lucrèce : alors que dans Électre Giraudoux invite son public à osciller entre plusieurs possibilités quant à l’identité de personnages et à la véracité de la description des événements du passé, dans Pour Lucrèce il ne lui redonne plus cette liberté d’imagination, car le public ne sait que trop bien que cette idée – croire qu’une autre que Lucile a été violée – est l’issue de l’attachement obstiné à la prépondérance de la chasteté par rapport aux autres valeurs morales.

Dans Pour Lucrèce, Giraudoux emploie un autre procédé de désacralisation du mythe. Au lieu de prendre le public à témoin de la naissance du mythe et de la disparition d’histoires anecdotiques, il sacrifie sa protagoniste afin de dévoiler l’aspect idéologique et mensonger du mythe.

Notes
618.

Le terme est à Genette. Voir : Gerard Genette, op. cit., p. 344.

619.

Le propos est de Jean-Louis Barrault, cité par Fabianne Vidal dans Cahiers Jean Giraudoux 30, 2002, p. 131.

620.

Peter Brooks, The melodramatic imaginationn: Balzac, Henry James, Melodrama, and the Mode of Excess, New York: Columbia University Press, 1985. Cf. À la page 63 dans la traduction japonaise de cet ouvrage.

621.

Rubrique « dialogue » in Dictionnaire encyclopédique du Théâtre, A-K, p. 500.

622.

Brigitte Brunet, op. cit., p. 28.

623.

Pour Lucrèce, p. 1038.

624.

Pour Lucrèce, p. 1042.

625.

Ibid., p. 1041.

626.

Ibid., p. 1061.